Entretien avec l'Antidiplomatico
"Le système libéral à l’occidentale a
échoué.
Il faut en tirer les conséquences"
Bruno Guigue
Mercredi 11 novembre 2020
1. Élections présidentielles
américaines. À votre avis, y aura-t-il
une différence avec Trump, si c’est
Biden qui l’emporte ?
Il y aura une
différence de forme, bien sûr, mais le
fond risque d’être à peu près le même.
Le problème, avec Trump, c’est qu’il
tenait un langage de rupture avec
l’impérialisme, mais il le démentait
aussitôt par ses actes avec un aplomb
extraordinaire. Il disait qu’il ne
voulait pas que les États-Unis
continuent à jouer au “gendarme du
monde”. Mais si c’était vraiment son
intention, pourquoi a-t-il maintenu 725
bases militaires à l’étranger ? Pourquoi
a-t-il continué d’infliger des sanctions
économiques à 39 pays ? Si Trump voulait
rompre avec la politique belliciste des
États-Unis, pourquoi a-t-il porté son
budget militaire de 620 à 740 milliards
? Il critiquait le Pentagone côté cour,
mais côté jardin il mangait dans la main
du complexe militaro-industriel. Ses
partisans en Europe disent qu’il n’a
déclenché aucune nouvelle guerre. C’est
vrai. Mais il a affamé le Venezuela,
harcelé Cuba, menacé l’Iran, bombardé la
Syrie et calomnié la Chine. Trump, c’est
le roi de l’esbroufe. Biden, c’est autre
chose. Un démocrate bon teint, pur
produit de l’establishment, qui va
mobiliser le camp occidental contre les
“méchants” avec une rhétorique
droit-de-l’hommiste.
2. Dans ce
contexte, la Chine continuera d’être
“l'ennemi” à affronter ?
Oui, bien sûr.
Trump a pris l’initiative de cette
nouvelle guerre froide, mais un autre
président aurait fait de même. Nous
sommes entrés dans une ère nouvelle, et
la confrontation va se poursuivre à tous
les niveaux. La guerre tarifaire va
continuer, mais en baissant d’intensité,
car la Chine a décidé de développer son
marché intérieur, comme l’a annoncé, à
Pékin, le dernier plénum du comité
central préparatoire au prochain Plan
quinquennal. La guerre technologique va
s’amplifier, mais rien n’empêchera la
Chine d’accéder au premier rang dans un
domaine où elle investit davantage que
les États-Unis. Washington va aussi
accentuer sa pression militaire sur la
Chine, dont la façade côtière est cernée
par un véritable glacis de pays
satellisés, de bases militaires et de
forces aéronavales. Mais les États-Unis,
surtout, vont intensifier l’offensive
diplomatique sur la question des droits
de l’homme. Graham Allison explique dans
Le Piège de Thucydide que les États-Unis
ne peuvent pas remporter la compétition
économique avec la Chine, car elle a
déjà gagné, et qu’ils ne peuvent pas
l’affronter militairement, car ce serait
prendre le risque d’une destruction
mutuelle. Reste le seul domaine où ils
peuvent affirmer leur supériorité : les
droits de l’homme ! C’est pourquoi
Washington s’ingère systématiquement
dans les affaires intérieures chinoises,
du Tibet au Xinjiang en passant par Hong
Kong. Tout est bon pour déstabiliser la
Chine, et l’imagination occidentale est
sans limite. Le dernier exemple de cette
propagande, c’est la fable grotesque des
“trois millions de Ouïghours” enfermés
dans des camps de concentration.
3. Vous
avez écrit un article, le 19 mars 2020,
sur la victoire remportée par la Chine
contre le Covid-19, au moment où
d’autres pays ont commencé à appliquer
le confinement. Les problèmes que
connaissent actuellement les systèmes de
santé occidentaux, qui paient les
conséquences de leurs politiques
libérales, marquent-ils la défaite du
système capitaliste ?
Oui, j’ai été l’un
des premiers, en Occident, à annoncer
que la Chine avait réussi ce qu’aucun
pays n’a jamais réussi à faire : vaincre
une épidémie en deux mois par une
mobilisation massive de la société et de
l’État. Après avoir signalé le virus à
l’OMS le 31 décembre 2019, la Chine
s’est mise en ordre de bataille. Le
confinement de millions de personnes,
dès le 23 janvier, a ralenti la
progression de l’épidémie. Apparu masqué
à la télévision le 8 février, le
président Xi a décrété “une guerre du
peuple contre le nouveau démon”. Des
dizaines de milliers de volontaires ont
afflué dans le Hubei, des dizaines
d’hôpitaux ont été construits en
quelques semaines, des milliers
d’équipes ont été envoyées pour tracer
les contacts entre les malades et leur
entourage. La vérité, c’est que le
système chinois a fait la démonstration
de sa supériorité. La Chine a un État
qui fonctionne. Mais le nôtre, où est-il
? Dans un pays où la propriété publique
est négative en raison de la dette
extérieure, où l’on a privatisé et
démantelé les services publics, où
l’État est l’otage volontaire des
milieux financiers, nous sommes
incapables d’effectuer 10% de ce que les
Chinois ont fait. Le système libéral à
l’occidentale a échoué. Il faut en tirer
les conséquences.
4. Cuba, le
Venezuela, le Vietnam, voire la Chine,
pays socialistes aux caractéristiques
particulières, avec leur système de
santé publique, ont pu mieux faire face
à la pandémie. Le socialisme est-il la
nouvelle voie ?
