Monde
Quand un colonialisme en cache un autre
Bruno Guigue
Lundi 5 novembre 2018
Que les enfants
yéménites meurent de faim par milliers,
que les Palestiniens tombent sous les
balles de l’occupant, que la Syrie soit
un champ de ruines et la Libye plongée
dans le chaos, tout cela ne nous émeut
guère. On manifeste, on fait grève, on
proteste ? Pas vraiment. Ni
manifestations significatives, ni débats
dignes de ce nom. Le crime néocolonial
passe comme une lettre à la poste. Et
pourtant, si nous subissions ce que nos
gouvernements infligent à des peuples
qui ne nous ont rien fait, que
dirions-nous ? Si une alliance
criminelle nous condamnait à mourir de
faim ou du choléra, comme au Yémen ? Si
une armée d’occupation abattait notre
jeunesse parce qu’elle ose protester,
comme en Palestine ? Si des puissances
étrangères armaient des milices pour
détruire notre république, comme en
Syrie ? Si une coalition étrangère avait
bombardé nos villes et assassiné nos
dirigeants, comme en Libye ?
La tendance des
pays dits civilisés à jeter un voile
pudique sur leurs propres turpitudes
n’est pas nouvelle. Propre sur lui, le
démocrate occidental voit plus
facilement la paille dans l’œil du
voisin que la poutre qui loge dans le
sien. De droite, de gauche ou du centre,
il vit dans un monde idéal, un univers
heureux où il a toujours la conscience
de son côté. Sarkozy a détruit la Libye,
Hollande la Syrie, Macron le Yémen, mais
il n’y aura jamais de tribunal
international pour les juger. Mesurés à
l’aune de notre belle démocratie, ces
massacres ne sont que des broutilles. Un
égarement passager, à la rigueur, mais
l’intention était bonne. Comment des
démocraties pourraient-elles vouloir
autre chose que le bonheur de tous ?
Surtout destiné à l’électeur moyen, le
discours officiel des Occidentaux
traduit toujours l’assurance
inébranlable d’appartenir au camp du
bien. “Vous souffrez de l’oppression, de
la dictature, de l’obscurantisme ? Ne
vous inquiétez pas, on vous envoie les
bombardiers !”.
Il arrive toutefois
qu’au détour d’une phrase, dans le
secret des négociations internationales,
un coin de voile soit levé,
subrepticement. On assiste alors à une
forme d’aveu, et voilà qu’un margoulin
confesse le crime en esquissant un
sourire narquois. En 2013, au moment où
la France intervient au Sahel, Laurent
Fabius, ministre français des affaires
étrangères, appelle son homologue russe
pour obtenir l’appui de la Russie à
l’ONU. Lavrov s’étonne alors de cette
initiative française contre des
djihadistes que Paris avait soutenus
lors de l’intervention en Libye, en 2011
: “C’est la vie !”, lui rétorque le
ministre français. Semer la terreur pour
abattre un Etat souverain ? C’est “la
vie” selon Fabius. Mais que ce criminel
se rassure : aucun juge ne lui demandera
des comptes. La Cour pénale
internationale (CPI) est une Cour pour
les indigènes : c’est réservé aux
Africains. Les gens comme Fabius ont
l’art de passer entre les gouttes.
Abreuvés d’un
discours qui leur dit que leur pays est
toujours du bon côté, les Français
semblent à des années-lumière du chaos
que contribuent à bâtir leurs propres
dirigeants. Les problèmes du monde ne
les affectent que lorsque des hordes de
miséreux se pressent aux portes, et ils
sont nombreux à accorder leurs suffrages
- comme beaucoup d’Européens - à ceux
qui prétendent leur épargner cette
invasion. Bien entendu, cette défense
d’un “chez soi” devrait logiquement
s’accompagner du refus de l’ingérence
chez les autres : que vaudrait un
patriotisme qui autoriserait le fort à
s’ingérer dans les affaires du faible ?
Or l’expérience montre que ces
“patriotes” sont rarement à la pointe du
combat pour l’indépendance nationale en
dehors du ”monde civilisé”. Quels partis
de droite européens, par exemple,
soutiennent le droit des Palestiniens à
l’autodétermination nationale ?
Manifestement, ils ne se précipitent pas
pour honorer leurs propres principes.
