Opinion
L'antisémitisme, arme d'intimidation
massive
Bruno Guigue
© Bruno
Guigue
Vendredi 6 mai 2016
Dans
un monde où le ressassement médiatique
tient lieu de preuve irréfutable,
certains mots sont des mots-valises, des
signifiants interchangeables dont
l’usage codifié à l’avance est propice à
toutes les manipulations. De perpétuels
glissements de sens autorisant le
passage insidieux d’un terme à l’autre,
rien ne s’oppose à l’inversion maligne
par laquelle le bourreau se fait
victime, la victime se fait bourreau, et
l'antisionisme devient un antisémitisme,
comme l'a affirmé Manuel Valls, premier
chef de gouvernement français à avoir
proféré une telle insulte. Au moment où
« l’intifada des couteaux », en outre,
est renvoyée par certains à la haine
ancestrale pour les juifs, il n'est pas
inutile de se demander pourquoi cette
assimilation classique et néanmoins
frauduleuse occupe une fonction
essentielle dans le discours dominant.
Depuis soixante-dix ans, tout se passe
comme si l’invisible remords de
l’holocauste garantissait à l’entreprise
sioniste une impunité absolue. Avec la
création de l’Etat hébreu, l’Europe se
délivrait miraculeusement de ses démons
séculaires. Elle s’octroyait un exutoire
au sentiment de culpabilité qui la
rongeait secrètement pour ses turpitudes
antisémites. Portant sur ses épaules la
responsabilité du massacre des juifs,
elle cherchait le moyen de se
débarrasser à tout prix de ce fardeau.
L'aboutissement du projet sioniste lui
offrit cette chance. En applaudissant à
la création de l’État juif, l'Europe se
lavait de ses fautes. Simultanément,
elle offrait au sionisme l'opportunité
d’achever la conquête de la Palestine.
Ce rachat par procuration de la
conscience européenne, Israël s’y prêta
doublement. Il reporta d'abord sa
violence vengeresse sur un peuple
innocent de ses souffrances, puis il
offrit à l’Occident les avantages d'une
alliance dont il fut payé en retour.
L’un et l’autre liaient ainsi leur
destin par un pacte néo-colonial. Le
triomphe de l’Etat hébreu soulageait la
conscience européenne, tout en lui
procurant le spectacle narcissique d’une
victoire sur les barbares. Unis pour le
meilleur et pour le pire, ils
s’accordaient mutuellement l’absolution
sur le dos du monde arabe en lui
transférant le poids des persécutions
antisémites. En vertu d’une convention
tacite, Israël pardonnait à l’Europe sa
passivité face au génocide, et l'Europe
lui laissait les mains libres en
Palestine.
Son statut exceptionnel, Israël le doit
à ce transfert de dette par lequel
l'Occident s'est défaussé de ses
responsabilités sur un tiers. Parce
qu'il fut l'antidote au mal absolu,
qu'il plongeait ses racines dans l'enfer
des crimes nazis, Israël ne pouvait être
que l'incarnation du bien. Mieux encore
qu'une sacralité biblique aux références
douteuses, c'est cette sacralité
historique qui justifie l'immunité
d'Israël dans la conscience européenne.
En y adhérant implicitement, les
puissances occidentales l'inscrivent
dans l'ordre international. Le résultat
est indéniable : avalisée par les
maîtres du monde, la profession de foi
sioniste devient loi d'airain
planétaire.
L’invocation du sacré démonisant
toujours son contraire, cette sacralité
d'Israël ôte alors toute légitimité aux
oppositions qu’il suscite. Toujours
suspecte, la réprobation d'Israël frôle
la profanation. Contester l’entreprise
sioniste est le blasphème par
excellence, car c'est porter atteinte à
ce qui est inviolable pour la conscience
européenne. C'est pourquoi le déni de
légitimité morale opposé à
l’antisionisme repose sur un postulat
simplissime dont l’efficacité ne faiblit
pas avec l’usage : l’antisionisme est un
antisémitisme. Combattre Israël, ce
serait, par essence, haïr les juifs,
être animé du désir de rejouer la Shoah,
rêver les yeux ouverts de réitérer
l’holocauste.
L'antisionisme a beau se définir comme
un refus raisonné du sionisme,
l'admettre comme tel serait encore faire
un compromis avec l’inacceptable.
Empreint d’une causalité diabolique,
l’antisionisme est moralement
disqualifié, mis hors jeu en vertu de
l’anathème qui le frappe. On a beau
rappeler que la Palestine n'est pas la
propriété d'une ethnie ou d'une
confession, que la résistance
palestinienne n'a aucune connotation
raciale, que le refus du sionisme est
fondé sur le droit des peuples à
l'autodétermination, ces arguments
rationnels n'ont aucune chance d'être
entendus. L'antisionisme s'inscrit
depuis un siècle dans le champ
politique, mais il se voit constamment
opposer une forme d'irrationalité qui
n'a décidément rien de politique.
L'assimilation frauduleuse de
l'antisémitisme et de l'antisionisme, il
est vrai, procure deux avantages
symboliques. Le premier est à usage
interne. Cette assimilation limite
drastiquement la liberté d’expression,
elle tétanise toute pensée non conforme
en l’inhibant à la source. Elle génère
une autocensure qui, sur fond de
culpabilité inconsciente, impose par
intimidation, ou suggère par prudence,
un mutisme de bon aloi sur les exactions
israéliennes. Mais cette assimilation
mensongère est aussi à usage externe.
Elle vise alors à disqualifier
l’opposition politique et militaire à
l’occupation sioniste. Cible privilégiée
de cet amalgame, la résistance arabe se
voit renvoyée à la haine supposée
ancestrale qu'éprouveraient les
musulmans pour les juifs.
Ce qui anime les combattants arabes
relèverait d'une répulsion instinctive
pour une race maudite, et non d'une
aspiration légitime à la fin de
l’occupation étrangère. La chaîne des
assimilations abusives, en dernière
instance, conduit à l’argument éculé qui
constitue l’ultime ressort de la doxa :
la "reductio ad hitlerum", la souillure
morale par nazification symbolique,
dernier degré d’une calomnie dont il
reste toujours quelque chose. Terroriste
parce qu’antisioniste, antisioniste
parce qu’antisémite, la résistance arabe
cumulerait donc les infamies. Les
attaques au couteau ne seraient pas
l'effet explosif d'une humiliation
collective, dit-on, mais le fruit de la
haine inextinguible pour les juifs.
Seule force qui ne cède pas devant les
exigences de l'occupant, la résistance,
pour prix de son courage, subira pour la
peine le tir croisé des accusations
occidentales et des brutalités
sionistes. Et comme si la supériorité
militaire de l'occupant ne suffisait
pas, il faut encore qu'il se targue
d'une supériorité morale dont ses crimes
coloniaux, pourtant, attestent
l'inanité.
Bruno
Guigue (06/05/2016).
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