En effet, il est
frappant que les pays les plus efficaces
dans la gestion de la pandémie sont soit
des États à orientation socialiste,
comme la Chine, le Vietnam, Cuba, l’État
indien du Kerala ou encore le Venezuela,
soit des États asiatiques de tradition
confucéenne, comme le Japon, la Corée du
Sud, Taïwan et Singapour. Les pays les
moins efficaces, à l’inverse, ce sont
les États-Unis, en plein marasme, l’Inde
(sauf le Kerala dirigé par les
communistes) et le Brésil, c’est-à-dire
de grands pays capitalistes dirigés par
une oligarchie cupide et réactionnaire.
Vous voulez échapper à la pandémie ?
Vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Dès qu'il s'agit de sauver des vies
humaines, la supériorité du socialisme
sur le capitalisme n’est pas un article
de foi, c’est une réalité objective.
5. La Syrie
vit une guerre d’agression depuis près
de 10 ans. Pourquoi la Syrie d’Assad
est-elle un adversaire inconfortable
pour l’Occident ? Pourquoi le récit de
la “révolution” contre la “dictature”
est-il encore si vivace, alors que les
soi-disant “rebelles” sont en fait des
djihadistes ?
La tragédie
syrienne est révélatrice d’une
hypocrisie monumentale : celle d’un
Occident qui ose parler de démocratie
tout en orchestrant une guerre ignoble
contre un peuple qui ne lui a rien fait.
Pour légitimer une telle ignominie,
depuis dix ans, on a vu apparaître dans
l’espace médiatique occidental une foule
de charlatans. Certains courants de
gauche, en particulier, se sont
littéralement vautrés dans la fange. En
demandant aux puissances occidentales
d’armer les soi-disant rebelles, ils ont
pris leur part de responsabilité dans la
tragédie syrienne. Ils ont jeté un écran
de fumée sur les enjeux du conflit. Ils
ont fait passer une insurrection
mafieuse et réactionnaire pour une
révolution populaire et démocratique.
Ils ont blanchi le terrorisme chez les
autres tout en le condamnant dans leur
propre pays. Ils ont calomnié l’armée
syrienne en la faisant passer pour une
bande de tortionnaires, alors que cette
armée nationale a payé un lourd tribut
pour défendre la patrie. Plus personne
ne croit à cette narration mensongère,
mais elle aura fait des dégâts
considérables.
6. Damas
peut-il sortir victorieux de la nouvelle
vague de sanctions ? La Russie, l’Iran
et la Chine peuvent-ils donner un coup
de main concret pour renverser cette
terrible situation économique ?
La Syrie est
dévastée, mais elle tient bon. Malgré
les sanctions occidentales qui affament
son peuple, malgré la guerre et
l’occupation étrangère de certaines
parties du territoire qui n’ont pas
encore été libérées. Si elle tient bon,
c’est parce que son État ne s’est pas
effondré, parce que son armée se
sacrifie pour sauver le pays et parce
que la Syrie a des alliés fiables. En
fait, il n’y a jamais eu de guerre
civile en Syrie. Cette guerre par
procuration a été déclenchée par les
puissances impérialistes. Une coalition
criminelle s’est formée pour abattre
l’État syrien, lequel a su former une
coalition, à son tour, pour éliminer un
par un les groupes terroristes qui
servaient de piétaille à la coalition
adverse. L’analyse des rapports de
forces doit donc tenir compte de cette
double internationalisation du conflit.
Mais elle doit aussi intégrer
l’hétérogénéité des deux coalitions.
Celle que dirigent les États-Unis est
une meute groupée autour du mâle
dominant de l’impérialisme, avec les
pétromonarchies comme bailleurs de fonds
et les puissances occidentales de second
rang, comme la France, dans le rôle de
supplétifs et de faire-valoir. La
coalition de nations souveraines qui
leur fait face est d’une tout autre
nature. La Chine et la Russie sont les
acteurs majeurs de la transition qui
voit succéder un monde multipolaire à la
jungle que l’impérialisme affuble du
titre ridicule de “monde libre”. Mais
ceux qui se prennent encore pour les
maîtres du monde ne voient pas que le
sol s’effondre sous leurs pieds.
7. Les
récents accords de normalisation avec
Israël, promus par Trump, de Bahreïn,
des Émirats arabes unis, du Soudan
sont-ils une stratégie pour liquider la
cause palestinienne ou pour combattre
l’Iran ?
Ces accords de
normalisation sont des pactes de la
honte où les rois du pétrole ont fini
par vendre leurs frères palestiniens au
plus offrant. Mais la cause
palestinienne, en tant que telle,
personne ne pourra la liquider. Aussi
longtemps que le peuple palestinien
poursuivra la résistance, cette cause
représentera la mauvaise conscience de
l’humanité, une sorte de tache honteuse
située dans le dernier recoin de la
planète où on colonise en toute impunité
un territoire dont les propriétaires
légitimes sont traités comme des
usurpateurs. L’État-colon s’imagine sans
doute qu’il est à l’abri de sa puissance
militaire et du parapluie américain,
mais en ce monde rien n’est éternel. En
2006, l’armée sioniste croyait qu’elle
pourrait “éradiquer” le Hezbollah
libanais. Or la seule chose qui a été
éradiquée, c’est le mythe de
l’invincibilité de l’armée israélienne.
Comme disait Engels à propos de
l’histoire en général, les relations
internationales sont “le domaine des
intentions inconscientes et des
résultats imprévus”.
Entretien
avec Francesco Guadagni, "L'Antidiplomatico".
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