ORIENT XXI
Comment Israël manipule
la lutte contre l’antisémitisme
Bertrand Heilbronn et Dominique
Vidal
Mercredi 13 février 2019
Ce qui intéresse le gouvernement
israélien et nombre de ses soutiens
n’est pas le combat tout à fait justifié
contre l’antisémitisme, comme le prouve
le flirt de Benyamin Nétanyahou avec des
forces d’extrême droite en Europe. Il
s’agit avant tout de dévoyer ce combat
pour discréditer la solidarité avec les
Palestiniens, comme le prouve le débat
sur la définition de l’antisémitisme.
Le 6 décembre 2018,
le conseil Justice et affaires
intérieures de l’Union européenne (UE)
adoptait, sans débat,
une déclaration sur la lutte contre
l’antisémitisme et la protection des
communautés juives en Europe. Louable
intention, sauf que… l’article 2 de
cette déclaration invite les États
membres à adopter la définition de
l’antisémitisme de l’Alliance
internationale pour la mémoire de
l’Holocauste (IHRA). Pendant la
présidence autrichienne de l’UE, de
juillet à décembre 2018, Israël et le
puissant lobby pro-israélien se sont
activés dans le plus grand secret et
n’ont ménagé aucun effort pour obtenir
ce résultat. Quelle est donc cette
« définition IHRA » qu’Israël et ses
soutiens inconditionnels veulent
imposer ?
En 2015, au
lendemain de l’offensive meurtrière
israélienne contre la population de Gaza
massivement condamnée par l’opinion
mondiale, le lobby israélien relance une
offensive avortée dans les années 2000,
visant à promouvoir une définition de
l’antisémitisme intégrant la critique
d’Israël. Sa cible : l’IHRA, un
organisme intergouvernemental regroupant
31 États, au sein duquel le lobby
pro-israélien dispose d’un relais. En
mai 2016, l’IHRA a adopté sa
« définition » de l’antisémitisme :
« L’antisémitisme
est une certaine perception des juifs,
qui peut s’exprimer par la haine envers
les juifs. Les manifestations
rhétoriques et physiques de
l’antisémitisme sont dirigées contre des
personnes juives ou non-juives et/ou
leur propriété, contre les institutions
de la communauté juive ou les lieux
religieux. » (traduction
de l’Association France Palestine
Solidarité)
Présentée comme
« non contraignante sur le plan
juridique », elle est parfaitement
indigente, se bornant à préciser que
l’antisémitisme « est une certaine
perception des juifs, qui peut être
exprimée comme de la haine envers les
juifs ». Rien là pourtant d’innocent.
Car le
communiqué de presse de mai 2016
ajoute : « Pour guider l’IHRA dans son
travail, les exemples suivants peuvent
servir d’illustration. » Jamais adoptés
par l’IHRA, lesdits exemples servent
pour la plupart à assimiler la critique
d’Israël à l’antisémitisme :
➞ « Les
manifestations [d’antisémitisme]
peuvent inclure le ciblage de l’État
d’Israël », tout en précisant plus
loin que « la critique d’Israël
similaire à celle qui peut être faite à
un autre pays ne peut pas être
considérée comme antisémite ».
Similaire, qu’est-ce que cela veut dire,
quand les réalités sont spécifiques, ou
pour des associations dédiées à la
défense des droits du peuple
palestinien ?
➞ «
Accuser les citoyens juifs d’être plus
loyaux à l’égard d’Israël (…)
qu’aux intérêts de leur propre nation ».
« Les » ou « des »… On n’aurait donc
plus le droit de dire que le Conseil
représentatif des institutions juives de
France (CRIF) est devenu une annexe de
l’ambassade d’Israël ?
➞ « Nier
au peuple juif le droit à
l’autodétermination, en prétendant par
exemple que l’existence de l’État
d’Israël est une entreprise raciste. »
La nouvelle loi fondamentale d’Israël
réserve le droit à l’autodétermination
au seul « peuple juif ». On n’aura plus
le droit de la combattre ?
➞ « Faire
preuve d’un double standard en exigeant
de sa part [de l’État d’Israël]
un comportement qui n’est attendu ni
requis d’aucun autre pays démocratique. »
Les situations sont différentes, quel
serait le critère ?
Un outil de
propagande et d’intimidation
Bref, voilà une
définition indigente, mais « non
contraignante sur le plan juridique »,
toutefois associée à des exemples très
contestables qui n’ont cependant pas été
adoptés par l’IHRA… Vu de loin, tout
cela n’a guère de sens et ne serait
peut-être pas si grave ? Ce serait
oublier que nous n’avons pas affaire à
un outil de contrainte juridique, mais à
un outil de propagande et
d’intimidation. Ce qui importe, pour les
inconditionnels de la politique
israélienne, ce n’est pas d’avoir raison
sur le plan juridique, c’est d’insuffler
le doute et la crainte d’être traité
d’antisémite, de provoquer des
discussions à n’en plus finir, de
bloquer toute initiative… et de ruiner
la réputation de quiconque ne s’y
plierait pas.
