Monde
La deuxième guerre de Crimée n’aura pas
lieu
Bruno Guigue
Mercredi 1er mars 2017
La crise ukrainienne sera-t-elle une
épreuve de vérité pour la nouvelle
administration américaine ? Comme un
révélateur chimique, elle semble mettre
à nu les intentions de Donald Trump.
Après la démission du conseiller à la
sécurité nationale Michael Flynn, accusé
d'avoir eu des échanges « inappropriés »
avec la Russie, Washington a clarifié
ses relations avec Moscou. « Le
président Trump a bien précisé qu’il
attendait que le gouvernement russe
désamorce la violence en Ukraine et
rende la Crimée », a déclaré le
porte-parole de la Maison-Blanche, Sean
Spicer, le 14 février.
Marchant dans les pas de son
prédécesseur, Donald Trump exige donc de
la Russie qu'elle « rende la Crimée » à
l'Ukraine. Il se dit déterminé à
prolonger les sanctions économiques tant
que cette exigence n'aura pas été
satisfaite. Peu surprenante de la part
d'un dirigeant occidental, la formule
n'en est pas moins étrange. Elle laisse
entendre que cette péninsule
majoritairement peuplée de Russes a été
ravie par on ne sait quelle brute
épaisse avide de conquêtes. Elle suggère
que sa population a été enlevée à on ne
sait qui, cette opération,
systématiquement qualifiée d' « annexion
» par les Occidentaux, ayant comme un
parfum d'Anschluss.
Le
plus frappant, dans ce discours, c'est
qu'il fait bon marché des Criméens. A
croire que ces gens insignifiants n'ont
aucune volonté et sont incapables de
décider de leur destin. Peu importe que
les 2,6 millions d'habitants de ce pays
aient opté à 96,77%, le 16 mars 2014, en
faveur de leur intégration à la Russie.
Peu importe qu'ils aient fait ce choix,
suite aux provocations des putschistes
de Kiev, à l'occasion d'un référendum
qui n'encourut aucune critique sérieuse
sur son caractère démocratique. Pour les
Occidentaux, ce ne sont que des
broutilles, et l'invocation des nobles
idéaux dans lesquels se drape leur
rhétorique, on le sait bien, varie selon
les latitudes.
Les
chancelleries occidentales, bien sûr,
ont invoqué le principe de
l'intangibilité des frontières
internationales. Le 27 mars 2014,
l'assemblée générale de l'ONU a voté une
résolution réaffirmant l'intégrité de
l'Ukraine et déniant toute validité au
référendum d'auto-détermination organisé
par le parlement de Crimée. Mais ce vote
fut loin d'être unanime. La résolution
obtint 100 voix sur les 193
Etats-membres. 11 pays ont voté contre,
58 se sont abstenus et 24 n'ont pas pris
part au vote. L'opposition entre le
principe d'auto-détermination et le
principe d'intangibilité des frontières
a jeté le trouble, semble-t-il, dans une
assemblée où la manie occidentale de
désigner les bons et les méchants n'a
pas convaincu tout le monde.
Cet
hymne à la légalité internationale, il
est vrai, sonnait étrangement dans la
bouche des dirigeants occidentaux. Les
USA stigmatisent volontiers l'attitude
du Kremlin qui serait responsable, selon
eux, de ce scandaleux démembrement de
l'Ukraine. Mais ce sont les USA,
pourtant, qui ont orchestré la sécession
illégale du Kosovo après avoir infligé à
un Etat souverain, la Serbie, un déluge
de bombes que n'autorisait aucun mandat
de l'ONU (1999). Quant à la France, le
rattachement unilatéral de l'île de
Mayotte, en 1976, imposa à la nouvelle
République des Comores une amputation
territoriale illégale que cet
Etat-archipel ne cesse de dénoncer avec
l'appui unanime de l'Union africaine. «
Faites ce que je dis, mais surtout ne
faites pas ce que je fais ». Si la
formule est si connue, c'est sans doute
parce que les Occidentaux lui ont donné
une notoriété planétaire.
Il
suffit pourtant de considérer l'histoire
de la Crimée pour comprendre la
situation. Arrachée aux Turcs par
Catherine II, cette péninsule de 26 945
km2 est une province russe depuis 1784.
Elle a fait partie de la République
socialiste fédérative soviétique de
Russie de 1922 à 1954, puis elle a été
rattachée à l'Ukraine par une décision
du régime soviétique. C'est le 19
février 1954, en effet, que Nikita
Khrouchtchev a offert la Crimée à Kiev
pour fêter le tricentenaire de la
réunification de la Russie et de
l'Ukraine. Ce geste politique déclinait
la stratégie du pouvoir post-stalinien,
désireux de panser les plaies du passé.
Dans la mesure où la citoyenneté
soviétique prévalait sur l'appartenance
nationale, il pouvait paraître sans
conséquence majeure.
Il
n'empêche que cette décision était
sujette à caution, aussi bien sur le
fond que sur la forme. Artificielle,
elle fut imposée par le pouvoir.
Curieusement, ceux qui fustigeaient le
caractère totalitaire de l'URSS
s'insurgent aujourd'hui contre la mise
en cause de cette décision arbitraire.
Ils veulent graver dans le marbre un
rattachement territorial à l’Ukraine qui
n'a ni justification historique, ni
légitimité démocratique. C'est leur ami
Mikhaïl Gorbatchev, pourtant, qui s'est
chargé de leur rappeler combien il était
cocasse de voir des puissances férues de
démocratie condamner de la sorte la
réparation d'une faute commise, il y a
soixante ans, par le pouvoir soviétique.
Le
caractère factice du rattachement opéré
en 1954 est la cause lointaine de la
crise actuelle. Mais c'est la politique
stupidement russophobe des nationalistes
ukrainiens qui en est la cause
immédiate. En abolissant la loi qui
faisait du russe une deuxième langue
officielle, les irresponsables qui ont
pris le pouvoir à Kiev en 2014 ont
humilié la population russophone, la
poussant dans les bras de Moscou. Par
sectarisme, ils se sont chargés
eux-mêmes de clôturer la période
historique ouverte par le geste de
Khrouchtchev en précipitant le retour de
la Crimée dans le giron russe. Vladimir
Poutine n'a eu qu'à cueillir le fruit de
cette crise délibérément provoquée par
les ultras de Kiev, encouragés par les
néo-cons de Washington.
Le
Kremlin est sorti doublement vainqueur
de cette crise. Il a accueilli dans un
climat d'effusion patriotique le retour
à la Mère-Patrie de ses enfants de
Crimée. Plus prosaïquement, il a obtenu
la sécurisation de la base navale de
Sébastopol sur laquelle l'atlantisme
revendiqué de Kiev faisait peser une
menace stratégique. Désormais, les jeux
sont faits. L'administration américaine
peut hausser le ton et les nationalistes
ukrainiens multiplier les provocations,
Moscou ne reculera pas d'un pouce. Avec
la rébellion du Donbass, la Crimée
constitue le principal foyer de la crise
ukrainienne. Elle fournit à l'Occident
vassalisé par Washington le prétexte
d'une nouvelle guerre froide. Mais la
Crimée est russe et elle le restera. De
1853 à 1856, les puissances occidentales
y ont affronté l'Empire des Tsars. Cette
guerre est finie, et il n'y en aura pas
d'autre.
(Texte
paru dans “Afrique-Asie”, mars 2017).
Publié avec l'aimable autorisation de
l'auteur
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