Histoire
Le débarquement du 6 juin 1944
du mythe d'aujourd'hui à la réalité
historique
Annie Lacroix-Riz
Photo:
Wikipedia
Mardi 3 juin 2014
Le
triomphe du mythe de la libération
américaine de l’Europe
En juin 2004, lors du 60e
anniversaire (et premier décennal
célébré au XXIe siècle) du
« débarquement allié » en Normandie, à
la question « Quelle
est, selon vous, la nation qui a le plus
contribué à la défaite de l’Allemagne »
l’Ifop afficha une réponse
strictement inverse de celle
collectée en mai 1945 : soit
respectivement pour les États-Unis, 58
et 20%, et pour l’URSS, 20 et 57%[1].
Du printemps à l’été 2004 avait été
martelé que les soldats américains
avaient, du 6 juin 1944 au 8 mai 1945,
sillonné l’Europe « occidentale » pour
lui rendre l’indépendance et la liberté
que lui avait ravies l’occupant allemand
et que menaçait l’avancée de l’armée
rouge vers l’Ouest. Du rôle de l’URSS,
victime de cette « très spectaculaire
[inversion des pourcentages] avec le
temps »[2], il ne fut
pas question. Le (70e) cru
2014 promet pire sur la présentation
respective des « Alliés » de Deuxième
Guerre mondiale, sur fond d’invectives
contre l’annexionnisme russe en Ukraine
et ailleurs[3].
La légende a progressé avec l’expansion
américaine sur le continent européen
planifiée à Washington depuis 1942
et mise en œuvre avec l’aide du Vatican,
tuteur des zones catholiques et
administrateur, avant, pendant et après
la Deuxième Guerre mondiale de la
« sphère d’influence “occidentale” »[4].
Conduite en compagnie de et en
concurrence avec la RFA (puis
l’Allemagne réunifiée), cette poussée
vers l’Est a pris un rythme effréné
depuis la « chute du Mur de Berlin »
(1989) : elle a pulvérisé les « buts de
guerre » que Moscou avait revendiqués en
juillet 1941 et atteints en 1944
(récupération du territoire de
1939-1940) et 1945 (acquisition d’une
sphère d’influence recouvrant l’ancien
« cordon sanitaire » d’Europe centrale
et orientale, vieille voie germanique
d’invasion de la Russie)[5].
Le projet américain avançait si vite
qu’Armand Bérard, diplomate en poste à
Vichy et, après la Libération,
conseiller d’ambassade à Washington
(décembre 1944) puis à Bonn (août 1949),
prédit en février 1952 : « les
collaborateurs du Chancelier [Adenauer]
considèrent en général que le jour où
l’Amérique sera en mesure de mettre en
ligne une force supérieure, l’URSS se
prêtera à un règlement dans lequel elle
abandonnera les territoires d’Europe
Centrale et Orientale qu’elle domine
actuellement. »[6]
Les prémonitions, alors effarantes, de
Bérard-Cassandre, sont en mai-juin 2014
dépassées : l’ancienne URSS, réduite à
la Russie depuis 1991, est menacée à sa
porte ukrainienne.
L’hégémonie idéologique « occidentale »
accompagnant ce Drang nach Osten
a été secondée par le temps écoulé
depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Avant la Débâcle, « l’opinion
française » s’était fait « dindonn[er]
par les campagnes “idéologiques” »
transformant l’URSS en loup et le Reich
en agneau. La grande presse, propriété
du capital financier, l’avait persuadée
que l’abandon de l’alliée tchécoslovaque
lui vaudrait préservation durable de la
paix. « Une telle annexion sera et ne
peut être qu’une préface à une guerre
qui deviendra inévitable, et au bout des
horreurs de laquelle la France courra le
plus grand risque de connaître la
défaite, le démembrement et la
vassalisation de ce qui subsistera du
territoire national comme État en
apparence indépendant », avait averti,
deux semaines avant Munich, une autre
Cassandre du haut État-major de l’armée[7].
Trompée et trahie par ses élites, « la
France » connut le destin prévu mais ses
ouvriers et employés, subissant 50% de
baisse des salaires réels et perdant
10-12 kg entre 1940 et 1944, se
laissèrent moins « dindonn[er] par les
campagnes “idéologiques” ».