Mais ce n’est pas
tout. On peut même se demander si ces
prétendus patriotes le sont vraiment
pour eux-mêmes : combien d’entre eux, en
effet, sont-ils favorables à la sortie
de leur propre pays de l’OTAN, cette
machine à embrigader les nations
européennes ? Comme pour la question
précédente, la réponse est : aucun. Ces
“nationalistes” font le procès de
l’Union européenne pour sa politique
migratoire, mais c’est le seul morceau
de leur répertoire patriotique,
véritable disque rayé aux accents
monocordes. Ils gonflent les muscles
face aux migrants, mais ils sont
beaucoup moins virils face aux USA, aux
banques et aux multinationales. S’ils
prenaient leur souveraineté au sérieux,
ils s’interrogeraient sur leur
appartenance au “camp occidental” et au
“monde libre”. Mais c’est sans doute
beaucoup leur demander.
Dans cette
incohérence généralisée, la France est
un véritable cas d’école. Une certaine
droite - ou extrême-droite, comme on
voudra - y critique volontiers les
interventions à l’étranger, mais de
manière sélective. Le Rassemblement
national, par exemple, dénonce
l’ingérence française en Syrie, mais il
approuve la répression israélienne
contre les Palestiniens. Le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes serait-il
à géométrie variable ? En fait, ce parti
fait exactement l’inverse de ce que fait
une prétendue gauche, qui soutient les
Palestiniens - en paroles - et approuve
l’intervention occidentale contre Damas,
trouvant même qu’on n’en fait pas assez
et qu’il faudrait bombarder ce pays plus
sévèrement. Le drame, c’est que ces deux
incohérences jumelles - et en miroir -
aveuglent le peuple français. On mesure
cet aveuglement au résultat, lorsqu’on
voit des gauchistes souhaiter le
renversement d’un Etat laïc par des
mercenaires de la CIA (au nom de la
démocratie et des droits de l’homme), et
des nationalistes soutenir l’occupation
et la répression sionistes en Palestine
(au nom de la lutte contre le terrorisme
et l’islamisme radical).
Il est vrai que ce
chassé-croisé entre pseudo-patriotes et
pseudo-progressistes a aussi une
dimension historique. Il charrie à sa
façon l’héritage empoisonné des temps
coloniaux. Ainsi la droite nationaliste
critique le néocolonialisme occidental
en Syrie, mais elle trouve insupportable
qu’on évoque les crimes coloniaux commis
par la France dans le passé en
Indochine, en Algérie ou à Madagascar.
On suppose que ce n’est pas volontaire,
mais la gauche universaliste
contemporaine - au nom des droits de
l’homme - fait exactement l’inverse :
elle fait le procès du vieux
colonialisme façon “Algérie française”
mais elle approuve l’intervention
néocoloniale en Syrie contre un Etat
souverain qui a arraché son indépendance
à l’occupant français en 1946. Bref, la
droite aime follement le colonialisme au
passé, la gauche l’aime passionnément au
présent. La boucle est bouclée, et en
définitive tout le monde est d’accord.
Principale victime : la lucidité
collective.
La France est l’un
des rares pays où un colonialisme en
cache un autre, le vieux, celui qui
plonge ses racines dans l’idéologie
pseudo-civilisatrice de l’homme blanc,
se trouvant comme régénéré par le sang
neuf du bellicisme droit-de-l’hommiste.
Ce néocolonialisme, à son tour, est un
peu comme l’ancien colonialisme “mis à
la portée des caniches”, pour
paraphraser Céline. Il veut nous faire
pleurer avant de lancer les missiles. En
tout cas, la connivence implicite entre
les colonialistes de tous poils - les
vieux et les jeunes, les archéo et les
néo - est l’une des raisons de l’errance
française sur la scène internationale
depuis qu’elle a rompu avec une double
tradition, gaulliste et communiste, qui
lui a souvent permis - non sans
errements - de balayer devant sa porte :
la première par conviction
anticolonialiste, la seconde par
intelligence politique. Un jour viendra
sans doute où on dira, pour faire la
synthèse, que si la France a semé le
chaos en Libye, en Syrie et au Yémen, au
fond, c’était pour “partager sa culture
“, comme l’a affirmé François Fillon à
propos de la colonisation française des
siècles passés. Au pays des droits de
l’homme, tout est possible, et même
prendre des vessies pour des lanternes.
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