L’exemple du
Royaume-Uni, qui a adopté la définition
IHRA dès la fin de 2016, le prouve. Sur
la base d’une simple déclaration
gouvernementale, le lobby a fait
pression pour que le maximum
d’universités, de municipalités et de
partis politiques adoptent aussi cette
définition. Et les conséquences ne se
sont pas fait attendre. Nombre de
réunions publiques ont été annulées dans
les universités, un professeur a fait
l’objet d’une enquête sans aucun
fondement, une personnalité travailliste
a été exclue du parti…. L’association
britannique Free Speech on Israel a
sélectionné et documenté
huit cas particulièrement
caractéristiques sur l’année 2017.
La campagne la plus
scandaleuse du lobby pro-israélien en
Angleterre a été dirigée contre Jeremy
Corbyn : face aux accusations infondées
d’antisémitisme dont son leader a été la
cible, la pression pour l’adoption de la
« définition IHRA » et des exemples
associés a été telle que le comité
exécutif du Parti travailliste a
finalement cédé.
À ce jour, huit
États européens ont adopté la
« définition IHRA » de l’antisémitisme :
la Roumanie, l’Autriche, l’Allemagne, la
Bulgarie, la Slovaquie, l’Italie, le
Royaume-Uni, ainsi que, hors UE, la
Macédoine. Les dégâts, déjà visibles au
Royaume-Uni et en Allemagne, sont encore
à venir dans nombre de ces pays.
Une stratégie
d’impunité
Cette opération
n’est pas la première relayée par le
CRIF. Elle fait suite à la tentative
inachevée de criminalisation de la
campagne
Boycott-Désinvestissement-Sanction
(BDS). Car aucune loi n’interdit en
France de boycotter un État dont la
politique viole à la fois le droit
international et les droits humains.
Sinon, d’ailleurs, les organisateurs du
boycott du régime d’apartheid
sud-africain auraient été poursuivis ;
or, aucun ne le fut à l’époque.
Sur des centaines
d’actions de boycott, très rares sont
celles qui ont été jugées. L’une d’entre
elles, à Colmar, a fait de surcroît
l’objet d’un arrêt de la Cour de
cassation, que la Cour européenne des
droits de l’homme pourrait néanmoins
retoquer. D’autant que, pour sa part, la
haute représentante de l’UE pour les
affaires étrangères et la politique de
sécurité,
Federica Mogherini, a clairement précisé :
« L’Union européenne se positionne
fermement pour la protection de la
liberté d’expression et de la liberté
d’association, en cohérence avec la
Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, qui est applicable
au territoire des États membres de l’UE,
y compris en ce qui concerne les actions
BDS. »
Dans ces campagnes
contre BDS comme pour l’adoption de la
« définition » de l’IHRA, la manœuvre
est cousue de fil blanc : il s’agit de
faire taire toute critique de la
politique israélienne. C’est que les
dirigeants israéliens restent
profondément isolés, et d’abord au sein
de l’ONU. L’État de Palestine est entré
successivement à l’Unesco (2011), puis à
l’Assemblée générale de l’ONU (2012), et
même à la Cour pénale internationale
(CPI) en 2015. Un symbole : lors du
dernier de vote de l’Assemblée générale
sur « le
droit à l’autodétermination du peuple
palestinien, y compris son droit à
un État indépendant », le 17
décembre 2018, 172 États ont voté pour
et 6 contre (dont Israël, les États-Unis
et le Canada, mais aussi les Îles
Marshall, les États fédérés de
Micronésie et Nauru).
Et cet isolement ne
risque pas de se réduire. La droite et
l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv
sont en effet engagées dans un
inquiétant processus de radicalisation.
Profitant du soutien de l’administration
Trump et de leur alliance avec l’Arabie
saoudite contre l’Iran, elles veulent
passer de la colonisation, qu’elles
accélèrent, à l’annexion, que plusieurs
lois préparent. À terme, si elles sont
reconduites le 9 avril prochain, elles
enterreront la solution dite « des deux
États » au profit d’un seul, où les
Palestiniens annexés avec leurs terres
ne jouiront d’aucun droit politique, à
commencer par le droit de vote. La loi
fondamentale adoptée le 19 juillet 2018
à la Knesset symbolise cette
officialisation de l’apartheid à
l’israélienne. Celle de 1992 définissait
Israël comme un « État juif et
démocratique » : la nouvelle
s’intitule « État-nation du peuple
juif ». Et elle précise : « Le
droit à exercer l’autodétermination
nationale au sein de l’État d’Israël
appartient au seul peuple juif. »
Bref, elle renie explicitement la
Déclaration d’indépendance qui, le 14
mai 1948, promettait que le nouvel État
« assurera[it] une complète égalité
de droits sociaux et politiques à tous
ses citoyens, sans distinction de
croyance, de race ou de sexe ».
Les alliances que
noue Benyamin Nétanyahou avec des
populistes et des néofascistes,
notamment en Europe, ont également de
quoi choquer. Comment accepter qu’un
premier ministre de ce pays, qui se
réfère si souvent à la Shoah pour
justifier sa politique, flirte avec des
dirigeants qui font l’éloge des
collaborateurs des nazis, comme Viktor
Orbán, ou prétendent interdire qu’on en
parle, comme Jaroslaw Kaczynski, ou se
réclament à mots à peine couverts du
fascisme, comme Matteo Salvini.