Ils perçurent certes les réalités
militaires plus tard que « les milieux
bien informés », mais, en nombre
croissant au fil des mois, ils suivirent
sur les atlas ou les cartes de la presse
collaborationniste l’évolution du
« front de l’Est ». Ils comprirent que
l’URSS, qui réclamait en vain depuis
juillet 1941 l’ouverture, à l’Ouest,
d’un « second front » allégeant son
martyre, portait seule le poids de la
guerre. L’« enthousiasme » que suscita
en eux la nouvelle du débarquement
anglo-américain en Afrique du Nord
(8 novembre 1942) était « éteint » au
printemps suivant : « Aujourd’hui tous
les espoirs sont tournés vers
la Russie dont les
succès remplissent de joie la population
tout entière […] Toute propagande du
parti communiste est devenue inutile […]
la comparaison trop facile entre
l’inaction inexplicable des uns et
l’héroïque activité des autres prépare
des jours pénibles à ceux qui
s’inquiètent du péril bolchevique »,
trancha un rapport d’avril 1943 destiné
au BCRA gaulliste[8].
Si duper les générations qui avaient
conservé le souvenir du conflit était
délicat, l’exercice est aujourd’hui
devenu aisé. À la disparition
progressive de ses témoins et acteurs
s’est ajouté l’effondrement du mouvement
ouvrier radical. Le PCF, « parti des
fusillés », a longtemps informé
largement, bien au-delà de ses rangs,
sur les réalités de cette guerre.
Ce qui en demeure en traite moins
volontiers dans sa presse, elle-même en
voie de disparition, voire bat sa coulpe
sur le passé « stalinien » contemporain
de sa Résistance. L’idéologie dominante,
débarrassée d’un sérieux obstacle, a
conquis l’hégémonie sur ce terrain comme
sur les autres. La sphère académique
n’oppose plus rien (voire s’associe) à
l’intoxication déchaînée dans la presse
écrite et audiovisuelle ou le cinéma[9].
Or, les préparatifs et objectifs du
6 juin 1944 ne sont éclairés ni par le
film « Il faut sauver le soldat Ryan »
ni par le long documentaire
« Apocalypse ».
La
Pax Americana vue par Armand Bérard en
juillet 1941
C’est bien avant le « tournant » de
Stalingrad (janvier-février 1943) que
les élites françaises saisirent les
conséquences américaines de la situation
militaire née de la « résistance
[…] farouche du soldat russe ». En
témoigne le rapport daté de la
mi-juillet 1941 que le général Paul
Doyen, président de la délégation
française à la Commission allemande
d’armistice de Wiesbaden, fit rédiger
par son collaborateur diplomatique
Armand Bérard[10] :
1° Le Blitzkrieg
était mort. « Le tour pris par
les opérations » contredisait le
pronostic des « dirigeants [du] IIIème
Reich [qui…] n’avaient pas prévu une
résistance aussi farouche du soldat
russe, un fanatisme aussi passionné de
la population, une guérilla aussi
épuisante sur les arrières, des pertes
aussi sérieuses, un vide aussi complet
devant l’envahisseur, des difficultés
aussi considérables de ravitaillement et
de communications.
Les batailles gigantesques de tanks et
d’avions, la nécessité,
en l’absence de wagons à écartement
convenable,
d’assurer par des routes défoncées des
transports de plusieurs centaines
de kilomètres
entraînent, pour l’Armée allemande, une usure de matériel et
une dépense
d’essence qui risquent
de diminuer dangereusement
ses stocks irremplaçables de carburants
et de caoutchouc. Nous savons que l’État-Major
allemand a constitué trois mois de
réserves d’essence.
II faut qu’une campagne de trois mois
lui permette de réduire à merci le
communisme soviétique, de rétablir
l’ordre en
Russie sous un régime nouveau, de
remettre en
exploitation toutes les richesses
naturelles du pays et
en
particulier les gisements,
du Caucase. Cependant,
sans souci de sa nourriture de demain,
le Russe incendie au lance-flamme ses
récoltes, fait sauter ses villages,
détruit son matériel roulant, sabote ses
exploitations ».
2° Le risque d’une défaite allemande
(longuement détaillé par Bérard)
contraignait les maîtres de la France à
rallier un autre protecteur que
l’impérialisme « continental » choisi
depuis la « Réconciliation » des années
1920. Un tel tournant s’avérant
impossible « dans les mois à venir », on
passerait avec doigté de l’hégémonie
allemande à l’américaine, inéluctable.
Car « déjà les États-Unis sont sortis
seuls vainqueurs de la guerre de 1918 :
ils en sortiront plus encore du conflit
actuel. Leur puissance économique, leur
haute civilisation, le chiffre de leur
population, leur influence croissante
sur tous les continents,
l’affaiblissement des États européens
qui pouvaient rivaliser avec eux font
que, quoi qu’il arrive, le monde devra,
dans les prochaines décades, se
soumettre à la volonté des États-Unis. »[11]
Bérard distinguait donc dès juillet 1941
le futur vainqueur militaire soviétique
– que le Vatican identifia clairement
peu après[12] ‑,
que la guerre d’attrition allemande
épuiserait, du « seul vainqueur », par
« puissance économique », qui
pratiquerait dans cette guerre comme
dans la précédente la « stratégie
périphérique ».
