Opinion
La guerre du
royaume d'Arabie saoudite
contre la Syrie
Bahar Kimyongür
Bahar
Kimyongür
Samedi 18 janvier 2014
Tout observateur du conflit syrien
désireux de connaître de plus près la
rébellion anti-régime aura quelque peine
à s’y retrouver en raison de l’inflation
des groupes armés que l’on estime
aujourd’hui à plus d’un millier. La
guerre fratricide dans laquelle sont
plongées les principales milices
djihadistes depuis le début de l’année
accentue la confusion notamment sur le
rôle et l’évolution d’Al Qaïda dans le
conflit. Pourtant, au-delà de leurs
rivalités économiques et territoriales,
une même idéologie et une même stratégie
les unissent et les relient à un acteur
clé de la guerre de Syrie : le royaume
d’Arabie saoudite.
Le wahhabisme
syrien avant la guerre
Le courant religieux fondé il y a
quelques 250 ans par le prédicateur
extrémiste Muhammad Ben Abdel Wahhab
dans le Najd en Arabie saoudite, n’est
pas un phénomène de mode soudainement
apparu en Syrie à la faveur du printemps
arabe. Le wahhabisme dispose en effet
d’une base sociale solide entretenue
depuis plusieurs années par les Syriens
qui vivent en Arabie saoudite et dans
les autres théocraties de la péninsule
arabique. En Syrie, les émigrés du Golfe
sont singulièrement appelés « les
Saoudiens » car à leur retour au pays,
on les confond avec les vrais Saoudiens.
La plupart de ces émigrés reviennent en
effet imprégnés du puritanisme rituel,
vestimentaire, familial et sociétal qui
caractérise les royaumes wahhabites (1).
Mais le wahhabisme syrien est aussi le
fait de prédicateurs salafistes chassés
par le régime de Damas et accueillis par
les royaumes du Golfe. Malgré la
distance et la répression, ces
salafistes exilés sont parvenus à
entretenir des réseaux d’influence dans
leurs régions et leurs tribus d’origine.
La multiplication des chaînes
satellitaires émettant depuis les pays
wahhabites a renforcé en Syrie la
popularité de certains exilés syriens
reconvertis dans le « télé-coranisme ».
Le plus emblématique d’entre eux est
sans doute Adnane Arour. Exilé en Arabie
saoudite, celui que l’on surnomme le
cheikh de la discorde (fitna), anime
plusieurs émissions sur Wessal TV et
Safa TV où il a popularisé les harangues
anti-chiites et anti-alaouites notamment
celle où il appelle à « passer les
alaouites au hachoir et à jeter leur
chair aux chiens ». Dans la région de
Hama dont il est originaire, Arour a
gardé une influence significative au
point que son nom était loué dès les
premières manifestations anti-régime de
2011.
D’un point de vue historique et
territorial, la wahhabisation rampante
de la Syrie s’est d’abord imposée dans
les populations rurales échappant au
sunnisme institutionnel syrien
d’orientation hanafite réputé tolérant.
Suite au virage libéral emprunté par le
parti Baas en 2005, le wahhabisme a
connu un nouvel essor dans les banlieues
misérables des métropoles syriennes ou
les villes de seconde zone comme Douma
ou Darayya ravivant le spectre de la
discorde inter-communautaire.
De nombreux Syriens qui se sont enrichis
en Arabie saoudite lancèrent des
campagnes caritatives dans leur pays
d’origine, accroissant ainsi leur
influence parmi les Syriens défavorisés.
Chaque carence de l’Etat était aussitôt
comblée par des réseaux de bienfaisance
liés à d’ambitieux cheikhs exilés. L’un
des plus connus s’appelle Mohammad
Sourour Zayn Al Abidin. Il est le chef
de file d’un courant prosélyte à
mi-chemin entre le mouvement des Frères
musulmans syriens et le wahhabisme (2).
Le moment venu, les Syriens du Golfe
sont devenus les principaux sponsors
privés du djihad en Syrie, aussitôt
assistés dans leur « mission sacrée »
par des riches donateurs saoudiens mais
aussi koweïtiens, bahreïniens ou encore
jordaniens, pour la plupart, d’obédience
wahhabite (3).