Nul doute que cette
fuite en avant ne creuse un peu plus le
fossé entre Israël et l’opinion
mondiale. Pour preuve les dernières
enquêtes réalisées en France. Selon
une enquête de l’IFOP, 57 % des
sondés ont une « mauvaise image
d’Israël », 69 % une « mauvaise image du
sionisme » et 71 % pensent qu’« Israël
porte une lourde responsabilité dans
l’absence de négociation avec les
Palestiniens ». Et qu’on ne nous dise
pas qu’ils sont antisémites ! Sous le
titre « Un
antisionisme qui ne se transforme pas en
antisémitisme », une autre enquête,
réalisée par IPSOS montre que les
personnes les plus critiques vis-à-vis
de la politique d’Israël sont aussi les
plus solidaires envers les juifs face à
l’antisémitisme.
Raison de plus pour
que la France résiste enfin au chantage
à l’antisémitisme. Lorsque l’on critique
l’UE, il ne faut en effet jamais oublier
que les vrais responsables sont les
États, notamment au sein du Conseil de
l’Union. Les représentants français y
étaient parfaitement armés et avertis.
La Commission nationale consultative des
droits de l’homme (CNCDH) avait été
particulièrement claire dans son rapport
annuel sur le racisme paru en mai 2018.
Son avis était défavorable à l’adoption
de la définition de l’IHRA pour deux
raisons : définir chaque type de racisme
est contraire à la tradition juridique
française, et, tout en restant vigilant,
il faut se garder de toute
instrumentalisation de la lutte contre
l’antisémitisme.
Pourtant, l’article
2 de la déclaration du conseil Justice
et affaires intérieures de l’UE est
passé. Il est intéressant à ce stade de
rappeler sa rédaction complète :
« INVITE LES ÉTATS
MEMBRES qui ne l’ont pas encore fait à
approuver la définition opérationnelle
juridiquement non contraignante de
l’antisémitisme utilisée par l’Alliance
internationale pour la mémoire de
l’Holocauste (IHRA), en tant
qu’instrument d’orientation utile en
matière d’éducation et de formation,
notamment pour les services répressifs
dans le cadre des efforts qu’ils
déploient pour procéder de manière plus
efficiente et efficace à la détection
des attaques antisémites et aux enquêtes
les concernant. »
Admirons au passage
la manipulation de la traduction
française (« working definition »
traduit par « définition
opérationnelle ») et l’invitation faite
aux États membres à former leur police
sur des textes qui sont en-dehors de la
loi, alors que la règle, pour les
déclarations du conseil, est celle de
l’unanimité et du consensus. Comment les
représentants du gouvernement français
ont-ils pu laisser faire ? Est-ce un
effet de l’entrevue accordée au CRIF par
la ministre de la justice, Nicole
Belloubet, quelques jours avant la
décision ?
Le consensus n’a
été obtenu que par le retrait de la
référence aux fameux « exemples ».
Effectivement, l’article 2 ne fait pas
référence aux exemples. Mais il ne dit
pas non plus que ceux-ci sont exclus ;
des responsables de la Commission
européenne se sont immédiatement
engouffrés dans la brèche. Finalement,
l’ambassadeur de France auprès de l’UE a
rappelé officiellement en comité des
représentants permanents que le
consensus sur l’article 2 ne comprenait
pas les exemples. C’était une mise au
point utile, qui a été assumée par les
autorités françaises et l’AFPS
en a fait part, mais elle n’a
toujours pas été reprise par la
communication officielle des mêmes
autorités françaises…
L’instrumentalisation de la lutte contre
l’antisémitisme au service de l’impunité
d’un État tiers qui viole tous les jours
le droit international est une affaire
très grave qui peut profondément miner
notre démocratie. Face à cela,
l’attitude de l’exécutif français est
encore en demi-teinte et ne permet pas
de combattre sérieusement ce danger : en
juillet 2017, Emmanuel Macron a lancé
devant Benyamin Nétanyahou l’amalgame
gravissime entre antisémitisme et
antisionisme. Il n’a pas recommencé,
mais il n’est pas non plus revenu
publiquement sur ses déclarations. Plus
récemment, le CRIF a officiellement
demandé au gouvernement français de
légiférer contre le boycott et d’adopter
la définition IHRA de l’antisémitisme.
Le gouvernement n’a pas donné suite,
mais il n’a pas non plus signifié
officiellement son refus. Il est temps
de dire clairement que la France
n’accepte pas que l’État d’Israël
intervienne dans ses affaires
intérieures.
DOMINIQUE VIDAL
Journaliste et historien, auteur de
Antisionisme = antisémitisme ? (Libertalia,
février 2018).
BERTRAND
HEILBRONN
Président de l’Association France
Palestine Solidarité (AFPS)
Photo : Benyamin
Nétanyahou à la commémoration de la
rafle du Vel d’hiv, 16 juillet 2017.
Erez Lichfeld/Yad Vashem
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