Opinion
L'arrestation d'une maman belge en
Turquie,
à qui la faute ?
Bahar Kimyongür
Bahar
Kimyongür
Mercredi 22 janvier 2014
Samedi dernier, Yasmine, une citoyenne
belge a été arrêtée à l’aéroport
d’Istanbul puis refoulée du territoire
turc. Motif de son voyage : retrouver à
la frontière turco-syrienne ses enfants
partis combattre le régime de Damas pour
les convaincre de rentrer à la maison.
Invité le lendemain au journal
télévisé de la RTBF [1]
, notre ministre des affaires
étrangères Didier Reynders s’est
expliqué sur l’arrestation à
l’aéroport d’Istanbul de cette
maman.
Mais au lieu de défendre sa
citoyenne, le ministre Reynders a
trouvé un justificatif à son
arrestation en Turquie, lui
reprochant d’avoir, dans le cadre de
la recherche de ses enfants,
contacté "des partis turcs
d’opposition parlementaire et des
groupes turcs d’opposition".
Dans cette allusion, M. Reynders me
vise directement car il sait qu’en
avril dernier, la maman a rencontré
des membres de l’opposition turque
par mon intermédiaire.
Monsieur le ministre insinue par la
même occasion que je suis la cause
de l’arrestation de cette maman par
la police turque.
Comme la Turquie est gouvernée par
un Etat policier d’une rare violence
à l’égard de ses opposants, y
compris à l’égard de journalistes,
d’étudiants, d’avocats et de tout
citoyen qui pose trop de questions,
la maman de deux jeunes recherchés
pourrait effectivement avoir été
victime de représailles au motif
qu’elle était en contact avec moi.
Devant cette hypothèse et pour lever
toute ambiguité sur mes motivations
concernant l’assistance que j’ai
tenté d’apporter à la maman malmenée
par les autorités turques, je tiens
à rappeler les faits suivants :
1. Le gouvernement belge est un
ardent partisan de la guerre en
Syrie. Au moment du départ des deux
enfants de madame "Yasmine" (en
décembre 2012 et avril 2013), M. Reynders
revendiquait haut et fort le soutien
de la Belgique à la rébellion
syrienne malgré le fait que celle-ci
commettait quotidiennement des
crimes contre l’humanité. Dans une
interview réalisée à Bel-RTL le 26
avril 2013, M. Reynders disait des
jeunes partis combattre au sein de
l’ASL en Syrie : "On leur construira
peut-être un monument comme héros
d’une révolution." Faisant une
distinction avec des groupes plus
radicaux, M. Reynders soulignait que
"nous soutenons" en tant que
gouvernement "l’armée syrienne de
libération". Or, cette même ASL
s’est rendue coupable d’une
multitude de crimes contre
l’humanité en Syrie que dénoncent
d’ailleurs Amnesty et Human Rights
Watch (voir :
http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/syria1013_ForUpload.pdf).
M. Reynders avoue aussi s’inquiéter
du retour de nos jeunes aguerris par
le conflit syrien. Il craint à juste
titre pour la sécurité de la
Belgique. Cependant, si l’on suit
son raisonnement, M. Reynders invite
nos jeunes à exercer leur "héroïsme"
sur la population syrienne, mais
surtout pas chez nous. Avec une
telle approche, on voit mal comment
M. Reynders pourrait aider les
parents qui souhaitent protéger
leurs enfants de la guerre.
2. Des dizaines de djihadistes ont
annoncé sur les réseaux sociaux leur
intention de se rendre en Syrie.
Dans plusieurs cas, les services de
police auraient pu intervenir et
dissuader ces candidats au djihad.
Le jour où ils sont passés par des
aéroports internationaux pour se
rendre à Istanbul puis à l’aéroport
d’Antioche (Hatay), malgré tous les
moyens de surveillance existants,
personne ne les a arrêtés ni
restitués à leurs parents. Même des
mineurs d’âge ont pu passer tous les
points de contrôles sans le moindre
problème comme le fils cadet de
Yasmine, alors à peine âgé de 16
ans. Le manque de coordination entre
les ministères de l’intérieur et des
affaires étrangères concernant le
traitement des départs vers la Syrie
évoqués par M. Reynders n’explique
pas le laxisme de la police et de la
Sûreté.
3. Le régime d’Erdogan soutient la
rébellion djihadiste de manière
encore plus acharnée que notre
gouvernement. Chaque jour, des
avions remplis de candidats au
djihad atterrissent en Turquie. Ces
volontaires venus de quatre
continents sont parfois accueillis
sur le tarmac de l’aéroport de Hatay
par des tours operators d’Al Qaïda.
Ils traversent la frontière
turco-syrienne sous le silence
complice de l’armée turque (
http://www.youtube.com/watch ?v=df-JVwNihD4
). Les convois "humanitaires"
servant de couverture à des
cargaisons d’armes de tous calibres
à destination des groupes
djihadistes arrivent en masse en
Syrie depuis la Turquie sous la
supervision du cabinet du Premier
ministre Erdogan.
4. A propos de la livraison d’armes
aux groupes djihadistes, le 19
janvier 2014, le porte-parole du
gouvernement Hüseyin Celik a déclaré
qu’il s’agit d’une "politique de
l’Etat" (…) qui "n’a pas à être
exposée au public". En clair, le
gouvernement turc dit : "Comme le
régime syrien est monstrueux, nous
avons le droit de soutenir Al Qaïda
et de faire massacrer les Syriens
qui ne sont pas de notre bord". Le
trafic d’armes de Monsieur Erdogan à
la frontière turco-syrienne a été
épinglé par Jérôme Bastion pour
Radio France Internationale dans un
article intitulé "Mystère autour de
camions chargés d’armes interceptés
dans le sud de la Turquie". En tant
que fournisseur d’armes, le régime
d’Ankara n’a dès lors aucun intérêt
à démobiliser ceux qui précisément,
portent ces mêmes armes.