Malgré le calme tout relatif qui faisait
la renommée du régime sécuritaire de
Damas avant les troubles et la guerre
que nous connaissons depuis trois ans,
le pays a connu plusieurs cas
d’échauffourées et de provocations à
caractère confessionnel. (4) Une
alaouite originaire de la ville
majoritairement sunnite de Tall Kalakh
dans le gouvernorat de Homs m’a parlé de
tentatives de pogromes anti-alaouites
plus d’un an avant les premières
manifestations démocratiques de mars
2011. D’autres Syriens m’ont confirmé
l’installation durant la décennie
précédente, d’un climat délétère sur
fond de rancoeurs communautaires dans
les quartiers pauvres de Damas et dans
certains villages d’Idlib.
Les autorités syriennes ont préféré
étouffer ce type d’incidents pour éviter
la contagion.
En mars 2011, les slogans hostiles aux
chiites, au Hezbollah et à l’Iran
scandés aux portes de la mosquée Abou
Baqr As Saddiq à Jableh sur la côte
syrienne ont rapidement cédé la place
aux appels à la guerre contre les
minorités. Alors que les Syriens
manifestaient contre l’injustice, la
tyrannie, la corruption et la pauvreté,
certaines forces conservatrices
tentaient délibérément de détourner la
colère populaire vers des cibles
innocentes dont le seul crime était
d’exister. Ainsi, avant même que les
troupes d’Al Qaïda ne tirent leur
premier coup de feu en Syrie, les
prédicateurs wahhabites étaient déjà à
la manoeuvre.
La wahhabisation de
la rébellion syrienne
Si à l’aube de l’insurrection syrienne,
au milieu de l’écrasante majorité des
combattants de confession sunnite, on
pouvait croiser quelques rebelles
druzes, chrétiens, chiites et alaouites,
sous la pression des agitateurs et des
généreux donateurs du Golfe, la
rébellion va rapidement s’homogénéiser
sur le plan confessionnel et se
radicaliser, contraignant les quelques
combattants issus des minorités à se
démobiliser et à s’exiler.
Dans leur propagande, les groupes
rebelles syriens reprennent à leur
compte les insultes anti-chiites en
vogue au royaume des Saoud. Les chiites
mais aussi les alaouites, les ismaéliens
et les druzes seront systématiquement
accusés par la rébellion d’être des
mécréants (kouffar), des négateurs (rafidha),
des zoroastriens (majous), des
transgresseurs (tawaghit, pluriel de
taghout), des polythéistes, des
adorateurs d’icônes, de pierres ou de
tombes (mouchrikines), des satanistes,
des crypto-iraniens, des envahisseurs
perses, des safavides ou encore des
crypto-juifs (5).
Parallèlement, des bataillons aux
connotations confessionnelles vont se
former à l’intérieur même de l’Armée
syrienne libre : bataillons Muawiya,
Yazid, Abou Ubayda Jarrah, Ibn Taymiyya,
Ibn Kathir, la brigade turkmène « Yavuz
Sultan Selim » du nom du sultan-calife
ottoman qui, au XVIe siècle, massacra
alévis, alaouites et chiites…
Parmi ces groupes d’insurgés à
connotation confessionnelle, il y a la
fameuse Brigade Farouk, véritable épine
dorsale de l’Armée syrienne libre. Aucun
média occidental ne s’est même interrogé
sur le sens du mot Farouk. (6) Il
s’agissait pourtant du surnom du calife
Omar Ibn Khattab, considéré comme un
usurpateur par les chiites.
Nul ne peut oublier Khalid al Hamad,
l’homme qui éviscéra un soldat de
l’armée gouvernementale avant de crier
en portant à sa bouche le coeur et le
foie de sa victime :
« Oh, héros ! massacrez les Alaouites et
découpez leurs coeurs pour les
manger ! ». Mais se souvient-on que
cet individu n’était ni membre d’Al
Qaïda, ni un simple milicien mais un
commandant de la célèbre brigade Al
Farouk affiliée à l’Armée syrienne libre
(ASL) soi-disant modérée et aujourd’hui
dirigée par Salim Idriss.
Le prédicateur Andan Arour qui appelle
au meurtre de masse lors de ses
apparitions télévisées fait lui aussi
partie de l’Armée syrienne libre (ASL)
et non pas de la rébellion dite
« extrémiste ».
Ces quelques exemples montrent que la
présentation de l’Armée syrienne libre
(ASL) en tant que rébellion
démocratique, laïque et plurielle était
un pur produit marketing à destination
de l’opinion publique occidentale.
