Souvenir
Le corps du poète dans les lieux
qu’il aimait vivant
Ascanio Celestini

Il y a 45
ans, le poète Pier Paolo Pasolini était
assassiné à l’Idroscalo d’Ostie
Vendredi 6 novembre 2020
Anniversaire. 2 novembre 1975 Pier Paolo
Pasolini était tué à l’Idroscalo d’Ostie
Une dame élégante et blonde
accueille Pasolini à l’aéroport de
Stockholm persuadée qu’il sera le
prochain conational à avoir le Nobel
après Montale. Et qui sait s’il aurait
été d’accord. Sartre l’avait refusé
quelques années plus tôt, disant que
l’écrivain ne doit pas “se laisser
transformer en institution, même si cela
a lieu sous les formes les plus
honorables”.
Quand on demande à Pasolini ce
qu’il pense de la célèbre reconnaissance
assignée à Montale, il répond qu’on
aurait mieux fait de le donner à Sandro
Penna “destiné à être continuellement un
poète à part”[1].
Le 31 octobre il s’envole pour Paris
pour suivre le doublage de
Salò
et le jour suivant il est en Italie.
Les dernières choses qu’il fait en
vie ont souvent été racontées. Un dîner
chez Pommidoro
avec Ninetto Davoli et sa famille.
Pasolini commande un steak frites, les
autres : saucisses et fruit. Il paye
onze mille lires avec un chèque de la
Cassa Risparmio de Rome, agence de via
Giacinto Carini à Monteverde Vecchio. Le
jour suivant la table est encore
appareillée. “Je vis les verres qui
étaient encore sur la table comme je les
avais laissés. Et quand je vis dans la
poêle l’huile que j’avais utilisée pour
frire ses pommes de terre, je me mis à
pleurer” dit Anna, la patronne de la
trattoria.
Pasolini s’arrête au square de la gare
Termini. Dans l’Alfa Romeo 2000 GT à
peine lavée par sa cousine Graziella,
monte Pino Pelosi, dit
La Rana
(la Grenouille). Ils prennent l’Ostiense.
Ils s’arrêtent au
Buono Tevere où le jeune
prend entrée et plat du jour. Puis ils
s’en vont vers l’Idroscalo.
Quand Anna débarrasse la table de
Pommidoro
tout est déjà consommé.
“Hier matin, 2 novembre 2020, le
soleil s’est levé à 6h 41”.
Le 2 novembre 1975, il aura pointé son
nez à peu près à la même heure. Ou
peut-être faisait-il tellement sombre et
pluvieux que l’aube a dû être à vomir.
Dans ces cages à poules qui donnent sur
un terrain de foot à deux pas de la mer
habite une femme de quarante-six ans,
Lollobrigida Maria Teresa épouse de
Principessa Alfredo, maçon de deux ans
plus âgé. Ils ont deux enfants :
Gianfranco et Mimma de 27 et 23 ans. Ils
viennent juste d’arriver d’une autre
banlieue de la ville. Ils habitent vers
la Tangenziale
à la hauteur de Tor de’ Schiavi. Ils ont
une “casetta”,
disent-ils, dans cette zone de
baraquements devant la mer. Dans la
déposition d’Alfredo est rapportée la
phrase de sa femme qui la première voit
le corps du poète : au moment où on
descendait de voiture ma femme s’exclama
: “Sur cette route ils jettent toujours
des bordilles”.
De la Suède des Nobel, à travers la
Ville Lumière pour aller mourir à l’Idroscalo
d’Ostie ce serait un voyage impensable
pour un poète à
lauriers qui évolue parmi les buis
troènes ou acanthes, mais
c’est étrange aussi pour ceux qui se
contentent de
l’odeur des citrons
[2].
Pasolini n’appartenait à aucune des deux
catégories.
Trois jours plus tard Rossana
Rossanda prédisait sans trop d’effort
qu’on lui dédierait rapidement des rues
et que chacun essayerait de le
récupérer. Les communistes allaient le
faire, avec lesquels il discuta dès
l’époque où ils lui tuèrent son frère,
même si lui, cohérent et têtu, déclara
toujours son vote pour le PCI. Les
intellectuels allaient le faire, “prudents
distillateurs de mots et positions,
paisibles bénéficiaires de la séparation
entre littérature et vie”[3].
Même les commentateurs les plus
conservateurs allaient y gagner quelque
chose, jusqu’à ceux de droite lisant à
tort et à travers ses paroles sur ’68 et
sur l’avortement. Et à ce saccage
s’unissent encore aujourd’hui
inévitablement les amants du mystère et
du complot. Tout faux et en même temps
tout vrai ou, peut-être, tout un mélange
de traces effacées par la pluie de cette
nuit-là et recouvertes par les restes
d’une histoire qui depuis des siècles
n’a donné que des valets.
