Amérique latine
Fidel Castro, la révolution et
l'histoire
Bruno Guigue
Dimanche 1er janvier 2017
La disparition de celui que les
Cubains nommaient affectueusement « El
Comandante », en cette fin d’année 2016,
n’est pas seulement un événement chargé
d’émotion, un moment de recueillement où
l’on rend à ce combattant l’hommage
qu’il mérite. Le départ de Fidel pour
son dernier voyage invite aussi à une
réflexion sur la révolution cubaine et
sa place dans l’histoire des mouvements
de libération du XXème siècle. Avec la
révolution castriste, Cuba s’est forgé
une expérience historique hors du
commun, de dimension internationale, et
dont les enseignements dépassent le
cadre géographique des Caraïbes.
Cette révolution n’est pas née par
hasard. Victorieuse après des années de
lutte acharnée, elle eut pour origine
l’humiliation sans précédent infligée au
peuple cubain par un impérialisme yankee
protecteur de la dictature militaire. En
le frustrant de sa souveraineté, en le
condamnant à l’archaïsme social et aux
affres du sous-développement, cette mise
sous tutelle par le puissant voisin
nord-américain créa les conditions du
sursaut révolutionnaire. Loin de sortir
tout droit du cerveau enflammé de Fidel,
la révolution cubaine fut un mouvement
populaire qui donna un visage à la
fierté retrouvée des Cubains, elle fut
d’abord ce refus intransigeant de
l’ordre impérial dicté par Washington.
« El Comandante » en fut l’incarnation
héroïque, mais sans le mouvement des
masses, la révolution était perdue.
Cette révolution ne fut pas une
révolution de pacotille. Elle bouleversa
la société cubaine en éradiquant la
misère, le racisme et l’analphabétisme
qui régnaient dans la société de
plantation. Elle mena une lutte
infatigable, malgré les difficultés
héritées d’une économie arriérée et
aggravées par le blocus impérialiste,
pour donner à chaque Cubain des
conditions de vie décentes. Charriant
évidemment son lot d’erreurs et de
tentatives avortées, le travail accompli
fut colossal. Réforme agraire, santé
gratuite, éducation pour tous, le
socialisme cubain est une réalité
qu’aucune propagande ne fera disparaître
dans l’oubli.
Dès 1961, soit deux ans après la
révolution, Cuba fut l’un des rares pays
à avoir éradiqué l’analphabétisme. Le
taux d’alphabétisation des 15-24 ans
atteint aujourd’hui les 100%, et celui
des adultes 99,8%, ce qui place Cuba
parmi les cinq pays les plus
alphabétisés au monde. Selon l’UNESCO,
Cuba est le pays qui affiche le meilleur
résultat d’Amérique Latine et des
Caraïbes en matière d’éducation. L’île
dispose d’un nombre d’enseignants record
et du plus faible nombre d’élèves par
classe dans le primaire et le
secondaire. En 1959, Cuba ne comptait
qu’une seule université. Aujourd’hui
l’île compte 52 établissements
d’enseignement supérieur.
D’après l’ONU, la mortalité infantile
à Cuba est de 4,2 pour 1000, soit le
taux le plus faible du continent
américain, USA compris, alors qu’elle
s’élevait à 69,8 pour 1000 avant la
révolution. L’espérance de vie à Cuba
est de 79,4 ans, soit 0,3 ans de plus
qu’aux États-Unis. Meilleur chiffre du
continent américain derrière le Canada
et le Chili, il correspond à la moyenne
des pays riches de l’OCDE. L’Ecole de
médecine de la Havane, « la plus avancée
au monde » selon l’ONU, forme
aujourd’hui 11 000 jeunes venus de 120
pays. En reconnaissance de ses
efforts, Fidel Castro fut le premier
chef d’État à recevoir la médaille de la
Santé pour tous, décernée par
l’Organisation mondiale de la santé
(OMS). En 2014, l’OMS qualifiait le
système de santé cubain « d’exemple à
suivre ». *
Cette révolution en profondeur de la
société cubaine, certes, ne fut pas un
lit de roses. Petite île des Caraïbes,
Cuba a repoussé l’invasion de la « Baie
des Cochons » orchestrée par la CIA,
elle a conquis son indépendance au
forceps, elle s’est dressée contre une
superpuissance qui voulait anéantir sa
révolution et restaurer l’ancien régime
politique et social. Elle a fermé les
bordels destinés aux yankees, exproprié
les capitalistes locaux, arraché
l’économie à l’étreinte des
multinationales. Méditant les
expériences révolutionnaires du passé,
Fidel Castro savait que les puissances
dominantes ne font jamais de cadeaux. Il
n’en a pas fait non plus. Mais à aucun
moment il n’a suscité de violence
aveugle contre le peuple des Etats-Unis
d’Amérique, et le 11 septembre 2001 il a
exprimé son dégoût pour cette tuerie.