« stratégie
périphérique » et
Pax
Americana
contre l’URSS
Les États-Unis, n’ayant jamais souffert
d’occupation étrangère ni d’aucune
destruction depuis la soumission du Sud
agricole (esclavagiste) au Nord
industriel, avaient cantonné leur armée
permanente à des missions aussi
impitoyables qu’aisées, avant (et
éventuellement depuis) l’ère
impérialiste : liquidation des
populations indigènes, soumission de
voisins faibles (« l’arrière-cour »
latino-américaine) et répression
intérieure. Pour l’expansion impériale,
la consigne du chantre de l’impérialisme
Alfred Mahan ‑ développer indéfiniment
la Marine ‑, s’était enrichie sous ses
successeurs des mêmes prescriptions
concernant l’aviation[13].
Mais la modestie de leurs forces armées
terrestres dictait leur incapacité
dans un conflit européen. Victoire une
fois acquise par pays interposé,
fournisseur de la « chair à canon » (« canon
fodder »), des forces américaines
tardivement déployées investiraient,
comme à partir du printemps 1918, le
territoire à contrôler : désormais, ce
serait à partir de bases aéronavales
étrangères, celles d’Afrique du Nord
s’ajoutant depuis novembre 1942 aux
britanniques[14].
L’Entente tripartite (France,
Angleterre, Russie) s’était en 1914
partagé le rôle militaire, finalement
dévolu, vu le retrait russe, à la France
surtout. C’est l’URSS seule qui
l’assumerait cette fois dans une guerre
américaine qui, selon l’étude secrète de
décembre 1942 du
Comité
des chefs d’États-majors interarmées
(Joint Chiefs of Staff,
JCS), se fixait pour
norme d’« ignorer les considérations de
souveraineté nationale » des pays
étrangers. En 1942-1943, le JCS 1° tira
du conflit en cours (et du précédent) la
conclusion que la prochaine guerre
aurait « pour épine dorsale les
bombardiers stratégiques américains » et
que, simple « instrument de la politique
américaine, une armée internationale »
chargée des tâches subalternes
(terrestres) « internationaliserait et
légitimerait la puissance américaine »;
et 2° dressa l’interminable liste des
bases d’après-guerre sillonnant
l’univers, colonies des « alliés »
comprises (JCS 570) : rien ne pourrait
nous conduire à « tolérer des
restrictions à notre capacité à faire
stationner et opérer l’avion militaire
dans et au-dessus de certains
territoires sous souveraineté
étrangère », trancha le général Henry
Arnold, chef d’état-major de l’Air, en
novembre 1943[15].
La « Guerre froide » transformant l’URSS
en « ogre soviétique »[16]
débriderait les aveux sur la tactique
subordonnant l’usage de la « chair à
canon » des alliés (momentanés) aux
objectifs des « bombardements stratégiques américains ». En mai 1949, Pacte
atlantique signé (le 4 avril), Clarence
Cannon, président de la commission des
Finances de la Chambre des
Représentants
(House
Committee on Appropriations)
glorifia les fort coûteux « bombardiers
terrestres de grand raid capables de
transporter la bombe atomique qui “en
trois semaines auraient
pulvérisé tous les centres
militaires soviétiques” » et se félicita
de la « contribution » qu’apporteraient
nos « alliés […] en
envoyant les jeunes gens
nécessaires pour occuper le territoire
ennemi après que nous
l’aurons démoralisé et anéanti par nos
attaques aériennes. […] Nous avons suivi un tel plan pendant la dernière guerre »[17].
Les historiens américains Michael Sherry
et Martin Sherwin l’ont montré : c’est
l’URSS, instrument militaire de
la victoire, qui était la cible
simultanée des futures guerres de
conquête – et non le Reich,
officiellement désigné comme ennemi
« des Nations unies »[18].
On comprend pourquoi en lisant William
Appleman Williams, un des fondateurs de
« l’école révisionniste » (progressiste)
américaine. Sa thèse sur « les relations
américano-russes de 1781 à 1947 » (1952)
a démontré que l’impérialisme américain
ne supportait aucune limitation à sa
sphère d’influence mondiale, que
la « Guerre froide », née en 1917 et non
en 1945-1947, avait des fondements non
idéologiques mais économiques, et que la
russophobie américaine datait de l’ère
impérialiste[19].
