Iran
Pas de “regime change” à Téhéran
Bruno Guigue
Jeudi 4 janvier 2018
Donald Trump a beau assurer que “l’Iran
échoue à tous les niveaux”, que “le
grand peuple iranien est réprimé depuis
des années”, qu’il a “faim de
nourriture et de liberté”, qu’il est
“temps que ça change” et qu’il “soutiendra
le peuple iranien le moment venu”,
c’est peine perdue. Ces proclamations
grandiloquentes n’auront aucun effet sur
le cours des choses. Déchaîné contre
Téhéran, Washington veut saisir le
conseil de sécurité. Mais la Chine et la
Russie s’opposeront à toute forme
d’ingérence. Il n’y aura ni mandat
onusien torpillant un Etat souverain au
nom des “droits de l’homme”, ni “zone
d’interdiction aérienne”, ni “droit de
protéger”. Que les bellicistes se
fassent une raison : l’Iran ne connaîtra
pas le sort de la Libye, détruite par
l’OTAN en 2011.
Le châtiment venu du ciel étant
décidément impraticable, Washington a
joué la carte de la déstabilisation
interne. Pour y parvenir, ses stratèges
ont déployé toute la gamme des moyens
disponibles : avalanche de propagande
antigouvernementale financée par la CIA
(notamment par les stations de radio
émettant en persan vers l’Iran), agents
de tous poils infiltrés dans les
manifestations populaires, appui donné à
toutes les oppositions sur place ou en
exil. Incapable de procéder au “regime
change” par le haut, la
Maison-Blanche a tenté de l’obtenir par
le bas. Prémuni contre le “hard
power” US par sa propre force
militaire (et par ses alliances) le
“régime des mollahs” a été directement
ciblé par le “soft power” made in
USA. La Maison-Blanche a fait tourner
les rotatives de la désinformation, mais
le résultat n’était pas garanti sur
facture. C’est le moins qu’on puisse
dire.
Pour abattre un régime qui leur
déplaît, les “neocons” de
Washington ont classiquement besoin de
différents types de munitions.
L’expérience montre qu’il leur faut
détenir au moins deux des trois atouts
suivants : une forte opposition interne
chez l’adversaire, une soldatesque de
supplétifs, une capacité d’intervention
directe. En Iran, ils ne disposaient
clairement d’aucun de ces trois atouts.
L’opposition interne existe, mais c’est
moins une opposition au régime qu’une
opposition au gouvernement. Le système
politique lui donne libre cours à
travers le processus électoral. La
dialectique entre “conservateurs” et
“réformateurs” structure le débat,
favorisant l’expression des
contradictions internes sans mettre en
péril le régime issu de la révolution de
1979.
C’est pourquoi les masses n’ont
pas investi la rue, et la grogne qui s’y
exprime pour des raisons économiques ne
génère pas, sauf exception, une
contestation du régime politique. Il est
significatif que la propagande
occidentale se livre, une fois de plus,
à de grossières manipulations. On a même
vu le directeur général de “Human
rights Watch”, Kenneth Roth,
utiliser une photo des manifestations
pro-gouvernementales pour illustrer le
“soulèvement populaire” contre le
régime. En croyant voir dans des
rassemblements de mécontents le prélude
à un changement de régime, Washington a
pris deux fois ses désirs pour des
réalités : la première, en confondant
mécontentement et subversion dans les
manifestations antigouvernementales ; la
seconde, en refusant de voir que les
manifestations pro-gouvernementales
étaient au moins aussi importantes.
Cet espoir d’un “regime change”
à Téhéran est d’autant plus illusoire
que Washington ne détient pas davantage
le deuxième atout : des hordes de
mercenaires pour faire le sale boulot.
Les frontières étant surveillées de près
par l’armée iranienne, la réédition d’un
scénario à la syrienne est impossible.
En Syrie, les miliciens wahhabites
furent importés en masse avec la
complicité de l’OTAN, et il a fallu six
ans au peuple syrien pour s’en
débarrasser sérieusement. En Iran, aucun
indice ne permet de penser qu’une telle
invasion ait seulement eu lieu. Quelques
individus ont dû passer à travers les
mailles du filet, mais leur capacité de
nuisance est limitée. Depuis la déroute
de Daech, l’internationale takfiriste
est aux abois. Le dernier carré d’Al-Qaida
finira coincé dans la poche d’Idlib.
L’armée syrienne avance, elle
reconquiert le territoire national, et
le “regime change” à Damas n’est
plus à l’ordre du jour.
Pour détruire le “régime des
mollahs”, Washington ne peut compter ni
sur l’opposition interne, ni sur le
mercenariat externe, ni sur une
intervention militaire directe.
L’opposition interne ne partage pas ses
objectifs, le mercenariat étranger est
une ressource en voie de disparition, et
l’intervention militaire vouée à
l’échec. Le “regime change” a
réussi en Libye grâce au bombardement
aérien. Il a échoué en Syrie malgré des
hordes de mercenaires. Mais il n’a
aucune chance de réussir en Iran. Le
peuple iranien subit surtout les
sanctions infligées par un Etat étranger
qui lui donne des leçons de “droits de
l’homme”. Que certaines couches sociales
aspirent au changement est naturel, et
tout dépendra de la réponse du pouvoir à
leurs revendications. Le président
Rohani a condamné les violences. Mais il
a aussi admis la légitimité du
mécontentement social, des mesures
impopulaires ont été annulées, et le
peuple iranien n’a pas l’intention de
s’étriper pour faire plaisir au
locataire de la Maison-Blanche.
La situation est difficile pour
les plus pauvres, mais l’Iran est tout
sauf un pays au bord de la faillite.
Malgré les sanctions imposées par
Washington, le pays a connu un
développement notable en 2016. Son
économie affiche un taux de croissance
de 6,5% et l’endettement public est
particulièrement faible (35% du PIB).
Mais le taux de chômage est élevé
(12,5%) et il frappe surtout les jeunes.
Le pays connaît une crise de croissance
qui avive les tensions sociales,
soulignant les privilèges de la
bourgeoisie marchande accentués par les
réformes libérales voulues par le
gouvernement. L’Iran exporte son
pétrole, mais il manque de capitaux
extérieurs. A l’affût de la moindre
faiblesse, Washington rêvait d’un
mouvement de grande ampleur, capable de
faire vaciller le pouvoir. Visiblement,
c’est raté, et l’agression US a manqué
son objectif. Elle ne cessera pas pour
autant, car l’Iran est depuis longtemps
dans la ligne de mire des fauteurs de
guerre.
Obsession des “neocons”, la
lutte contre Téhéran remonte aux
origines de la République islamique
(1979). Elle fut inaugurée par une
attaque irakienne dont l’Occident
fournit les armes et les pétromonarchies
les moyens financiers (1980-1988). Elle
s’est poursuivie avec les attentats du
Mossad et de la CIA, infligeant aux
Iraniens ce même “terrorisme” dont les
accuse la propagande occidentale. Puis
elle s’est amplifiée avec l’invention de
la “menace nucléaire iranienne” au début
des années 2000. Il est évident que
Trump se soucie comme d’une guigne des
droits de l’homme et que la question
nucléaire est l’arrière-plan de la crise
actuelle. A Washington, l’union sacrée
s’est miraculeusement reconstituée
contre l’Iran. Ce pays n’a jamais
agressé ses voisins, mais la possibilité
qu’il se dote d’un parapluie nucléaire
entamant le monopole israélien dans la
région est jugée intolérable. Le “regime
change” a avorté, mais il est clair
que Trump torpillera l’accord de 2015.
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