De nos jours, nos médias présentent le
Front islamique (FI), la principale
coalition djihadiste qui fédère près de
80.000 combattants comme une possible
alternative à Al Qaïda. Le leader du
Front islamique s’appelle Zahran Alloush.
Il est le fils de Mohammad Alloush, un
prédicateur syrien ultraconservateur
exilé en Arabie saoudite. Zahran Alloush
a beau résister contre les deux
succursales syriennes d’Al Qaïda, à
savoir Al Nosra et l’Etat islamique de
l’Irak et du Levant (EIIL) alias Daech,
il développe la même rhétorique sectaire
que ses concurrents. Dans une allocution
prononcée devant le château omeyyade
Qasr al Hayr al Charqi près d’Al Sukhna
en juillet 2013, voici ce que Zahran
Alloush déclarait urbi et orbi :
« Les fils des Omeyyades
sont revenus au pays du Levant malgré
vous. Les moudjahidines du Levant vont
laver la souillure des Rafidhas , pour
purifier le Levant à jamais... Les
Chiites demeureront à jamais soumis et
humiliés comme ils l’ont toujours été
tout au long de l’histoire. Et l’Islam a
toujours détruit leur Etat... La
dynastie des Omeyyades a toujours
détruit leur Etat ». (7)
Début octobre 2013, quatre groupes
djihadistes regroupant plusieurs
milliers de combattants indépendants
d’Al Qaïda annoncent la création dans
l’Est syrien de l’Armée de la sunna et
de la communauté (Jaych al Sunna wal
Jama’a). Non seulement, cette nouvelle
coalition arbore un nom confessionnel
clairement anti-chiite mais, en plus,
elle accuse leurs ennemis d’être des
safavides, un nom désignant une dynastie
chiite qui régna sur l’Iran de 1501 à
1736. Par ailleurs, la nouvelle armée
confessionnelle proclame sa volonté de
combattre les « sectes » jusqu’au jour
du jugement dernier. (8)
Par conséquent, il serait illusoire de
considérer la rébellion de groupes armés
contre à Al Qaïda comme un gage de
respectabilité et de tolérance. En
effet, tous les mouvements rebelles
actifs en Syrie pratiquent le takfir,
c’est-à-dire la guerre contre la
« mécréance », dans un premier temps
contre les courants de l’Islam qu’ils
considèrent comme hérétiques et les
non-croyants, ensuite contre les
minorités chrétiennes et enfin contre
les sunnites.
La distinction faite par les médias
occidentaux entre rebelles et
djihadistes est donc abusive. Entre Al
Qaïda, le Front islamique et l’Armée
syrienne libre, c’est en quelque sorte
bonnet blanc et blanc bonnet.
Le Royaume
wahhabite à l’assaut de la forteresse
syrienne
En trois ans de conflit en Syrie, le
régime des Saoud ne s’est pas contenté
d’exporter son idéologie. Dès le début
de la crise, Riyad se profile en effet
comme la force d’avant-garde de la
guerre contre le régime syrien. Il se
fait remarquer en devenant le premier
pays au monde à rompre ses relations
diplomatiques avec Damas.
Lorsque l’insurrection armée éclate en
Syrie, le Royaume wahhabite cherche
immédiatement à en prendre le contrôle.
Il charge ses agents locaux de canaliser
les ressources financières, logistiques
et militaires vers les groupes insurgés
les plus fiables.
Au Liban, en Turquie et surtout en
Jordanie, les services de renseignements
saoudiens organisent des camps
d’entraînement pour les rebelles
syriens.
Au pays du Cèdre, l’Arabie saoudite
mobilise le Courant du futur des Hariri,
une puissante famille libano-saoudienne
politiquement inféodée à la dynastie
wahhabite ainsi que les cellules
terroristes présentes dans le Nord du
pays. Les groupes terroristes du
Nord-Liban constituent la force de
réserve traditionnelle du régime de
Riyad dans sa guerre contre le
Hezbollah, parti solidement implanté
dans la population chiite du Sud du
Liban.
Au début du « printemps syrien » (mars
2011), ce même Nord-Liban a logiquement
servi à l’Arabie saoudite de base
d’attaque contre la Syrie. Des
mercenaires pro-saoudiens de toutes
origines, mais au départ syriens, ont
afflué vers les province de Homs et de
Damas à partir du territoire libanais.