« L’entente [russo-américaine] lâche et
informelle […] s’était rompue sur les
droits de passage des chemins de fer
[russes] de Mandchourie méridionale et
de l’Est chinois entre 1895 et 1912 ».
Les Soviets eurent au surplus l’audace
d’exploiter eux-mêmes leur caverne d’Ali
Baba, soustrayant aux capitaux
américains leur immense territoire (22
millions de km2). Voilà ce
qui généra « la continuité, de Theodore
Roosevelt et John Hay à Franklin
Roosevelt en passant par Wilson, Hugues
et Hoover, de la politique américaine en
Extrême-Orient »[20]
‑ mais aussi en Afrique et en Europe,
autres champs privilégiés « d’un
partage
et d’un
repartage
du monde »[21]
américains renouvelés sans répit depuis
1880-1890.
Washington prétendait opérer ce « partage-repartage »
à son bénéfice exclusif, raison
fondamentale pour laquelle Roosevelt mit
son veto à toute discussion en temps de
guerre avec Staline et Churchill sur la
répartition des « zones d’influence ».
L’arrêt des armes lui assurerait la
victoire militaire à coût nul, vu l’état
pitoyable de son grand rival russe,
ravagé par l’assaut allemand[22].
En février-mars 1944, le
milliardaire Harriman,
ambassadeur à Moscou
depuis 1943, s’accordait avec deux
rapports des services « russes » du
Département d’État (« Certains
aspects de la politique soviétique
actuelle » et
« La Russie et l’Europe orientale »)
pour penser que l’URSS, « appauvrie par la guerre et à l’affût de notre assistance économique
[…,] un de nos principaux leviers pour
orienter une action politique compatible
avec nos principes »,
n’aurait même pas la
force d’empiéter sur l’Est de l’Europe
bientôt américaine. Elle
se
contenterait pour l’après-guerre d’une
promesse d’aide américaine, ce qui nous
permettrait « d’éviter le développement
d’une sphère d’influence de l’Union
Soviétique sur l’Europe orientale et les
Balkans »[23].
Pronostic manifestant
un optimisme excessif, l’URSS n’ayant
pas renoncé à s’en ménager une.
La
Pax Americana dans le tronçon français
de la zone d’influence
Les plans de paix
synarchique…
Ce « levier » financier était, tant à
l’Ouest qu’à l’Est, « une des armes les
plus efficaces à notre disposition pour
influer sur les événements politiques
européens dans la direction que nous
désirons »[24].
En vue de cette Pax Americana, la
haute finance synarchique, cœur de
l’impérialisme français particulièrement
représenté outre-mer – Lemaigre-Dubreuil,
chef des huiles Lesieur (et de sociétés
pétrolières), le président de la banque
d’Indochine Paul Baudouin, dernier
ministre des Affaires étrangères de
Reynaud et premier de Pétain, etc. –,
négocia, plus activement depuis le
second semestre 1941, avec le financier
Robert Murphy, délégué spécial de
Roosevelt en Afrique du Nord. Futur premier conseiller du
gouverneur militaire de la zone
d’occupation américaine
en
Allemagne et un des chefs des services
de renseignements, de l’Office of
Strategic Services (OSS) de guerre à la
Central Intelligence Agency de 1947, il
s’était installé à Alger en décembre
1940. Ce catholique intégriste y
préparait le débarquement
des États-Unis en Afrique du Nord,
tremplin vers l’occupation de l’Europe
qui commencerait par le territoire
français quand l’URSS s’apprêterait à
franchir ses frontières de 1940-1941
pour libérer les pays occupés[25].
Ces pourparlers secrets furent tenus en
zone non occupée, dans « l’empire », via
les « neutres », des pro-hitlériens
Salazar et Franco, sensibles aux sirènes
américaines, aux Suisses et aux Suédois,
et via le Vatican, aussi soucieux qu’en
1917-1918 d’assurer une paix douce au
Reich vaincu. Prolongés jusqu’à la fin
de la guerre, ils inclurent dès 1942 des
plans de « retournement des fronts »,
contre l’URSS, qui percèrent avant la
capitulation allemande[26]
mais n’eurent plein effet qu’après les
8-9 mai 1945.
