Monde
La fable du libéralisme qui sauve le
monde
Bruno Guigue
Dimanche 7 octobre 2018
En Occident, le
libéralisme passe pour une doctrine
indépassable. Pur produit du génie
européen, il serait à l’origine des
merveilleuses prouesses dont se vantent
les sociétés développées. Mais
l’idéologie dominante ne se contente pas
de lui attribuer toutes les vertus à
domicile. Elle lui prête aussi un
rayonnement sans frontières. A croire
ses adeptes les plus enthousiastes, les
recettes libérales sauvent le monde ! Un
éditorialiste français, par exemple,
peut affirmer lors d’un débat télévisé -
sans être contredit - que « le
libéralisme a éradiqué la pauvreté en
Chine ». Devant une telle assurance, la
raison défaille. Comment convaincre des
croyants aussi fanatisés qu’une doctrine
prônant la libre concurrence et
prohibant l’intervention de l’État dans
l’économie, en Chine, est une denrée
introuvable ? On y voit en revanche un
Etat souverain dirigé par le parti
communiste et chargé de planifier le
développement à long terme du pays. Un
Etat fort qui s’appuie sur un secteur
privé florissant, certes, mais aussi sur
un puissant secteur public détenant 80%
des actifs dans les industries-clé. Pour
ceux qui ne l’auraient pas encore
remarqué, en Chine, l’État maîtrise la
monnaie nationale, le système bancaire
est contrôlé par le gouvernement et les
marchés financiers sont sous haute
surveillance.
Il est clair que
l’ouverture internationale engagée par
le pouvoir communiste à partir des
années 80 a permis de capter de
précieuses ressources et d’obtenir des
transferts de technologie. Mais on ne
voit aucun rapport entre cette politique
commerciale audacieuse et les dogmes
libéraux, que ce soit l’auto-régulation
du marché ou la concurrence pure et
parfaite. Le libéralisme n’a pas inventé
le commerce, qui existait bien avant que
la moindre idée libérale ait germé dans
le cerveau d’Adam Smith. « Etat fort »,
« planification à long terme », «
puissant secteur public » sont des
formules qui ne fleurent guère le
libéralisme ordinaire, et l’imputation à
cette doctrine des progrès
spectaculaires de l’économie chinoise
n’a aucun sens. La pauvreté aurait été
vaincue grâce aux recettes libérales ?
Dans l’imagination des libéraux,
certainement. Dans les faits, la
réussite économique de la Chine doit
davantage à la main de fer de l’État
qu’à la main invisible du marché. Cette
économie mixte pilotée par le parti
communiste chinois a porté ses fruits.
En trente ans, le PIB a été multiplié
par 17 et 700 millions de personnes ont
été extraites de la pauvreté. Comme la
réduction de la pauvreté dans le monde
dans la même période est essentiellement
due à la politique économique chinoise,
on peut difficilement attribuer au
libéralisme les progrès récemment
enregistrés par l’humanité.
Du point de vue des
rapports entre libéralisme et
développement, la comparaison entre les
deux géants asiatiques est également
instructive. En 1950, l’Inde et la Chine
se trouvaient dans un état de
délabrement et de misère extrêmes. La
Chine connaissait d’ailleurs une
situation pire que celle de son voisin,
avec un PIB par habitant inférieur à
celui de l’Afrique sub-saharienne et une
espérance de vie moyenne de 42 ans.
Aujourd’hui, la Chine est la première
puissance économique mondiale et son PIB
représente 4,5 fois celui de l’Inde. Non
que cette dernière n’ait accompli aucun
progrès. Bien au contraire. Après avoir
jeté les bases d’une industrie moderne
au lendemain de l’indépendance (1947),
l’Inde a connu depuis vingt ans un
développement accéléré et elle occupe
une position de premier plan dans des
secteurs comme l’informatique et la
pharmacie. Mais elle a beau afficher des
taux de croissance annuels insolents,
elle charrie une pauvreté de masse dont
la Chine, elle, a enfin réussi à se
débarrasser. Auteurs du livre Splendeur
de l’Inde ? Développement, démocratie et
inégalités (2014), Jean Drèze et Amartya
Sen résument la situation paradoxale du
pays : «L’Inde a gravi l’échelle du
revenu par habitant en même temps
qu’elle a glissé au bas de la pente des
indicateurs sociaux ».
