Opinion
1917-2017 (II). L’étincelle d’Octobre
Bruno Guigue
Vendredi 6 octobre 2017
En 1916, Lénine publia ses fameuses
Thèses sur le droit des nations à
disposer d’elles-mêmes, sans doute
l’un de ses textes les plus féconds. La
lutte pour l’émancipation nationale
distrait le prolétariat de la révolution
socialiste, lui disent ses camarades.
Lénine leur répond que le socialisme
signifie la lutte contre toute forme
d’oppression, y compris l’oppression
nationale. A rebours de l’orthodoxie
socialiste, il prend au sérieux la
question de l’autodétermination
nationale, récusant un internationalisme
abstrait.
Là où ses camarades voyaient un combat
d’arrière-garde, Lénine, en effet,
perçut un enjeu révolutionnaire.
L’affirmation du droit à
l’autodétermination a pour vertu
d’éduquer la classe ouvrière de la
nation dominante, elle l’immunise contre
la tentation du chauvinisme, elle
préserve les chances de l’union entre
les nations de l’ex-Empire russe. Cette
clairvoyance valut au bolchevisme
l’adhésion des mouvements nationaux et
lui conféra une aura sans précédent dans
l’Empire des Tsars, cette « prison des
peuples ».
On ne comprend pas
la révolution d’Octobre si l’on oublie
ce défi lancé par Lénine à la domination
coloniale, cet appel à la révolte contre
des puissances soi-disant civilisées qui
« déchaînaient des guerres qu’on ne
considérait pas comme telles parce
qu’elles n’étaient souvent que des
carnages, à une époque où les armées
impérialistes d’Europe et d’Amérique,
pourvues des moyens d’extermination les
plus perfectionnés, massacraient les
habitants sans armes et sans défense des
pays coloniaux ».
Les ennemis du
bolchevisme ne s’y sont pas trompé. Le
publiciste américain Lothrop Stoddard
l’accuse de « stimuler la marée montante
des peuples de couleur » en s’alliant
avec eux contre l’Occident. Pour lui, le
bolchevique est « le renégat, le traître
à l’intérieur de notre camp, prêt à
vendre la citadelle », il est « l’ennemi
mortel de la civilisation et de la
race ». L’essayiste allemand Oswald
Spengler dénonce à son tour « la haine
enflammée contre l’Europe et l’humanité
blanche » qui animerait le bolchevisme,
accusation recyclée, plus tard, dans les
diatribes nazies contre la « barbarie
asiatique » des Slaves, ces « races
inférieures » qui seraient vouées à
céder la place à la « race aryenne ».
Ces idéologues
racistes et réactionnaires ont vu
juste : le bolchevisme veut régler son
compte à la domination coloniale. Après
le coup d’envoi de 1917, l’offensive
principale du prolétariat devait se
dérouler à l’Ouest. L’agonie de la
révolution allemande ayant dissipé cette
illusion, Lénine en déplace l’axe
géographique et prophétise son irruption
au Sud. « On continue à considérer le
mouvement dans les pays coloniaux, comme
un mouvement national insignifiant et
parfaitement pacifique. Il n’en est
rien. Dès le début du XXème siècle, de
profonds changements se sont produits,
des centaines de millions d’hommes, en
fait l’immense majorité de la population
du globe, agissent à présent comme des
facteurs révolutionnaires actifs et
indépendants »
A peine créée,
l’Internationale communiste appelle à la
révolte les peuples colonisés. En 1919,
elle réunit à Bakou le « congrès des
peuples de l’Orient ». Turcs, Iraniens,
Géorgiens, Arméniens, Indiens, Chinois,
Kurdes et Arabes s’y retrouvent. Le
cataclysme de la guerre a sorti les
peuples de leur torpeur séculaire, il a
mis à nu les sordides rivalités entre
puissances occidentales. Bakou inaugure
un processus de libération qui connaîtra
bien des péripéties mais sera
irrésistible. A défaut d’un embrasement
européen dont la perspective s’est
évanouie, le communisme privilégie, dans
la propagation de l’incendie
révolutionnaire, la combustion lente des
immensités asiatiques.
Revanche d’une
révolution assiégée, l’onde de choc
planétaire d’Octobre 17 a balayé bien
des citadelles qui se croyaient
imprenables. Prise en étau par quatorze
puissances étrangères jusqu’en 1921, la
Russie soviétique a triomphé des armées
blanches. L’URSS a vaincu le nazisme au
prix de 25 millions de morts, l’Armée
rouge causant 90% des pertes allemandes
de la Seconde Guerre mondiale. Les
communistes chinois de Mao Ze Dong
rétablirent l’unité et l’indépendance du
pays le plus peuplé de la planète. Les
communistes vietnamiens infligèrent à la
puissance coloniale française et à
l’envahisseur impérialiste une
humiliation sans précédent. En les
aidant, l’URSS joua un rôle décisif dans
la décolonisation de l’Asie.
Condamnant la
diplomatie secrète et les tractations
menées dans le dos des peuples, la jeune
république des soviets dénonça en 1917
les accords Sykes-Picot et révéla le
scandale de la « Déclaration Balfour ».
On le souligne rarement, mais c’est
grâce à Lénine que les Arabes
découvrirent que l’Empire britannique
livra la Palestine aux sionistes. Bien
qu’elle reconnût l’Etat d’Israël en
1948, l’URSS appuya les nationalistes
arabes face à l’agresseur en 1956, 1967
et 1973. Elle soutint la lutte pour les
indépendances africaines, apporta son
aide à Cuba face à l’agression US et
donna le coup de grâce au régime
d’apartheid en fournissant un appui
décisif à l’ANC.
A l’intérieur de
ses frontières, l’URSS était tout sauf
un « empire colonial ». C’est Lénine qui
choisit le nom d’« URSS » pour désigner
le nouvel Etat multi-ethnique fondé en
1922. Se méfiant du « chauvinisme grand-russien »,
il fit appel à des géographes et à des
linguistes pour établir la liste des
peuples concernés. On recensa 172
nationalités sur une base linguistique,
et certaines furent dotées d’une
écriture. Aucune discrimination légale
ne frappa les populations des anciennes
colonies, favorisées au contraire par la
promotion d’élites nationales. Exaltant
l’unité du « peuple soviétique »,
l’idéologie officielle fournissait à la
fois un antidote au chauvinisme russe et
un stimulant aux identités nationales.
Loin d’être
« impérialiste », le système soviétique
organisa un transfert de richesses du
centre vers la périphérie. Cette
politique eut un résultat paradoxal :
malgré l’extrême dureté de la période
stalinienne, et en dépit du
bureaucratisme qui gangrenait le
système, l’URSS a joué le rôle d’un
incubateur d’Etats-nations. Le
soviétisme a favorisé l’émergence - ou
la réémergence - de nations oubliées, il
a créé les conditions d’une renaissance
culturelle impossible sous le régime
tsariste. Les circonstances de la
dissolution de l’URSS en témoignent.
Sonnant le glas d’un système à bout de
souffle - et exténué par la course aux
armements -, cette dissolution eut lieu
sans effusion de sang. Chaque peuple a
repris sa liberté, conformément à un
droit à l’autodétermination proclamé par
Lénine en 1916.
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