Traitant d’affaires économiques
immédiates (en Afrique du Nord) et
futures (métropolitaines et coloniales
pour l’après-Libération) avec les grands
synarques, Washington comptait aussi sur
eux pour évincer de Gaulle, également
haï des deux parties. En aucun cas parce
qu’il était une sorte de dictateur
militaire insupportable, conformément à
une durable légende, au grand démocrate
Roosevelt. De Gaulle déplaisait
seulement parce que, si réactionnaire
qu’il eût été ou fût, il tirait sa
popularité et sa force de la Résistance
intérieure (surtout communiste) : c’est
à ce titre qu’il entraverait la mainmise
totale des États-Unis, alors qu’un
« Vichy sans Vichy » offrirait des
partenaires honnis du peuple, donc aussi
dociles « perinde ac cadaver »
aux injonctions américaines qu’ils
l’étaient aux ordres allemands. Cette
formule américaine, finalement vouée à
l’échec vu le rapport de forces général
et français, eut donc pour héros
successifs, de 1941 à 1943, les
cagoulards vichystes Weygand, Darlan
puis Giraud, champions avérés de
dictature militaire[27],
si représentatifs du goût de Washington
pour les étrangers acquis à la liberté
de ses capitaux et à l’installation de
ses bases aéronavales[28].
On ne s’efforçait pas d’esquiver de
Gaulle pour subir les Soviets :
épouvantés par l’issue de la bataille de
Stalingrad, les mêmes financiers
français dépêchèrent aussitôt à
Rome leur tout dévoué Emmanuel Suhard,
instrument depuis 1926 de leurs plans de
liquidation de la République. Le
cardinal-archevêque (de Reims) avait
été, la Cagoule ayant opportunément en
avril 1940 liquidé son prédécesseur
Verdier, nommé à Paris en mai juste
après l’invasion allemande (du 10 mai) :
ses mandants et Paul Reynaud, complice
du putsch Pétain-Laval imminent,
l’envoyèrent amorcer à Madrid le 15 mai,
via Franco, les tractations de « Paix »
(capitulation) avec le Reich[29].
Suhard fut donc à nouveau chargé de
préparer, en vue de la Pax Americana,
les pourparlers avec le nouveau tuteur :
il devait demander à Pie XII de poser
« à Washington »,
via Myron Taylor, ancien
président de l’US Steel
et depuis l’été 1939
« représentant personnel » de Roosevelt
« auprès du pape », « la question
suivante : “Si les troupes américaines
sont amenées à pénétrer en France, le
gouvernement de Washington s’engage-t-il
à ce que l’occupation américaine soit
aussi totale que l’occupation allemande ?” »,
à l’exclusion de toute « autre
occupation étrangère (soviétique).
Washington a répondu que les États-Unis
se désintéresseraient de la forme future
du gouvernement de la France et qu’ils
s’engageaient à ne pas laisser le
communisme s’installer dans le pays »[30].
La bourgeoisie, nota un informateur du
BCRA fin juillet 1943, « ne croyant plus
à la victoire allemande, compte […] sur
l’Amérique pour lui éviter le
bolchevisme. Elle attend le débarquement
anglo-américain avec impatience, tout
retard lui apparaissant comme une sorte
de trahison ». Ce refrain fut chanté
jusqu’à la mise en œuvre de l’opération
« Overlord »[31].
… contre les
espérances populaires
Au « bourgeois français [qui avait]
toujours considéré le soldat américain
ou britannique comme devant être
naturellement à son service au cas d’une
victoire bolchevique », les RG
opposaient depuis février 1943 « le
prolétariat », qui exultait: « les
craintes de voir “sa” victoire escamotée
par la haute finance internationale
s’estompent avec la chute de Stalingrad
et l’avance générale des soviets »[32]. De ce côté,
à la rancœur contre l’inaction
militaire des Anglo-Saxons contre
l’Axe s’ajouta la colère provoquée par
leur guerre aérienne contre les civils,
ceux des « Nations unies » compris. Les
« bombardements stratégiques
américains », ininterrompus depuis 1942,
frappaient les populations mais
épargnaient les Konzerne
partenaires, IG Farben en tête comme le
rapporta en novembre « un très important
industriel suédois en relations étroites
avec [le géant chimique], retour d’un
voyage d’affaires en Allemagne » : à
Francfort, « les usines n’ont pas
souffert », à Ludwigshafen, « les dégâts
sont insignifiants », à Leverkusen,
« les usines de l’IG Farben […] n’ont
pas été bombardées »[33].
Rien ne changea jusqu’en 1944, où un
long rapport de mars sur « les
bombardements de l’aviation
anglo-américaine et les réactions de la
population française » exposa les effets
de « ces raids meurtriers et
inopérants » : l’indignation enflait
tant depuis 1943 qu’elle ébranlait
l’assise du contrôle américain imminent
du territoire. Depuis septembre 1943
s’étaient intensifiées les attaques
contre la banlieue de Paris, où les
bombes étaient comme « jetées au hasard,
sans but précis, et sans le moindre
souci d’épargner des vies humaines ».
