Opinion
Pourquoi la liberté d’expression est un
conte de fées
Bruno Guigue
Dimanche 17 septembre 2017
La liberté d'expression fait partie des
nobles principes dont se prévalent les
régimes qui se disent “civilisés” et se
prétendent “démocratiques”. Pour
l'idéologie libérale, les choses sont
simples. Comme nous sommes libres et
égaux, nous jouissons tous de la
possibilité de nous exprimer comme nous
l'entendons. Attachée à notre nature,
cette liberté inaliénable serait à la
portée de tous. Dans ce monde idéal où
les libertés n'attendent que
l'initiative individuelle pour
s'accomplir, où chaque individu est un
Robinson en attente d'une île déserte
pour y bâtir un monde à son image,
chacun serait libre de s'exprimer en
toutes circonstances.
En réalité, il suffit de formuler
clairement - comme nous venons de le
faire - ce que devrait être la liberté
d'expression pour s'apercevoir qu'elle
est non seulement irréelle, mais
absolument impossible sous le régime
social qui est le nôtre. Elle est
irréelle, en effet, pour la simple
raison que tous les citoyens ne peuvent
pas exercer cette liberté dans les mêmes
conditions. Lorsqu'on vante la liberté
d'expression qui régnerait dans les
démocraties occidentales, on se contente
en réalité d'une liberté abstraite,
“formelle” comme disait Marx, et on
raisonne comme s'il suffisait d'ouvrir
la bouche pour jouir de cette
merveilleuse liberté accordée à tous.
Or cette liberté
tant vantée est un véritable conte de
fées, car son exercice effectif - et non
la simple possibilité abstraite de cet
exercice - suppose la possession de
moyens dont nous ne sommes pas également
dotés. Dans le monde féérique du
libéralisme cette inégalité ne pose
aucun problème, mais il se trouve que
nous vivons dans le monde réel. Si je
n'ai pas les mêmes idées que mon voisin,
il n'est pas indifférent de savoir qu'il
possède un journal alors que je n'en
possède aucun. Sa liberté d'expression
ne sera pas équivalente à la mienne.
Dans une société où une minorité détient
la majeure partie du capital, il est
clair que certains sont “plus libres”
que d'autres. Parce qu’ils monopolisent
l'exercice de la liberté d'expression,
les riches, en réalité, en privent les
pauvres.
Envisagée de
manière concrète, la question de la
liberté d'expression, par conséquent,
recoupe celle de la propriété des moyens
d'expression. En France, une dizaine de
milliardaires possède la quasi-totalité
des titres de la presse écrite et
audiovisuelle, nationale et régionale.
Mais ce n'est pas par amour pour la
“liberté d'expression” que ces
détenteurs de capitaux ont pris le
contrôle des médias. Si c'était le cas,
la ligne éditoriale de ces organes de
presse ne serait pas monolithique
jusqu'à la caricature. Elle ne
refléterait pas aussi crûment les choix
idéologiques d'une caste qui entend
imposer sa vision du monde. “La liberté
de la presse, disait Marx, est la
liberté que les capitalistes ont
d'acheter des journaux et des
journalistes dans l'intérêt de créer une
opinion publique favorable à la
bourgeoisie”. Le matraquage médiatique
ayant conduit le godelureau de la
finance à l'Elysée en est un bon
exemple.
On objectera que
malgré cette mainmise sur les médias on
peut s'exprimer comme on veut sur la
Toile. C'est vrai et faux à la fois.
Heureusement, de nombreux sites animés
par des bénévoles diffusent une
information alternative qui bat en
brèche le discours dominant. Mais ce
n'est pas un combat à armes égales. Les
médias officiels disposent de moyens
colossaux qui proviennent non seulement
de leurs actionnaires privés mais aussi
de subventions publiques. Organe central
du parti euro-atlantiste, le quotidien
“Le Monde”, par exemple, perçoit 4 538
000 euros de la part de l'Etat (2015).