5. Des centaines de combattants de
l’Etat islamique de l’Irak et du
Levant (EIIL), organisation barbare
affiliée à Al Qaïda se trouvent en
Turquie, du côté de Reyhanli. Ces
djihadistes ont battu en retraite
vers le territoire turc la semaine
dernière devant l’avancée d’autres
groupes djihadistes. Si Guillaume
Perrier, correspondant du Monde à
Istanbul a pu en en voir en grand
nombre dans les rues de la ville
méridionale de Reyhanli, c’est que
vraiment, on ne peut pas les rater.
Là encore, si les autorités turques
voulaient aider à retrouver les
enfants de Yasmine, elles n’auraient
qu’à arrêter et rapatrier tous ces
djihadistes. Les enfants de Yasmine
se trouvent peut-être parmi eux.
6. Monsieur Reynders affirme que le
gouvernement turc est trop débordé
par l’accueil des réfugiés syriens
pour retrouver les enfants belges
partis combattre en Syrie. Que les
choses soient claires : il est
proprement indécent d’utiliser la
tragédie des réfugiés syriens comme
prétexte pour laisser passer chaque
jour, des centaines de terroristes
vers la Syrie. Si avec ses 20
millions d’habitants, l’Etat syrien
bien plus pauvre que la Turquie a pu
accueillir 1,5 million d’Irakiens à
cause de l’invasion de leur pays par
les USA en 2003, la Turquie prospère
et opulente qui compte 80 millions
d’habitants peut bien accueillir
700.000 réfugiés syriens.
Contrairement à la Turquie de
Monsieur Erdogan, la Syrie a dû
essentiellement compter sur ses
propres moyens pour accueillir les
Irakiens victimes de la guerre.
7. Monsieur Erdogan a déclaré,
aujourd’hui même, au Parlement
européen à Bruxelles que la Turquie
maintiendra sa politique de "porte
ouverte" avec la Syrie, porte
ouverte pour les réfugiés syriens ce
qui est louable et normal mais aussi
"porte ouverte" pour le passage des
combattants et des terroristes d’Al
Qaïda. Cette déclaration va non
seulement encourager de nouveaux
départs mais aussi rendre plus
difficile la localisation des jeunes
Belges partis en Syrie.
8. D’après les médias, la maman des
deux jeunes Belges en Syrie a été
refoulée de Turquie sur une décision
du ministère turc de la défense. Si
cette information se confirme, elle
ne sera pas vraiment étonnante. En
effet, le 17 décembre dernier, le
ministre de la défense Ismet Yilmaz
avait démenti les allégations du
journal Hürriyet concernant la
livraison par le gouvernement de 47
tonnes d’armes aux groupes rebelles
entre juin et décembre. Le ministre
avait osé dire qu’en 2013, aucune
arme de guerre n’a été livrée aux
rebelles syriens alors qu’au même
moment, les rebelles confirmaient
que 400 tonnes d’armes leur avaient
été fournis depuis le territoire
turc (
http://www.france24.com/fr/20131217-turquie-admet-exporter-armes-syrie-mais-pour-chasser/
)
Face à tant d’hypocrisie et
d’indifférence de la part des
gouvernements concernant la vie
d’innocents, n’est-il pas normal que
cette maman désemparée s’adresse à
des pacifistes actifs sur le
terrain ?
En tant que militant pour la paix et
la réconciliation en Syrie, j’ai
tenté de faire pression sur le
régime d’Ankara à la fois au sein de
l’Assemble nationale turque avec
l’aide de députés turcs d’opposition
et avec l’aide de la rue, pour
contraindre Monsieur Erdogan à
négocier avec ses partenaires
djihadistes syriens le rapatriement
de nos jeunes citoyens actifs dans
leurs rangs.
C’est dans cette unique intention
que j’ai mis Yasmine en contact avec
un député turc de l’opposition
parlementaire et avec deux avocats à
Ankara.
J’ai également demandé de l’aide à
des médecins et des associations des
droits de l’homme basés à Antioche
qui sont en contact avec des
réfugiés syriens pour retrouver les
jeunes Belges recherchés par leurs
parents. Hélas en vain.
J’ai par ailleurs contacté le
Mouvement syrien de réconciliation (Moussalaha)
afin que celui-ci exhorte les
autorités syriennes à épargner la
vie des jeunes Belges en cas
d’arrestation et les remette
aussitôt à leurs parents.
Au lieu de sous-estimer le travail
des pacifistes belges et turcs,
j’invite Monsieur Reynders à
contribuer au retour des jeunes
Belges mobilisés en Syrie en
appelant par exemple son homologue
Davutoglu à adopter une approche
plus sereine et constructive dans le
dossier syrien conformément à sa
vieille doctrine du "zéro problème
avec les voisins" et conformément
aux accords de paix dits de Genève
2.
J’ai fait ce que j’ai pu pour
ramener nos jeunes de l’enfer syrien
et aujourd’hui, j’en paie le prix
fort.
Le fait d’avoir critiqué le
bellicisme du gouvernement turc m’a
valu d’être arrêté en Espagne puis
en Italie.
Privé de liberté depuis deux mois,
je risque à tout moment d’être
extradé vers la Turquie et livré à
mes tortionnaires.
Monsieur Reynders n’a rien pu faire
pour moi. J’espère au moins qu’il
pourra aider Yasmine et ses enfants.
Bahar Kimyongür
22 janvier 2014
[1]
http://www.rtbf.be/info/societe/detail_une-mere-de-famille-belge-a-la-recherche-de-son-fils-refoulee-de-turquie ?id=8179313
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