Analyse
La démocratie génocidaire
Bruno Guigue
Samedi 1er juin 2019
S’exprimant devant
les diplômés de l’académie militaire de
West Point, le vice-président américain
Mike Pence vient de leur annoncer qu’ils
iraient bientôt se battre « contre les
terroristes en Afghanistan et en Irak »,
bien sûr, mais aussi « contre la Corée
du Nord qui continue de menacer la paix
», « contre la Chine de plus en
militarisée qui défie notre présence
dans la région » et « contre la Russie
agressive qui cherche à redéfinir les
frontières par la force ». Autrement
dit, M. Pence parle comme si les Etats
souverains cités dans son propos avaient
quelque chose de commun avec les
organisations criminelles que Washington
affirme combattre sans répit depuis les
attentats du 11 septembre 2001. Amalgame
stupéfiant, menace militaire à peine
voilée, arrogance d’un Etat qui se croit
dépositaire à vie d’un imperium
planétaire, cette déclaration cumule les
travers symboliques de l’idéologie
yankee appliquée au reste du monde.
Mais puisque la «
nation exceptionnelle » veut en découdre
avec tous ceux qui lui déplaisent, il
serait beaucoup plus simple qu’elle
indique contre qui elle n’envisage
aucune action militaire, on gagnerait du
temps. Le monde n’est-il pas à sa
disposition, objet passif de ses
initiatives salvatrices et de ses élans
purificateurs ? Dispensatrice d’une
justice immanente taillée à sa mesure,
la nation au « destin manifeste » ne
fixe aucune limite physique à son aura
bienfaisante. L’extraterritorialité est
sa seconde nature. Et pour atteindre ses
objectifs, elle pratique sans vergogne
une rhétorique de l’inversion
accusatoire qui atteint aujourd’hui,
contre l’Iran, des sommets inégalés.
Etranglé par un embargo auquel
Washington veut convertir la terre
entière, cerné par une trentaine de
bases militaires américaines, menacé par
le déploiement d’une armada aéronavale à
proximité de ses côtes, ce pays qui n’a
jamais envahi ses voisins est accusé de
« s’approcher dangereusement » des
forces de l’Oncle Sam. On croit rêver.
Cette propagande
surréaliste faisant partie du soft power
de l’empire, il n’est pas étonnant
qu’elle soit relayée par les médias
dominants. Dans un autre registre, la
presse occidentale multiplie les
condamnations indignées et les mises en
garde comminatoires envers la Chine à
l’occasion du trentième anniversaire du
drame de Tiananmen (1989). Pour le
quotidien Le Monde, ce déchaînement de «
violence inouïe » a révélé le visage
totalitaire du régime post-maoïste. Mais
le tableau est-il vraiment complet ? Les
millions de victimes des guerres
occidentales, en effet, ont clairement
démontré la supériorité morale de la
démocratie et attesté l’universalité de
son message salvateur. Enfin débarrassé
de son rival soviétique, l’Occident
triomphant s’en est donné à cœur joie.
Il a multiplié les frappes chirurgicales
à fins humanitaires, les « changements
de régime » pour le triomphe du Bien,
les embargos sur les médicaments pour
former la jeunesse et les « plans
d’ajustement structurel » destinés à
mettre au travail les fainéants des
contrées tropicales.
Le triomphe
planétaire de la démocratie libérale,
combien de morts au juste ? Quelques
millions, mais c’est sans importance :
la lutte contre le totalitarisme était à
ce prix. Pour Madeleine Albright, icône
des droits de l’homme et secrétaire
d’État de l’administration Clinton, les
500 000 enfants irakiens tués à petit
feu par l’embargo ne comptent pas : « le
prix en valait la peine ». Victimes
insignifiantes, passées par pertes et
profits, de mesure nulle devant
l’immensité des bienfaits prodigués par
la démocratie d’importation. En 2019,
elle a publié un livre dans lequel elle
dénonce le « fascisme » qui menace
l’Europe et les Etats-Unis. Mais qu’on
ne compte pas sur cette belle âme pour
s’émouvoir des conséquences de la
politique américaine. L’économiste
Jeffrey Sachs a récemment révélé les
résultats d’une étude consacrée aux
effets de l’embargo américain contre le
Venezuela. 40 000 morts depuis 2017, tel
est le bilan. Pour la plupart, des
enfants privés de traitements trop
coûteux ou de médicaments désormais
inaccessibles. Mais ce n’est pas du «
fascisme », bien sûr. C’est le châtiment
mérité des ignominies commises par les
chavistes, coupables d’avoir nationalisé
le pétrole et endigué la pauvreté. C’est
le « prix à payer » pour restaurer les
droits de l’homme dans un pays où le
parti au pouvoir, pourtant victorieux
aux élections, est accusé d’installer
une affreuse dictature.