Bien sûr, de tels subsides n'empêchent
pas ce journal de publier des énormités.
On peut même se demander s’il n’y a pas
une relation de cause à effet. Chacun se
souvient des nombreux articles dans
lesquels le “quotidien de référence”
annonçait la chute imminente de Bachar
Al-Assad, conformément à la doctrine du
Quai d’Orsay.
Si les sites
d'information alternative percevaient le
dixième de ce que touchent neuf
milliardaires pour maintenir en vie
leurs feuilles de chou, on imagine à
peine ce qui se passerait. Mais cette
répartition équitable de la manne
publique ne risque pas de voir le jour.
Le système médiatique des démocraties
libérales, en effet, repose à la fois
sur la concentration capitaliste et la
faveur du pouvoir. Un bon journal est un
journal qui dit ce qu'il faut dire - du
point de vue de l'oligarchie - et à qui
l'Etat donne les moyens d'éliminer la
concurrence. Le summum a été atteint
lorsque la ministre sortante de
l'Education nationale a ordonné aux
établissements d'offrir aux lycéens un
accès gratuit à une dizaine de journaux
tout en leur demandant de dissuader les
élèves d'aller s'informer sur Internet.
En les prenant au berceau, nul doute
qu'on obtiendrait encore de meilleurs
résultats.
La sphère
médiatique une fois verrouillée par
l'oligarchie, la liberté d'expression
est un droit formel dont l'exercice
effectif est réservé à ceux qui la
servent. La liberté d’expression se
résume dans cet univers orwellien à la
dictature de la doxa, le procès en “complotisme”,
version moderne du procès en
sorcellerie, permettant de neutraliser
les récalcitrants. Mais cela ne suffit
pas. Non seulement l'espace médiatique
est saturé par l'idéologie dominante
pour cause d'actionnariat privé, mais on
veille aussi à ce que l'espace public
reste sous contrôle. On refuse alors à
un intellectuel américain de l'envergure
de Noam Chomsky l'entrée des locaux de
l'Assemblée nationale où il devait faire
une communication à caractère
scientifique. Transformé en SDF, cet
éminent linguiste coupable d’un obscur
délit d’opinion (il eut le tort de
critiquer Israël et les USA) trouva
refuge au centre culturel belge.
Pour sauver ce qui
reste de cette liberté d'expression
moribonde, on pouvait alors espérer que
le service public de l'information, hors
de portée des affairistes et des
lobbies, puisse faire contrepoids.
C'était sans compter sur l'intervention
du pouvoir. On a récemment pu voir une
remarquable émission de la série “Un
oeil sur la planète” consacrée à la
Syrie. Avec un rare professionnalisme,
l'équipe de France 2 dévoilait les
aspects contradictoires du drame syrien,
rompant avec la narration dominante de
cette guerre par procuration. Mais le
lobby qui défend les intérêts de l’OTAN
et d’Israël a procédé au nettoyage.
Après quinze ans de bons et loyaux
services, l'émission “Un oeil sur la
planète” vient d'être effacée des
programmes de la chaîne. Aucun motif n'a
été avancé. CQFD.
Pour défendre la
liberté d'expression, il faut d'abord
cesser de lui prêter une réalité qu'elle
n'a pas. On fait comme si chacun était
libre d’en jouir, alors qu'il s'agit
d'une possibilité dont la réalisation
dépend de moyens dont le simple citoyen
est dépourvu. Tant que ces moyens sont
monopolisés par la bourgeoisie
d'affaires, cette réalisation est
chimérique. Dans les prétendues
démocraties, la liberté de la presse est
le manteau dont se drape la classe
dominante pour formater l'opinion. “La
propagande est à la démocratie ce que la
matraque est à la dictature”, disait
Chomsky. Toute parole qui échappe à la
censure de la classe dominante est une
victoire, mais c'est l'arbre qui cache
la forêt. La seule façon de promouvoir
le pluralisme, c’est l'expropriation
sans condition des magnats de la presse.
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