Le chef des opérations anti-syriennes
n’est autre que le prince Bandar Ben
Sultan, secrétaire général du Conseil
national de sécurité saoudien. Le prince
est par ailleurs surnommé « Bandar
Bush » en raison de ses étroites
liaisons avec l’ex-président étasunien.
Coutumier des opérations secrètes, le
prince Bandar a fait de l’élimination du
président syrien une question
personnelle. Il lui arrive de débarquer
en personne à Tripoli, la capitale du
Nord-Liban, pour encourager, en monnaies
sonnantes et trébuchantes, les
volontaires pour le djihad anti-chiite,
anti-Hezbollah et anti-syrien (9).
Parfois, il charge ses meilleurs agents,
comme le député haririste Okab Sakr,
d’assurer la logistique. Selon une
enquête du journal Time, Okab Sakr se
trouvait fin août 2013 à Antioche, la
ville turque servant de base-arrière aux
djihadistes anti-syriens du Front nord
pour équiper en armes légères plusieurs
unités de l’Armée syrienne libre (ASL)
basées à Idlib et à Homs. (10)
Le 25 février 2013, le
New York Times a révélé que des
armes issues de stocks secrets de
l’armée croate ont été achetées par
l’Arabie saoudite et acheminées aux
rebelles syriens via la Jordanie. Il
était question de « multiples avions
chargés d’armes » et d’un « nombre
inconnu de munitions ». (11)
Le 17 juin 2013, citant des diplomates
du Golfe, l’agence Reuters annonce la
fourniture aux rebelles syriens par
l’Arabie saoudite de missiles
anti-aériens achetés en France et en
Belgique. La dépêche précise que le
transport de ses armes aurait été
financé par la France. (12)
Au Liban, en Turquie ou en Jordanie,
l’Arabie saoudite avançait ses pions à
mesure que les autres sponsors de la
rébellion, à savoir le régime d’Ankara
et l’émir du Qatar, levaient le pied.
Désormais, la Syrie était victime d’une
guerre saoudienne, une guerre d’invasion
et de conquête de la Syrie par l’Arabie
saoudite.
Les légions
saoudiennes déferlent sur la Syrie
Voyant que les Etats-Unis rechignaient à
envoyer des troupes pour combattre le
régime de Damas suite à l’attaque
chimique survenue le 21 août 2013, le
régime de Riyad a décidé de mettre les
bouchées doubles en augmentant de
manière significative le budget
militaire et le nombre de mercenaires
saoudiens pour la guerre contre la
Syrie. Parallèlement, plusieurs
centaines de Saoudiens, soldats d’active
ou réservistes, ont gagné la Syrie pour
renforcer les groupes terroristes les
plus radicaux comme Al Nosra ou Daech.
Ces dernières semaines, le journal
libanais As-Safir et les médias
officiels syriens ont constaté cette
implication accrue de la monarchie
wahhabite, indiquant que plusieurs hauts
gradés de l’armée saoudienne dont un
colonel ont été capturés par l’armée
syrienne à Alep tandis qu’un général
major de l’armée saoudienne nommé Adel
Nayef Al-Shoummari avait été tué dans
une attaque kamikaze à Deir Attiyeh. Les
médias syriens ont publié sa photo en
uniforme de l’armée saoudienne. Al
Shoummari serait le fils du chef des
officiers de la Garde royale saoudienne.
Une autre personnalité saoudienne,
Moutaleq el-Moutlaq, fils du général
saoudien Abdallah Moutlaq Soudairi a lui
aussi été tué à Alep. À sa mort, les
autorités saoudiennes ont tenté de se
dissocier de son engagement en Syrie en
prétendant qu’il s’était rendu dans ce
pays en guerre par échapper à la
justice. Le journal As-Safir note
cependant que l’oncle paternel de
Moutlaq al-Moutlaq, se trouve lui aussi
en Syrie dans les rangs de groupes
dihadistes. (13)
Parmi les milliers de Saoudiens
actuellement présent en Syrie, on compte
également des cheikhs influents comme
Abdullah Al Mohaisany. Dans une vidéo
postée sur Youtube, on le voit arme à la
main, chanter des louanges au Front Al
Nosra et à l’Etat islamique d’Irak et du
Levant (EILL), les deux branches d’Al
Qaïda en Syrie et maudire les chiites et
les alaouites (14).