Lors des funérailles de Fidel, un
million de Cubains lui ont rendu
publiquement hommage. Quel dirigeant
dans le monde peut se prévaloir d’une
telle popularité posthume ? Cuba n’est
pas un paradis tropical, la révolution
est un processus au cours imprévisible,
elle ne change pas l’homme du jour au
lendemain, elle se débat dans
d’innombrables contradictions, mais au
moins s’est-elle attaquée aux structures
de la domination. On parle de
« dictature », mais selon Amnesty
International, il n’y a aucun prisonnier
politique à Cuba**.
Les Cubains ne sont pas riches, mais
ils sont fiers de ce qu’ils sont. Leurs
enfants réaliseront un jour que le sort
du peuple cubain ne dépend que de
lui-même. Ils verront qu’il est
infiniment préférable à celui des
peuples haïtien et dominicain, si
proches géographiquement, dont la misère
ahurissante illustre les « bienfaits »
de l’économie de marché sous la tutelle
occidentale.
Cette révolution, pourtant, n’a pas
seulement transformé les conditions
d’existence du peuple cubain. Elle
rayonna au-delà des océans, donnant
corps à un internationalisme qui est la
continuation du patriotisme par d’autres
moyens. Nelson Mandela en savait quelque
chose. Lorsqu’il quitta sa prison
sud-africaine, en 1991, son premier
voyage hors d’Afrique fut pour La
Havane. Il vint remercier le peuple
cubain qui versa son sang pour terrasser
l’odieux régime de l’apartheid, maintenu
avec la complicité occidentale depuis
1948. L’armée sud-africaine fut chassée
du territoire angolais par les forces
angolaises et cubaines lors de la
bataille de Cuito Cuanavale en 1988,
l’indépendance de la Namibie fut
arrachée manu militari à Pretoria, l’ANC
enfin dotée d’une base-arrière et la
chute de l’apartheid rendue inéluctable
grâce à l’aide cubaine et soviétique.
Les médias occidentaux s’en moquent,
mais les Africains s’en souviennent.
Nelson Mandela le savait. L’histoire
des mouvements de libération enseigne
que la victoire dépend de la
détermination du peuple opprimé à payer
le prix de sa libération, mais aussi de
sa capacité à nouer des alliances. Livré
à la police de Pretoria par la CIA, ami
du parti communiste sud-africain (SACP),
le chef de l’ANC savait où trouver ses
alliés. C’étaient les communistes.
L’Union soviétique s’était rangée au
côté de cette révolution cubaine que les
Etats-Unis voulaient étouffer,
l’idéologie communiste soulevait les
affamés et les humiliés, elle signifiait
un avenir meilleur que l’enfer
capitaliste. Par idéal révolutionnaire
et solidarité internationaliste, des
centaines de milliers de Cubains
partirent en Afrique à l’appel de Fidel
Castro pour contribuer à l’émancipation
du continent.
Ceux qui se gargarisent avec le mot
de souveraineté devraient se rappeler
que Lénine fut le premier, en 1916, à
proclamer le « droit des nations à
disposer d’elles-mêmes ». Dans la
tourmente de la Première Guerre
mondiale, son appel invitant les peuples
colonisés à devenir les « sujets de leur
propre histoire » ensemença le puissant
mouvement de la décolonisation en Asie,
en Afrique, en Amérique latine et en
Océanie. Les millions de communistes qui
participèrent aux grands combats de
libération nationale étaient les dignes
héritiers de Lénine. Le communisme
international a pu commettre de lourdes
erreurs et l’URSS privilégier parfois
crûment ses intérêts, l’honnêteté oblige
à dire qu’elle fut souvent du bon côté
de la barricade.
En aidant Hô chi Minh et les
Vietnamiens à se libérer de la tutelle
occidentale, Moscou joua un rôle décisif
dans la décolonisation de l’Asie du
sud-est. L’URSS aida aussi les
nationalistes arabes face à l’agression
sioniste, elle soutint la lutte pour les
indépendances africaines et elle donna
le coup de grâce à l’apartheid en
fournissant un appui décisif à l’ANC. Ce
sont des armes soviétiques, livrées aux
Angolais et aux Cubains, qui ont
affronté les armes US livrées au régime
raciste de Pretoria. Ennemis jurés de
Fidel Castro, les USA ont tué Patrice
Lumumba et Salvador Allende, fomenté un
coup d’Etat contre Mohammed Mossadegh,
massacré deux millions de Vietnamiens et
un million d’Irakiens, soutenu
l’agression sioniste, livré Nelson
Mandela, assassiné Ernesto Che Guevara
et créé Al-Qaida. L’URSS, elle, a vaincu
le nazisme au prix de 25 millions de
morts, elle a soutenu les mouvements
révolutionnaires du Tiers Monde, aidé
Cuba face à l’agresseur impérialiste et
l’ANC face au régime d’apartheid. Ce
n’est pas si mal. L’Histoire jugera.
Bruno Guigue | 1er
janvier 2017
Bruno Guigue, est un ex-haut
fonctionnaire, analyste politique et
chargé de cours à l’Université de la
Réunion. Il est l’auteur de cinq
ouvrages, dont
Aux origines du conflit
israélo-arabe, L’invisible remords de
l’Occident, L’Harmattan, 2002,
et de centaines d’articles.
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