En dépit de taux de
croissance record, la situation sociale
du pays, en effet, n’est pas brillante.
Il vaut mieux naître en Chine qu’en
Inde, où le taux de mortalité infantile
est quatre fois plus élevé. L’espérance
de vie des Indiens (67 ans) est
nettement inférieure à celle des Chinois
(76 ans). Un tiers des Indiens n’ont ni
électricité ni installations sanitaires,
et la malnutrition touche 30% de la
population. Comment expliquer un tel
décalage ? Pour Jean Drèze et Amartya
Sen, « l’Inde est le seul pays des BRICS
à n’avoir pas connu de phase d’expansion
majeure de l’aide publique ou de la
redistribution économique. La Chine a
fait très tôt d’énormes progrès en
matière d’accès universel à
l’enseignement primaire, aux soins
médicaux et à la protection sociale, et
ce bien avant de se lancer dans des
réformes économiques orientées vers le
marché, en 1979 ». Pour qu’un économiste
indien (Prix Nobel d’économie 1998) dise
que l’Inde aurait dû faire comme la
Chine - sur le plan économique, s’entend
- il faut qu’il ait de bonnes raisons de
le penser. Et ce qu’il dit est
extrêmement clair : l’Inde,
contrairement à la Chine, a manqué d’un
investissement massif de la puissance
publique dans l’éducation et la santé.
L’Inde n’a pas souffert d’un surplus,
mais d’un déficit d’État.
Mais pourquoi ?
L’explication fournie par les deux
économistes à propos de la politique
éducative est particulièrement
intéressante : « Les planificateurs
indiens étaient à l’opposé de leurs
homologues des pays communistes, à
Moscou, Pékin et La Havane. Ces derniers
faisaient grand cas de l’éducation
scolaire universelle, considérée comme
une exigence socialiste fondamentale, et
aucun d’entre eux n’aurait permis que de
fortes proportions d’enfants ne soient
pas scolarisés ». En Inde, en revanche,
« la prévention des classes et des
castes supérieures à l’encontre de
l’éducation des masses » a freiné la
généralisation de l’enseignement
primaire, entraînant un retard
considérable dans l’accès à l’éducation.
C’est l’orientation idéologique, et non
une obscure fatalité, qui explique la
différence des niveaux de développement
éducatif entre les deux pays. Les élites
dirigeantes de l’Inde nouvelle avaient
beau se réclamer d’idéaux progressistes,
elles n’ont pas misé sur l’élévation du
niveau scolaire des masses indiennes,
les « Intouchables » se trouvant
relégués aux marges d’une société
hiérarchisée, bien loin de
l’égalitarisme - y compris entre les
hommes et les femmes - prôné par
l’idéologie maoïste de la Chine
populaire.
Pour souligner un
tel contraste, Amartya Sen cite un
commentaire de l’écrivain indien
Rabindranath Tagore formulé lors de son
voyage en Union soviétique (1930) : « En
posant le pied sur le sol de la Russie,
la première chose qui attira mon
attention fut que, en matière
d’éducation en tout cas, la paysannerie
et la classe ouvrière avaient fait de
tels progrès en ces quelques années que
rien de comparable n’était advenu même à
nos classes supérieures en un siècle et
demi ». On peut dire ce qu’on veut des
régimes communistes, mais il est
indéniable qu’ils ont misé sur
l’éducation universelle, la santé pour
tous et l’émancipation féminine. Les
continuités historiques étant parfois
saisissantes, on peut d’ailleurs
rapprocher ce commentaire méconnu de
Tagore sur l’URSS des années 30 avec un
autre document : le résultat de l’étude
sur la lecture (« PIRLS ») conduite par
l’Association internationale pour
l’évaluation de la réussite éducative.
Menée en 2016 sur un échantillon de 319
000 élèves de CM1 dans cinquante pays,
cette étude compare les performances des
élèves en matière de lecture et de
compréhension d’un texte écrit. La
Russie est arrivée en tête, à égalité
avec Singapour. Mais c’est sans doute le
hasard.