L’inertie des services secrets saoudiens
face aux départs de personnalités
publiques comme Al Mohaisany pose
question. Au début du conflit, les
autorités saoudiennes semblaient vouloir
tenir leurs citoyens à l’écart de la
guerre de Syrie. En septembre 2012,
plusieurs oulémas appartenant à un
organe religieux gouvernemental avaient
même déconseillé à leurs ressortissants
d’aller se battre en Syrie. (15)
Aujourd’hui, Riyad semble au contraire
prêcher avec véhémence la guerre totale
dans ce pays.
Fin novembre 2013, l’armée arabe
syrienne a annoncé avoir capturé pas
moins de 80 combattants saoudiens à Deir
Attiyeh durant la bataille de Qalamoune.
Le 15 janvier 2014, l’ambassadeur syrien
aux Nations Unies M. Bachar Jaafari a
déclaré que 15% des combattants
étrangers en Syrie étaient Saoudiens.
Dans ses deux derniers discours, la
président syrien Bachar el Assad a
souligné la menace du wahhabisme sur
l’Islam et sur le monde. Et d’ajouter :
« (…) tout le monde doit
contribuer à la lutte contre le
wahhabisme et à son éradication. »
Le président syrien confirmait ainsi que
la guerre de Syrie est devenue une
guerre de l’Arabie saoudite contre la
Syrie.
Conclusion
Lorsque l’on parle du rôle de l’Arabie
saoudite dans la guerre de Syrie, par
ignorance ou à dessein, les analystes
occidentaux restent souvent vagues, se
limitant à répéter des généralités sur
les rivalités entre l’Iran et la
dynastie des Saoud.
Si les médias occidentaux principalement
français, sont avares de critiques
envers les monarchies du Golfe, ils sont
carrément muets sur l’obsession des
Saoud à vouloir confessionnaliser à tous
prix un conflit qui est éminemment
politique, géostratégique et
idéologique. Il est vrai que « nos »
experts pointent le discours
confessionnel et l’extrémisme de la
rébellion, mais ils en parlent comme une
conséquence et non comme la principale
cause du conflit et de sa pérennisation.
Or, les forces du régime ont toujours
mis en avant la solidarité
interconfessionnelle et l’unité de la
patrie au centre de leur combat, (ce que
les médias mainstream se gardent de
mentionner, faisant passer les forces
loyalistes pour les membres d’une seule
communauté) tandis que les groupes armés
cultivaient leur différence et leur
pureté par rapport aux communautés
jugées déviantes puis par rapport à
l’ensemble de la population.
Là où ces milices fanatiques ont pris le
pouvoir, le chaos et la terreur se sont
installés. Dans les zones dites
« libérées », le jeu dangereux de la
surenchère anti-chiite et anti-alaouite
entretenu par les canaux de propagande
saoudiens s’est rapidement mué en
campagne d’extermination de tout ce qui
est non sunnite d’abord et de tous ce
qui est différent ensuite.
C’est le phénomène que nous observons
aujourd’hui, avec la liquidation de plus
d’un millier de djihadistes en deux
semaines de guerre entre factions
rivales se revendiquant de la même
confession et de la même pratique
théologique.
En trois ans de crise et de guerre en
Syrie, la stratégie saoudienne est
passée du « soft power » et de la
wahhabisation rampante à la guerre
directe.
Les Saoud ont commencé par saboter toute
perspective de réforme, de
démocratisation et de réconciliation en
Syrie. Ils ont ensuite poussé les
Syriens à s’entre-tuer en dressant face
aux forces loyalistes des groupes armés
créés de toutes pièces à leur image.
Voyant leur projet de renversement de
régime échouer, ils ont décidé de tenter
le tout pour le tout, quitte à réduire
la Syrie en poussière avec l’aide d’Al
Qaïda.
Comme le régime théocratique de Riyad
est en guerre contre Al Qaïda sur le
plan domestique, certains experts
occidentaux doutent encore du soutien de
Riyad aux terroristes en Syrie. Or, la
manipulation par les services saoudiens
de groupes affiliés à Al Qaïda comme
l’EIIL ou Al Nosra est non seulement une
constante de la politique étrangère
saoudienne mais en plus, les milices du
Front islamique (FI) et de l’Armée
syrienne libre (ASL) que l’Arabie
saoudite soutient officiellement ont une
idéologie et une rhétorique quasi
identiques à celles d’Al Qaïda.