Le corps du poète a été retrouvé
sur la terre fangeuse devant la mer de
l’Idroscalo parce qu’il fréquentait ces
“lieux sans
limites où tu crois que la ville
s’arrête, et où au contraire elle
recommence”[4].
D’autres sont morts dans leur lit parce
que, inévitablement, nous allons mourir
dans ces lieux mêmes que nous
fréquentions vivants. Et Pasolini
parcourait toute cette belle ville
infinie pour sombrer dans sa déchirante
beauté au risque chaque nuit de ne pas
refaire surface vivant. “Mieux
la mort qu’y renoncer !”[5],
écrivait-il. Mais sans condamner qui
mêlait l’homicide à cette vitalité
désespérée.
Dans son article en première page
sur il
manifesto
du 4 novembre Rossanda écrivit un peu
plus qu’une prophétie facile. Elle
déclara que probablement “s’il
en était sorti vivant, il serait
aujourd’hui du côté du jeune de dix-sept
ans qui le massacrait de coups. En le
maudissant, mais avec lui”[6].
Et ainsi est-il mort faisant un
avec le monde dans lequel il se
plongeait. En annulant la distance entre
les mots et les choses.
Aujourd’hui, tant d’années et tant de
bavardages après cette aube-là, il y
aurait à répondre à madame Lollobrigida
: “C’est vrai, Ma’ame ! Sur cette route
ils jettent toujours des bordilles”.
Édition de mardi 3 novembre 2020
d’il manifesto
https://ilmanifesto.it/il-corpo-del-poeta-nei-luoghi-che-amava-da-vivo/
Traduit de l’italien
par Marie-Ange Patrizio, avec l’aimable
autorisation de l’auteur et son aide
pour la bibliographie.
Toutes les notes sont de la
traductrice.

[1]
Cf. enregistrement d’une
intervention à l’Institut
Italien de Stockholm le 30
octobre 1975, in
Pasolini
Requiem,
Barth David
Schwarz, 1992,
University Chicago Press (USA).
Référence communiquée par
Ascanio Celestini pour la
version française de l’article.
[2]
“Ascoltami,
i poeti laureati
si muovono
soltanto fra le piante
dai nomi poco usati: bossi
ligustri o acanti.
lo, per me, amo le strade che
riescono agli erbosi
fossi dove in pozzanghere
mezzo seccate agguantanoi
ragazzi
qualche sparuta anguilla:
le viuzze che seguono i ciglioni,
discendono tra i ciuffi delle
canne
e mettono negli orti, tra gli
alberi dei limoni
[…]”.
I limoni,
Eugenio Montale, in
Ossi di seppia,
1925,
Piero Gobetti Editore,
Turin. Et
https://www.libriantichionline.com/divagazioni/eugenio_montale_limoni_1925
[3]”In
morte di Pasolini”,
Rossana Rossanda,
il
manifesto 4 novembre
1975 http://www.centrostudipierpaolopasolinicasarsa.it/testimonianze/in-morte-di-pasolini-il-ricordo-di-rossana-rossanda-1975/
[4]”[…]
Nascono potenze
e nobiltà,
feroci,
nei mucchi di tuguri,
nei luoghi
sconfinati dove credi
che la città
finisca, e dove
invece
ricomincia, nemica, ricomincia
per migliaia di volte, con ponti
e labirinti, cantieri e sterri,
dietro mareggiate di grattacieli,
che coprono interi orizzonti.[…]
Sesso, consolazione
della miseria,
in La
religione del mio tempo,
Pier Paolo Pasolini,
1961, Garzanti Editore, Milan.
Et
http://www.pierpaolopasolini.it/sesso_consolazione_della_miseria.htm
[5]
“[…]
Per loro, i
miei coetanei, i figli, in
squadre
meravigliose sparsi per pianure
e colli, per vicoli e piazzali,
arde
in me solo la carne. Eppure, a
volte,
mi sembra che nulla abbia la
stupenda
purezza di questo sentimento.
Meglio la morte
che rinunciarvi!
Io
devo difendere
questa enormità
di
disperata tenerezza
che, pari al mondo, ho avuto
nascendo
[…]”.
La
realtà,
in Poesia
in forma di rosa,
Pier Paolo Pasolini, 1964,
Garzanti Editore, Milan.
Et :http://www.centrostudipierpaolopasolinicasarsa.it/molteniblog/pasolini-tra-eros-e-agape-di-beatrice-da-vela/
“[…]
Pourtant, parfois,
il me semble que rien
n’ait la superbe
pureté de ce sentiment. Mieux la
mort
Qu’y renoncer ! Je dois défendre
cette énormité de tendresse
désespérée
qu’avec le monde j’ai
reçue en naissant”.
[Notre traduction]
[6]
In morte
di Pasolini, Ross Rossana
Rossanda, id.
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