Nantes avait suivi, Strasbourg,
La Bocca,
Annecy, puis Toulon, qui avait « mis le
comble à la colère des ouvriers contre
les Anglo-Saxons » : toujours les mêmes
morts ouvriers et peu ou pas d’objectifs
industriels touchés. Les opérations
préservaient toujours l’économie de
guerre allemande, comme si les
Anglo-Saxons « craignaient de voir finir
la guerre trop vite ». Ainsi trônaient
intacts les hauts-fourneaux, dont la
« destruction paralyserait immédiatement
les industries de transformation, qui
cesseraient de fonctionner faute de
matières premières ». Se répandait « une
opinion très dangereuse […] dans
certaines parties de la population
ouvrière qui a été durement frappée par
les raids. C’est que les capitalistes
anglo-saxons ne sont pas mécontents
d’éliminer des concurrents commerciaux,
et en même temps de décimer la classe
ouvrière, de la plonger dans un état de
détresse et de misère qui lui rendra
plus difficile après la guerre la
présentation de ses revendications
sociales. Il serait vain de dissimuler
que l’opinion française est, depuis
quelque temps, considérablement
refroidie à l’égard des Anglo-Américains »,
qui reculent toujours devant « le
débarquement promis […]. La France souffre indiciblement
[…] Les forces vives du pays s’épuisent
à une cadence qui s’accélère de jour en
jour, et la confiance dans les alliés
prend une courbe descendante. […]
Instruits par la cruelle réalité des
faits, la plupart des ouvriers portent
désormais tous leurs espoirs vers la Russie, dont l’armée est, à
leur avis, la seule qui puisse venir à
bout dans un délai prochain de la
résistance des Allemands »[34].
C’est donc dans une atmosphère de
rancœur contre ces « alliés » aussi
bienveillants pour le Reich qu’avant et
après 1918 qu’eut lieu leur débarquement
du 6 juin 1944. Colère et soviétophilie
populaires persistèrent, donnant au PCF
un écho qui inquiétait l’État gaulliste
imminent : « le débarquement a enlevé à
sa propagande une part de sa force de
pénétration », mais « le temps assez
long qu’ont mis les armées
anglo-américaines à débarquer sur le sol
français a été exploité pour démontrer
que seule l’armée russe était en mesure
de lutter efficacement contre les nazis.
Les morts provoquées par les
bombardements et les douleurs qu’elles
suscitent servent également d’éléments
favorables à une propagande qui prétend
que les Russes se battent suivant les
méthodes traditionnelles et ne s’en
prennent point à la population civile »[35].
Le déficit de sympathie enregistré dans
ce morceau initial de la sphère
d’influence américaine se maintint entre
la Libération de Paris et la fin de la
guerre en Europe, comme l’attestent les
sondages de l’Ifop d’après-Libération,
parisien (« du 28 août au 2 septembre
1944 ») et de mai 1945, national (déjà
cité)[36]. Il fut
après-guerre, on l’a dit, d’abord
progressivement, puis brutalement
comblé. Il n’est donc plus grand monde
pour rappeler qu’après la bataille des
Ardennes (décembre 1944-janvier 1945), seuls combats
importants livrés par les Anglo-Saxons
contre des troupes allemandes (9 000
morts américains)[37],
le haut-commandement de la Wehrmacht
négocia fébrilement sa reddition « aux
armées anglo-américaines et le report
des forces à l’Est »;
que, fin mars 1945, « 26 divisions
allemandes demeuraient
sur le front occidental »,
à seule fin d’évacuation « vers
l’Ouest » par les ports du Nord,
« contre 170 divisions sur le front de
l’Est », qui combattirent
farouchement
jusqu’au 9 mai (date de la libération de
Prague)[38];
que
le libérateur américain, qui avait
doublé à la faveur de la guerre son
revenu national, avait sur les fronts du
Pacifique et d’Europe perdu 290 000
soldats de décembre 1941 à août 1945[39] : soit l’effectif soviétique
tombé dans les dernières semaines de la
chute de Berlin, et 1% du total des
morts soviétiques de la « Grande guerre
patriotique », près de 30 millions sur
50.
Du
6 juin 1944 au 9 mai 1945, Washington
acheva de mettre en place tout ou
presque pour rétablir le « cordon
sanitaire » que les rivaux impérialistes
anglais et français avaient
édifié en 1919 ; et pour transformer en
bête noire le pays le plus chéri des
peuples d’Europe (français inclus). La
légende de la « Guerre froide »
mériterait les mêmes correctifs que
celle de l’exclusive libération
américaine de l’Europe[40].
