Analyse
Jérusalem et la mystique de l’élection
Bruno Guigue
Dimanche 10 décembre 2017
Comme le montre la
naïveté des commentaires sur la crise
actuelle, on ne comprend pas les
conflits du Proche-Orient si l’on oublie
l’essentiel. Le sionisme n’est pas un
mouvement d’émancipation juive, ni un
nationalisme séculier classique. C’est
un colonialisme fondé sur une mystique
de l’élection. Lorsque Nétanyahou est
reçu au congrès américain, il parle du
“peuple élu” et il invoque la “destinée
manifeste”. En validant les prétentions
israéliennes sur Jérusalem, Trump ne se
contente pas de piétiner la loi
internationale. Flattant le narcissisme
israélien, il accrédite la mythologie
fondatrice de l’Etat-colon.
On s’inquiète d’une
confessionnalisation du conflit, mais on
oublie que ce conflit est confessionnel
depuis l’origine. Non pas du fait de la
résistance arabe, mais du fait de
l’entreprise sioniste. En fait, le
mouvement auquel le sionisme ressemble
le plus est le suprématisme blanc des
Afrikaners. Dans les deux cas, ils se
prennent pour le peuple élu, et la
guerre coloniale vise à s’emparer de la
“Terre promise”. L’Etat d’Israël, cet
enfant chéri de la conscience laïque
occidentale, est un implant colonial
justifié par l’Ancien Testament.
Même s’ils ont
raison, le déni de légitimité que les
juifs orthodoxes opposent au sionisme
est trompeur. Il faut lire les penseurs
sionistes de l’ère pré-israélienne : le
sionisme n’a pas trahi le judaïsme, il
s’est simplement affranchi de sa
passivité. Il substitue à l’attente du
sauveur une action politique, mais cette
action vise à prendre possession d’“Eretz
Israël”, et non d’une lointaine contrée
indifférente au récit biblique. Le
sionisme moderne n’a pas laïcisé
l’espérance messianique, il l’a
détournée à son profit pour implanter au
Proche-Orient un Etat occidental.
La conquête
coloniale de la Palestine se fonde sur
une mystique de l’élection, et cette
mystique se nourrit d’une géographie du
sacré. Interprétant la Thora comme un
acte notarié, elle le brandit comme si
un texte religieux pouvait fonder un
droit opposable. Croyant occasionnel,
Theodor Herzl avait bien compris la
puissance symbolique de cette
supercherie. “Si la revendication d’un
coin de terre est légitime, disait-il,
alors tous les peuples qui croient en la
Bible se doivent de reconnaître le droit
des juifs”. Quel Occidental contestera,
si elle est bibliquement établie, la
légitimité d’un Etat juif en Palestine ?
L’entreprise
sioniste repose sur une idée simple : la
Thora tient lieu de titre de propriété,
et cette propriété sera reconnue par un
Occident pétri de culture biblique. Il
faut reconnaître que ce tour de
passe-passe a porté ses fruits. Loin
d’être une nouveauté, le sionisme
chrétien est constitutif du sionisme
lui-même. L’idée du retour des exilés en
Terre sainte fut une idée protestante
avant d’être une idée juive, et le
gouvernement britannique s’en fit
l’ardent défenseur à l’apogée de
l’Empire. Ce n’est pas un hasard si
cette entreprise a fini par voir le jour
avec la bénédiction d’une
Grande-Bretagne férue d’Ancien
Testament.
Malheureusement, ce
n’est pas la première fois qu’une idée
absurde exerce une force matérielle.
Pour les sionistes, la cause est
entendue : si le droit des juifs sur la
terre d’Israël n’est pas négociable,
c’est qu’il dérive de la transcendance.
Combattre l’entreprise sioniste, c’est
faire offense à Dieu, se rebeller contre
sa volonté. Avant la proclamation
unilatérale de l’Etat d’Israël, le grand
rabbin de Palestine déclarait devant une
commission internationale : “C’est notre
forte conviction que personne, ni
individu, ni pouvoir institué, n’a le
droit d’altérer le statut de la
Palestine qui a été établi par droit
divin”.
Chef du parti
national-religieux, le général Effi
Eitam, expliquait en 2002 : “Nous sommes
seuls au monde à entretenir un dialogue
avec Dieu en tant que peuple. Un Etat
réellement juif aura pour fondement le
territoire, de la mer au Jourdain, qui
constitue l’espace vital du peuple
juif”. A l’appui de ses prétentions, le
sionisme n’invoque pas le droit
international, mais la promesse de Yahvé
à Abraham dans la Genèse (15) : “C’est à
ta descendance que je donne ce pays, du
fleuve d’Egypte au grand fleuve, le
fleuve Euphrate”.
C’est cette
mythologie qui a fait de Jérusalem le
joyau de la promesse. La cité de David
est l’écrin de la présence divine depuis
que son successeur Salomon y bâtit le
premier Temple. Espace de communication
avec le divin, Jérusalem porte
témoignage de la geste hébraïque. Le
martyre subi lors de sa destruction en
accentue la sacralité, en la déclinant
sur le mode messianique. Dans la
narration biblique, Jérusalem est le
centre d’une histoire sainte. Le tour de
force du sionisme est de l’avoir fait
passer pour une histoire tout court.
Cette conversion de
la Bible en histoire est un véritable
château de cartes. Israël s’est lancé à
Jérusalem dans une quête obstinée des
vestiges de sa grandeur passée. A coup
d'excavations frénétiques, on a exhibé
la moindre breloque comme si elle était
la preuve d’une gloire ancestrale, et un
tesson de poterie attestait le
rayonnement immémorial du royaume
hébraïque. Hélas, cette manie de
fouiller le sous-sol palestinien à la
recherche d’une gloire perdue a montré
ses limites, et les archéologues
israéliens ont fini par tirer un trait
sur ces affabulations.
“Les fouilles
entreprises à Jérusalem n’ont apporté
aucune preuve de la grandeur de la cité
à l’époque de David et de Salomon”.
Mieux encore : “Quant aux édifices
monumentaux attribués jadis à Salomon,
les rapporter à d’autres rois paraît
beaucoup plus raisonnable. Les
implications d’un tel réexamen sont
énormes. En effet, s’il n’y a pas eu de
patriarches, ni d’Exode, ni de conquête
de Canaan, ni de monarchie unifiée et
prospère sous David et Salomon,
devons-nous en conclure que l’Israël
biblique tel que nous le décrivent les
cinq livres de Moïse, les livres de
Josué, des Juges et de Samuel, n’a
jamais existé ?”
Ces citations ne
sont pas tirées d’un brûlot
antisioniste, mais du livre d’Israël
Finkelstein et Neil Asher Silberman, La
Bible dévoilée, Les nouvelles
révélations de l’archéologie, Bayard,
2002, p. 150. La mythologie sioniste
avait maquillé le mythe en histoire pour
les besoins de la cause. Cette histoire
en carton-pâte est balayée par la
recherche scientifique, et la géographie
du sacré a sombré dans les sables
mouvants. Mais peu importe. Avec de
vieilles pierres en guise de témoins
muets, les sionistes continuent à
revendiquer la propriété d’une terre
arrachée en 1948 à leurs propriétaires
légitimes.
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