Ainsi, du chef de l’espionnage saoudien
Bandar Ben Sultan au leader suprême d’Al
Qaïda Ayman al Zawahiri, de l’émir d’Al
Nosra Abu Mohammad Al Joulani au
commandant de l’Armée syrienne libre
Salim Idriss, de l’émir de Daech Abu
Bakr Al Baghdadi au commandant du Front
islamique (FI) Zahran Alloush, ils
prônent tous le même discours, les mêmes
méthodes et les mêmes objectifs en
Syrie.
Le terrorisme de ces bandes armées et de
leur sponsor saoudien ne laisse guère
d’autre choix à la Syrie souveraine que
de résister ou de disparaître.
Nous sommes décidément encore bien loin
de la paix.
Bahar Kimyongür
18 janvier 2014
Notes de bas de
page
(1) J’ai constaté ce phénomène de
wahhabisation des moeurs durant mes
multiples voyages en Syrie entre 1998 et
2005. Il a été observé par Alper Birdal
et Yigit Günay auteurs du livre critique
sur les printemps arabes (Arap Bahari
Aldatmacasi, Ed. Yazilama, 2012).
L’opposant syrien Haytham Manna a lui
aussi rendu compte de la wahhabisation
progressive de la Syrie durant une
conférence donnée à Bruxelles le 3
novembre 2013.
(2) Mohammad Sourour Zayn Al Abidin vit
actuellement en Jordanie.
(3) Selon un article paru le 12 novembre
dans le New York Times et signé Ben
Hubbard, douze Koweïtiens dont un
certain Ghanim Al Mteiri agiraient
ouvertement dans le transport de fonds
pour le djihad en Syrie. Des imams
vivant en Europe ont également impliqués
dans le trafic d’armes international
vers la Syrie comme l’imam syrien exilé
en Suède Haytham Rahmeh.
(4) A Qamechli, dans le Nord-est de la
Syrie, des troubles inter-ethniques
sanglants sont survenus en 2004 entre
supporters de football arabes et kurdes.
(5) La légende veut que ce soit un juif
converti à l’Islam du nom d’Abdullah Ibn
Saba qui serait le fondateur du chiisme.
Certaines sources sunnites font d’Ibn
Saba un agent juif provocateur ayant eu
pour mission de détruire l’Islam de
l’intérieur. Mais à ce jour, les
autorités chiites réfutent jusqu’à
l’existence même de ce personnage et
accusent les auteurs de ce "mythe" de
vouloir discréditer leur foi.
(6) Farouk signifie celui qui distingue
le Bien du Mal. Il n’est pas question
pour moi ici de prendre partie dans le
discours théologique qui déchire l’Islam
depuis ses origines mais d’apporter une
clé de compréhension au lecteur profane.
(7) Voir :
http://www.youtube.com/watch ?v=jA6Af9o4Zmk
(8) Voir :
https://www.youtube.com/watch ?v=0S9DRKCYnn8&feature=player_embedded
(9) Pour plus de détails sur Bandar Ben
Sultan, cf. Bahar Kimyongür, Syriana, La
conquête continue, Ed. Investig’Action
et Couleur Livres, Charleroi, 2012
(10) Time, Syria’s Secular and Islamist
Rebels : Who Are the Saudis and the
Qataris Arming ?, 18 septembre 2012,
(11) The New York Times, Saudis Step Up
Help for Rebels in Syria With Croatian
Arms, 25 février 2013
(12) Reuters, Saudi supplying missiles
to Syria rebels : Gulf source, 17 juin
2013
(13) As Safir, Saudi Jihadis Flow into
Syria, 5 décembre 2012
(14) Voir :
https://www.youtube.com/watch ?v=_JxR4HRlGMo
.
La chanson reprise par le cheikh
saoudien range dans le même panier les
chiites et l’Amérique, ce qui est un
contre-sens. Le royaume dont il est
citoyen est non seulement un protectorat
étasunien mais en plus, Washington est
l’un des principaux soutiens du djihad
en Syrie.
(15) Reuters, Saudi steers citizens away
from Syrian « jihad », 12 septembre 2012
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