Annie Lacroix-Riz, professeur
émérite d'histoire contemporaine,
université Paris VII-Denis Diderot
[4]
Annie Lacroix-Riz, Le
Vatican, l’Europe et le Reich
1914-1944, Paris, Armand
Colin, 2010 (2e édition),
passim.
[5]
Lynn E. Davis, The Cold War
begins […] 1941-1945,
Princeton, Princeton UP, 1974;
Lloyd Gardner, Spheres of
influence
[…], 1938-1945, Chicago,
Ivan R. Dee, 1993; Geoffrey
Roberts, Stalin’s Wars: From
World War to Cold War, 1939-1953.
New Haven
& London: Yale University Press,
2006, traduction chez Delga,
septembre 2014.
[6]
Tél. 1450-1467 de Bérard, Bonn,
18 février 1952, Europe
généralités 1949-1955, 22, CED,
archives du ministère des
Affaires étrangères (MAE).
[7]
Note État-major, anonyme,
15 septembre 1938 (modèle et
papier des notes Gamelin),
N 579, Service historique de
l’armée de terre (SHAT).
[8]
Moral de la région parisienne,
note reçue le 22 avril 1943,
F1a, 3743, Archives nationales
(AN).
[9]
Lacroix-Riz,
L’histoire contemporaine
toujours sous influence,
Paris, Delga-Le temps des
cerises,
2012.
[10]
Revendication de paternité, t. 1
de ses mémoires, Un
ambassadeur se souvient.
Au temps du danger allemand,
Paris, Plon, 1976, p. 458,
vraisemblable, vu sa
correspondance du MAE.
[11]
Rapport 556/EM/S au général
Koeltz, Wiesbaden, 16 juillet
1941, W3, 210 (Laval), AN.
[12]
Les difficultés « des
Allemands » nous menacent, se
lamenta fin août Tardini,
troisième personnage de la
secrétairerie d’État du Vatican,
d’une issue « telle que Staline
serait appelé à organiser la
paix de concert avec Churchill
et Roosevelt », entretien avec
Léon Bérard, lettre Bérard,
Rome-Saint-Siège, 4 septembre
1941,
Vichy-Europe, 551,
archives du ministère des
Affaires étrangères (MAE).
[13]
Michael Sherry, Preparation
for the next war, American Plans
for postwar defense, 1941-1945,
New Haven, Yale University Press,
1977, chap. 1, dont p. 39.
[14]
Exemples français et scandinave
(naguère fief britannique),
Lacroix-Riz, « Le Maghreb:
allusions et silences de la
chronologie Chauvel », La
Revue d’Histoire Maghrébine,
Tunis, février 2007, p. 39-48;
Les Protectorats d’Afrique du
Nord entre la France et
Washington du débarquement à
l’indépendance 1942-1956,
Paris, L’Harmattan, 1988,
chap. 1; « L’entrée de la
Scandinavie dans le Pacte
atlantique (1943-1949): une
indispensable “révision
déchirante” », guerres
mondiales et conflits
contemporains (gmcc),
5 articles, 1988-1994, liste,
http://www.historiographie.info/cv.html.
[15]
Sherry, Preparation,
p. 39-47 (citations éparses).
[16]
Sarcasme de l’ambassadeur
américain H.
Freeman Matthews, ancien
directeur du bureau des Affaires
européennes,
dépêche de Dampierre n° 1068,
Stockholm, 23 novembre 1948,
Europe Généralités 1944-1949,
43, MAE.
[17]
Tél. Bonnet n° 944-1947,
Washington, 10 mai 1949, Europe
généralités 1944-1949, 27, MAE,
voir Lacroix-Riz, « L’entrée de
la Scandinavie », gmcc,
n° 173, 1994, p. 150-151
(150-168).
[18]
Martin Sherwin,
A world
destroyed. The atomic bomb and
the Grand Alliance, Alfred a
Knopf, New York, 1975; Sherry
Michael,
Preparation;
The rise of American Air Power:
the creation of Armageddon,
New Haven, Yale University Press,
1987;
In the shadow of war :
the US since the 1930’s, New
Haven, Yale University Press,
1995.
[19]
Williams, Ph.D.,
American Russian Relations, 1781-1947,
New York, Rinehart & Co., 1952,
et
The Tragedy of American
Diplomacy,
Dell Publishing C°, New York,
1972 (2e éd).
[20]
Richard W. Van Alstyne, recension d’American
Russian Relations,
The Journal of Asian Studies,
vol. 12, n° 3, 1953, p. 311.
[21]
Lénine,
L’impérialisme, stade suprême du
capitalisme,
Essai de vulgarisation, Paris, Le Temps des cerises, 2001 (1e édition, 1917), p. 172.