En tout cas, une
chose est sûre : en Chine populaire
comme en URSS, l’enseignement public -
et notamment l’enseignement primaire :
la lecture, l’écriture et le calcul -
était prioritaire. Si la Chine a su
résoudre des problèmes dans lesquels
l’Inde se débat toujours (illettrisme,
insalubrité, mortalité infantile), ce
n’est certainement pas parce qu’elle est
plus « libérale ». En fait, c’est
exactement le contraire. En dotant le
pays de solides infrastructures
publiques, le socialisme chinois - en
dépit de ses erreurs - a créé les
conditions d’un développement du pays à
long terme. Les dirigeants du parti
communiste ont beau faire l’éloge du
libre-échange, ils savent bien que la
cohésion de la société chinoise ne
repose pas sur le commerce
international. Avant d’ouvrir son
économie, la Chine s’est dotée d’un
système éducatif et sanitaire lui
permettant d’affronter la compétition
économique mondiale. Manifestement, elle
cueille aujourd’hui le fruit de ses
efforts.
Bien entendu, ce
n’est pas davantage par libéralisme que
Deng Xiao Ping a imposé la politique de
l’enfant unique. En procédant à cette
intrusion dans la sphère privée, Pékin a
réussi le pari d’un contrôle des
naissances indispensable au
développement. Tout le monde est
d’accord aujourd’hui pour admettre que
le jeu en valait la chandelle. Mais il
est difficile d’imputer au libéralisme
le succès d’une régulation drastique des
naissances imposée par le parti
communiste. Sous un régime pluraliste,
une telle politique ne serait même pas
concevable. Ni pluraliste ni libéral, le
régime chinois pouvait planifier le
développement du pays en sacrifiant les
intérêts privés sur l’autel de l’intérêt
général. En attendant, les résultats
parlent d’eux-mêmes. Et il est probable
que les Chinois en comprennent d’autant
mieux la nécessité que cette politique a
désormais été assouplie. En Inde, les
tentatives d’Indira Gandhi n’ont pas eu
le même succès, et l’hypothèque
démographique continue de peser sur le
développement du pays.
L’exemple de la
démographie, d’ailleurs, montre que la
question du développement se pose sous
un autre jour si l’on réexamine plus
finement la situation indienne. « Les
Etats indiens qui s’en sortent bien,
affirment Jean Drèze et Amartya Sen,
sont ceux qui avaient posé auparavant
les solides bases d’un développement
participatif et d’une aide sociale, et
promu activement l’extension des
capacités humaines, particulièrement
dans les domaines de l’éducation et de
la santé ». Avec un indice de
développement humain qui est de loin le
plus élevé du pays, le Kérala (sud-ouest
de l’Inde) fait figure de vitrine
sociale du sous-continent. Il est aussi
l’État de l’Inde où la transition
démographique est la plus achevée, ce
qui contribue à l’évolution positive de
la condition féminine. Or la baisse du
taux de natalité est directement
corrélée à l’élévation du niveau
d’éducation. Très pauvre au moment de
l’indépendance (1947), le Kérala a
engagé un programme ambitieux de
développement éducatif, sanitaire et
social, créant les conditions d’un
développement économique dont il perçoit
aujourd’hui le bénéfice. Avec un revenu
par tête qui est le plus élevé de
l’Union (70% de plus que la moyenne
indienne), un taux de scolarisation de
98%, un taux de mortalité infantile cinq
fois moins élevé que la moyenne des
Etats indiens, cet Etat de 34 millions
d’habitants dont la presse occidentale
ne parle jamais a aussi pour
caractéristique de favoriser le rôle
politique et social des femmes.
Mais ces succès ne
datent pas d’hier, ils sont le fruit
d’une politique de longue haleine. Comme
en Chine, le développement du pays va de
pair avec le souci du long terme. « Le
Kérala continue de progresser rapidement
sur divers fronts et son avance par
rapport aux autres Etats ne semble
nullement se réduire avec le temps,
indiquent Jean Drèze et Amartya Sen.