En fait, la
coïncidence est frappante entre la
promotion de la démocratie occidentale
et le massacre de masse qui en est
l’application pratique. Le scénario est
toujours le même : on commence avec la
déclaration des droits de l’homme et on
finit avec les B 52. Or ce tropisme de
la politique étrangère des Etats-Unis –
et de leurs alliés - est une conséquence
directe de leur libéralisme. Cet aspect
de l’histoire des idées est peu connu,
mais la doctrine libérale a parfaitement
assimilé l’idée que pour garantir la
liberté des uns, il fallait s’assurer de
la soumission des autres. Père fondateur
des Etats-Unis, un libéral comme
Benjamin Franklin, par exemple, était
opposé à l’installation de réseaux
d’assainissement dans les quartiers
pauvres, car elle risquait, en
améliorant leurs conditions de vie, de
rendre les ouvriers moins coopératifs.
En somme, il faut bien affamer les
pauvres si l’on veut les soumettre, et
il faut bien les soumettre si l’on veut
les faire travailler pour les riches. A
l’échelle internationale, la puissance
économique dominante applique exactement
la même politique : l’embargo qui
élimine les faibles contraindra les
survivants, d’une manière ou d’une
autre, à servir leurs nouveaux maîtres.
Sinon, il reste encore les B 52 et les
missiles de croisière.
Ce n’est pas un
hasard si la démocratie américaine, ce
modèle diffusé dans tous les foyers du
village planétaire par Coca-Cola, a été
fondée par des planteurs esclavagistes
et génocidaires. Il y avait 9 millions
d’Amérindiens en Amérique du Nord en
1800. Un siècle plus tard, ils étaient
300 000. Comme dirait Alexis de
Tocqueville, « La démocratie en Amérique
» est passée par là, avec ses
couvertures empoisonnées et ses
mitrailleuses Gatling. Les sauvages
emplumés du nouveau Monde préfiguraient
les enfants irakiens dans le rôle de
cette humanité surnuméraire dont on se
déleste, sans remords, si les
circonstances l’exigent. D’un siècle à
l’autre, les Américains ont donc
transposé à l’échelle du monde leur
modèle endogène. En 1946, George Kennan
écrivait aux dirigeants de son pays que
leur tâche séculaire serait de perpétuer
l’énorme privilège octroyé par les
hasards de l’histoire aux Etats-Unis
d’Amérique : posséder 50 % de la
richesse pour 6 % à peine de la
population mondiale. Les autres nations
seront jalouses, elles voudront faire
croître leur part du gâteau, et il
faudra les en empêcher. La « nation
exceptionnelle » ne partage pas les
bénéfices, sauf si c’est dans son
intérêt.
Une caractéristique
majeure de l’esprit américain a favorisé
cette transposition de la prétendue
démocratie américaine à l’échelle du
monde. C’est la conviction de l’élection
divine, l’identification au Nouvel
Israël, bref le mythe de la « destinée
manifeste ». Tout ce qui vient de la
nation élue de Dieu appartient derechef
au camp du Bien, y compris les bombes
incendiaires. Cette mythologie est le
plus puissant ressort de la bonne
conscience yankee, celle qui fait
vitrifier des populations entières sans
le moindre état d’âme, comme le général
Curtis Le May, chef de l’aviation
américaine, se vantant d’avoir grillé au
napalm 20 % de la population
nord-coréenne. Depuis 1945, les USA ont
réalisé une conjonction inédite entre
une puissance matérielle sans précédent
et une religion ethnique inspirée de
l’Ancien Testament. Mais cette puissance
a été surclassée en 2014 lorsque le PIB
chinois, en parité de pouvoir d’achat, a
dépassé celui des Etats-Unis. Quant à
l’Ancien Testament, il n’est pas sûr
qu’il suffise à perpétuer une domination
qui s’effrite inexorablement.
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