Opinion
1917-2017. (I) Face à la grande
boucherie
Bruno Guigue
Samedi 16 septembre 2017
“Les faits sont têtus”, disait Lénine,
et la guerre est à l'impérialisme ce que
le bubon est à la peste bubonique. La
Première Guerre mondiale, cette grande
boucherie, fut le chaudron dans lequel
les apprentis-sorciers du capitalisme
ont cuisiné les tragédies du XXème
siècle. Comme les guerres contemporaines
provoquées par la cupidité de
l'oligarchie mondialisée, le carnage de
14-18 résulta d'une concurrence féroce
entre les puissances industrielles,
avides de nouveaux marchés. Dans un
monde clos, rétréci par l'achèvement des
conquêtes coloniales, cette rivalité
précipita les puissances européennes
dans une orgie de violence.
L'impérialisme est un mot employé à tort
et à travers, mais Lénine est l'une des
rares têtes politiques à lui avoir donné
une définition précise. “L'impérialisme,
écrit-il, est le capitalisme arrivé à un
stade de développement où s'est affirmée
la domination des monopoles et du
capital financier, où l'exportation des
capitaux a acquis une importance de
premier plan, où le partage du monde a
commencé entre les trusts internationaux
et où s'est achevé le partage de tout le
territoire du globe entre les plus
grands pays capitalistes”. Etrange
parfum d'actualité !
Le Lénine qui écrit
ces lignes dans L'Impérialisme, stade
suprême du capitalisme (1916) dénonce
dans la guerre mondiale la conséquence
inéluctable de l'impérialisme. Mais il
est isolé dans son propre camp. Hormis
Jaurès (assassiné avant le déclenchement
des hostilités) et une poignée
d'irréductibles, les socialistes
européens ont fait chorus avec le
bellicisme ambiant. En Allemagne, en
France et en Russie, ils ont voté les
crédits militaires, reniant leur
engagement du “Manifeste de Bâle” adopté
en 1912 par le Congrès socialiste
international contre la guerre. Lénine
ne pardonnera jamais cette trahison aux
“opportunistes” de la IIème
Internationale.
“Cette guerre est
une guerre impérialiste, réactionnaire
et esclavagiste”, martèle le dirigeant
bolchevique. Elle est impérialiste,
parce qu'elle trouve sa raison d'être
dans l'affrontement des grandes
puissances pour la conquête des marchés.
Elle est réactionnaire, parce qu'elle
vise à asservir toutes les nations du
globe au capitalisme occidental. Elle
est esclavagiste en ce qu'elle vise à
étendre l'esclavage subi par les peuples
colonisés. En portant au paroxysme les
contradictions du capitalisme,
toutefois, la guerre impérialiste crée
les conditions de son dépassement. “La
société capitaliste a toujours été et
demeure en permanence une horreur sans
fin. La guerre actuelle, la plus
réactionnaire de toutes les guerres,
prépare à cette société une fin pleine
d'horreur”.
Guerre mondiale,
guerre totale, la grande boucherie
dénoncée par Lénine annonce le
crépuscule du monde bourgeois, elle en
révèle la part d'ombre en donnant libre
cours au déchaînement de passions
meurtrières. Alliant les avantages de
“l’ère des masses” et du progrès
technologique, elle inaugure la série
des grands massacres du XXème siècle.
Avec le brassage des tranchées,
l'horreur quotidienne devient le lot
commun. De chaque individu, ouvrier,
bourgeois ou paysan, elle fait un
prolétaire dont la force de travail est
asservie aux exigences d'une
militarisation totale.
“L'union sacrée”
contre l'ennemi est censée abolir toute
division sociale, mais c'est pour
ramener la société “civilisée” dans
l'horizon d'un affrontement primaire. La
guerre totale dans les pays
ouest-européens invalide l'idéologie
démocratique. A quoi bon ce “progrès
universel” hérité des Lumières s'il
débouche sur une tuerie de masse ?
Sinistre emblème de cette tragédie, le
massacre de Verdun (500 000 morts)
creuse la tombe de l'optimisme laïc et
républicain. La guerre fait table rase
des valeurs démocratiques, elle exige
l'obéissance aveugle à la hiérarchie,
disperse les oripeaux humanistes dont se
pare la société bourgeoise. Massacre à
la tronçonneuse pour les beaux yeux du
capital, la tuerie de 14-18 prononce la
déchéance de l'humanisme européen.
La guerre
impérialiste, pour ses adversaires,
porte à son degré maximum l'hypocrisie
bourgeoise et annonce la disparition
imminente de la civilisation dont elle
est le ressort. Ils condamnent ces
sanglantes bacchanales qui immolent
quinze millions d'hommes cueillis dans
la fleur de la jeunesse, infligeant une
saignée sans précédent au monde
européen. Mais avec le crépuscule d'une
civilisation, ils pronostiquent aussi
l'inéluctabilité de la tourmente
révolutionnaire. Puisque la guerre est
mondiale, croient-ils, elle donnera
naissance à une révolution mondiale.
Comme beaucoup d’autres, cette espérance
sera déçue dès 1920 avec le reflux de la
vague révolutionnaire en Europe
centrale.
La guerre
impérialiste de 14-18 a beau culminer
dans l'horreur d'un massacre sans
précédent, elle se pare de vertus
imaginaires. Il en va ainsi lorsque
l'effort de guerre est justifié par
l'affrontement entre la république
française et l'empire allemand. Cette
posture accrédite la fiction d'un camp
démocratique opposé, dans une lutte pour
la civilisation, au camp du militarisme
germanique. Elle jette un voile pudique
sur le caractère impérialiste d'une
guerre où tous les belligérants aspirent
à accaparer de nouveaux marchés. Et
lorsque le président Wilson déclare
qu'il mène “une guerre pour la
démocratie avec l'aide du
Tout-Puissant”, il enrobe d'un pathos
mystico-humanitaire ses arrière-pensées
impérialistes.
Flairant le danger
de cette exaltation de la guerre au nom
des valeurs de “ l'Occident civilisé”,
Lénine fustige le wilsonisme, ce
précurseur des néo-conservateurs et des
impérialistes d'aujourd'hui. Dès 1919,
l'hégémonisme US revêt le costume du
donneur de leçons, profitant de la
destruction mutuelle des puissances
européennes. Les faux prestiges d'une
justification de la guerre par le droit,
la définition univoque du légitime et de
l'illégitime qui s'ajuste comme par
enchantement aux intérêts anglo-saxons,
la mission à vocation planétaire d'un
justicier désigné par son “élection
divine” et sa “destinée manifeste”, tous
les ingrédients de la doxa
néo-impérialiste contemporaine sont
contenus dans le wilsonisme, comme le
poussin dans l'œuf.
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