Depuis les années 80, le développement
du Kérala a régulièrement été dénoncé
par des commentateurs méfiants envers
l’intervention de l’État, qui le
jugeaient insoutenable ou trompeur,
voire susceptible de conduire à la
débâcle. Il est cependant apparu que
l’amélioration des conditions de vie
dans cet Etat s’est non seulement
poursuivie mais accélérée, avec l’aide
d’une croissance économique rapide,
favorisée à son tour par l’attention
accordée à l’instruction primaire et aux
capacités humaines ». Cette avance du
Kérala par rapport aux autres Etats
indiens n’est pas un héritage de la
période antérieure à l’indépendance : en
1947, le Kérala était extrêmement
pauvre. Ce progrès est le fruit d’un
combat politique dont le moment-clé se
situe en 1957, lorsque le Kérala est le
premier Etat à élire une coalition
dirigée par les communistes. Depuis
cette date, ils exercent le pouvoir
local en alternance avec une coalition
de centre gauche dirigée par le parti du
Congrès. En tout cas, il ne semble pas
que les communistes du Communist Party
of India - Marxist (CPI-M) et leurs
alliés - qui exercent à nouveau le
pouvoir depuis 2016 après avoir fait du
Kérala l’État le plus développé de
l’Inde -, aient puisé leur inspiration
dans les doctrines libérales.
Bref, pour
continuer à sauver le monde, le
libéralisme va devoir faire la preuve
qu’il a quelque chose de neuf à apporter
aux deux Etats les plus peuplés de la
planète. Que la Chine communiste soit
responsable de l’essentiel de l’effort
accompli pour éradiquer la pauvreté dans
le monde, et que cet événement passe
inaperçu de l’opinion occidentale, en
dit long sur l’aveuglement idéologique
ambiant. On pourrait poursuivre
l’analyse en montrant qu’un petit Etat
des Caraïbes soumis à un blocus illégal
a tout de même réussi à bâtir un système
éducatif, sanitaire et social sans
équivalent parmi les pays en
développement. Avec un taux de
scolarisation de 100% et un système de
santé récompensé par l’Organisation
mondiale de la santé, Cuba a récemment
accompli la prouesse d’offrir à sa
population une espérance de vie
supérieure à celle des USA et un taux de
mortalité infantile équivalent à celui
des pays développés. Les méthodes pour y
parvenir n’ont rien de libéral, mais
chacun a sa conception des droits de
l’homme : en ramenant le taux de
mortalité infantile de 79 p. 1000 (1959)
à 4,3 p. 1000 (2016), le socialisme
cubain sauve des milliers d’enfants par
an. Pour contempler les effets
mirifiques du libéralisme, en revanche,
il suffit de regarder ce qui se passe
dans la région. Du côté d’Haïti, par
exemple, ce protectorat américain où
l’espérance de vie est de 63 ans (contre
80 pour Cuba), ou du côté de la
République dominicaine - un peu mieux
lotie - où l’espérance de vie est de 73
ans et la mortalité infantile représente
cinq fois celle de Cuba.
Mais ces broutilles
n’intéressent guère les partisans du
libéralisme. Leur doctrine, ils la
voient tel un chevalier blanc - c’est le
cas de le dire - répandant ses bienfaits
depuis cet Occident qui a tout compris
et veut en communiquer le bénéfice à des
populations confites d’émotion devant
tant de bonté et prêtes à embrasser sa
foi dans l’homo œconomicus, la loi du
marché et la libre concurrence. Prenant
le fruit de leur imagination pour le
monde réel, ils confondent l’initiative
privée - qui existe à des degrés divers
dans tous les systèmes sociaux - et le
libéralisme - une idéologie « hors sol »
qui n’existe que dans l’esprit des
libéraux pour justifier leurs pratiques.
Si la société était ce que les libéraux
en disent, elle serait réglée comme le
mouvement des planètes. Les lois du
marché seraient aussi inflexibles que
les lois de la nature. Tel un chef
d’orchestre, le marché harmoniserait les
intérêts divergents et distribuerait
équitablement les ressources. Toute
intervention publique serait nocive,
puisque le marché génère spontanément la
paix et la concorde. La force du
libéralisme, c’est que cette croyance
légitime la loi du plus fort et
sacralise l’appropriation du bien
commun. C’est pourquoi il est
l’idéologie spontanée des oligarchies
assoiffées d’argent, des bourgeoisies
cupides. Le drame du libéralisme, en
revanche, c’est qu’il est rangé au
magasin des accessoires chaque fois
qu’une société privilégie le bien-être
de tous et fait passer l’intérêt commun
avant les intérêts particuliers.
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