Souligné dans le texte.
[22]
Élément clé de l’analyse
révisionniste, dont Gardner,
Spheres of influence,
essentiel.
[23]
Tél. 861.01/2320
de Harriman, Moscou,
13 mars 1944, Foreign
Relations of the United States
1944, IV, Europe,
p 951 (en ligne).
[25]
Lacroix-Riz, « Politique et
intérêts ultra-marins de la
synarchie entre Blitzkrieg
et Pax Americana,
1939-1944 », in Hubert
Bonin et al., Les
entreprises et l’outre-mer
français pendant la Seconde
Guerre mondiale, Pessac,
MSHA, 2010, p. 59-77;
« Le Maghreb: allusions et
silences de la chronologie
Chauvel », La Revue
d’Histoire Maghrébine,
Tunis, février 2007, p. 39-48.
[26]
Dont la capitulation de l’armée
Kesselring d’Italie, opération
Sunrise négociée en
mars-avril 1945 par Allen
Dulles, chef de l’OSS-Europe en
poste à Berne, avec Karl Wolff,
« chef de l’état-major personnel
de Himmler » responsable de
« l’assassinat de 300 000
juifs », qui ulcéra Moscou.
Lacroix-Riz, Le Vatican,
chap. 10, dont p. 562-563, et
Industriels et banquiers
français sous l’Occupation,
Paris, Armand Colin, 2013,
chap. 9.
[27]
Jean-Baptiste Duroselle,
L’Abîme 1939-1945,
Paris,
Imprimerie nationale, 1982,
passim; Lacroix-Riz, « Quand
les Américains voulaient
gouverner la France »,
Le Monde diplomatique,
mai
2003, p. 19;
Industriels, chap. 9.
[28]
David F Schmitz, Thank God,
they’re on our side. The US and
right wing dictatorships,
1921-1965, Chapel Hill,
University of North Carolina
Press, 1999.
[29]
Index Suhard Lacroix-Riz, Le
choix de la défaite : les élites
françaises dans les années 1930,
et De Munich à Vichy,
l’assassinat de la 3e
République, 1938-1940,
Paris, Armand Colin, 2010 (2e édition)
et 2008.
[30]
LIBE/9/14, 5 février 1943
(visite récente), F1a, 3784, AN.
Taylor, Vatican,
chap. 9-11 et index.
[31]
Information d’octobre, reçue le
26 décembre 1943, F1a, 3958, AN,
et Industriels, chap. 9.
[32]
Lettre n° 740 du commissaire des
RG au préfet de Melun,
13 février 1943, F7, 14904, AN.
[33]
Renseignement 3271, arrivé le 17 février 1943, Alger-Londres,
278, MAE.
[34]
Informations du 15 mai,
diffusées les 5 et 9 juin 1944,
F1a, 3864 et 3846, AN.
[35]
Information du 13 juin, diffusée
le 20 juillet 1944, « le PC à Grenoble »,
F1a, 3889, AN.
[36]
M. Dabi,
directeur du département Opinion
de l’Ifop,
phare de l’ignorance régnant en
2012 sur l’histoire de la
Deuxième Guerre mondiale,
déplore le
résultat de 1944 : « une
très nette majorité (61%)
considèrent que l’URSS est la
nation qui a le plus contribué à
la défaite allemande alors que
les États-Unis et l’Angleterre,
pourtant libérateurs
du territoire national [fin
août 1944??], ne
recueillent respectivement
que 29,3% et 11,5% »,
« 1938-1944 », p. 4, souligné
par moi.
[37]
Jacques Mordal, Dictionnaire
de la Seconde Guerre
mondiale, Paris, Larousse,
1979, t. 1, p. 109-114.
[38]
Gabriel Kolko,
The Politics of War.
The World and the United States
Foreign Policy, 1943-1945, New York,
Random House, 1969, chap. 13-14.
[39]
Pertes « militaires
uniquement », Pieter Lagrou,
« Les guerres, la mort et le
deuil : bilan chiffré de la Seconde Guerre
mondiale », in Stéphane
Audoin-Rouzeau et al.,
dir., La violence
de guerre 1914-1945,
Bruxelles, Complexe, 2002,
p. 322 (313-327).
[40]
Bibliographie, Jacques Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre : les USA et la Seconde Guerre
mondiale, Bruxelles,
Éditions Aden, 2012, 2e édition;
Lacroix-Riz, Aux origines du
carcan européen, 1900-1960.
La France sous influence
allemande et américaine,
Paris, Delga-Le temps des
cerises, 2014.
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