A la fin de
l’année 2010, j’écrivais un texte
intitulé
Moscou, capitale de l’Europe
dans lequel j’appelais à la réalisation
d’un projet politique reposant sur la
création d’une entente approfondie entre
Paris, Berlin et Moscou.
Une entente des nations
dominantes du continent afin de
permettre la réalisation du projet
français d’union continentale, un
demi-siècle après qu’il ait été formulé
par le Général De Gaulle.
Ce projet aurait eu le
double intérêt historique et
géopolitique de permettre le
rapprochement de l’Europe de l’Ouest et
de la Russie mais aussi et surtout de
permettre le renforcement d’une forme
d’équilibre et de multipolarité au sein
de l’hémisphère nord.
Près de quatre ans après la
publication de ce texte, il semble que
la chance de voir se réaliser ce moment
historique, destiné à permettre
l’émergence d’un monde multipolaire et
donc d’équilibre des puissances, soit
totalement passée.
L’occupation croissante des
espaces politiques, moraux, culturels et
sécuritaires des nations européennes par
les réseaux américains et l’Otan,
processus entamé en 1945, a entrainé l’Atlantisation
(on peut parler d’Otanisation) que vit
l’Europe actuellement, processus qui
devrait vraisemblablement s’accentuer
avec la concrétisation de l’union
transatlantique en 2015.
A l’Est du continent, de
nouveaux signaux sont également apparus.
Le réveil russe s’est accompagné d’une
mise en garde à l’Occident, après la
guerre en Géorgie, que l’extension de
l’Otan ne pouvait pas être infinie mais
était clairement ressentie par Moscou
comme une pression et une agression. Les
propositions russes d’architecture
européenne commune de sécurité se
sont-elles heurtées au mur étoilé de
l’Otan, tandis que l’intégration
militaire au sein de l’Eurasie n’a pour
l’instant trouvé des oreilles qu’à l’Est
et non à l’Ouest du continent.
Moscou
capitale du « monde russe » ?
C’est dans ce contexte
global que l’Ukraine, martyrisée par la
coalition occidentale, vient de perdre
sans doute à jamais une partie de son
territoire qui a fait sécession en
demandant de rejoindre la fédération de
Russie. En se choisissant un destin
russe, les habitants de Crimée ont sans
aucun doute réveillé une flamme endormie
au cœur d’un « Monde russe » en sommeil
et qui n’attend de Moscou que la
constitution d’un modèle propre à
rejoindre, modèle compatible tant avec
les aspirations des peuples concernés
que les réalités socio-culturelles et
particularités locales.
Les images des jeunes
femmes de Crimée, en fleurs et en pleurs
de bonheur, ne peuvent que rappeler les
scènes identiques que l’opinion
internationale médusée avait pu
contempler en 1999 lorsqu’une colonne de
blindés russes avait pénétré le
territoire serbe du Kosovo, prenant de
court les troupes de la coalition
occidentale et de l’Otan. Mais à la
différence de 1999, la Russie a cette
fois les moyens de sa politique, tandis
que la coalition occidentale semble elle
de nouveau prise de cours et dépourvue
de tous recours.
C’est plausible et les
évènements en Crimée ne sont peut être
que la première manifestation de ce long
processus, entamé il y a plusieurs
années, et qui devrait sans aucun doute
provoquer de nouvelles secousses
géopolitiques dans un avenir proche. Un
processus qui pourrait accentuer
l’incompréhension et la rupture
stratégique profonde entre
la Russie et l’UE mais
aussi plus largement entre
la Russie et l’Occident.
Cette rupture devrait s’accompagner dans
un futur très proche d’un lourd
refroidissement des relations comme le
laissent visiblement comprendre les
premières réactions outre
atlantiques à ce sujet et notamment les
regrets publics de John
Kerry de la guerre froide, période
durant laquelle : « L’Amérique
pouvait prendre de très mauvaises
décisions et gagner quand même, car elle
était quasiment la seule puissance
économique et militaire. Ce n'est plus
vrai aujourd'hui ».
Ce refroidissement des
relations entre l’Amérique et la Russie
pourrait de nouveau plonger l’hémisphère
nord dans un scénario bipolaire, comme
ce fut le cas depuis 1945. Au cours de
cet intervalle, historiquement, Moscou
était toujours mis devant le fait
accompli, contraint de réagir, mais
finissait systématiquement par subir les
décisions géostratégiques de l’Occident.
Des décisions qui mettaient Moscou en
permanence dans une position doublement
inconfortable : tout faire pour ne pas
se couper de l’Occident bien que
systématiquement martyrisé par ce
dernier, tout en tentant de défendre ses
intérêts stratégiques.
Le
problème du modèle Occidental
Mais à la différence de
cet intervalle historique de moins d’un
demi-siècle, si le monde Occidental a
accentué son extension territoriale,
politique et miliaire à l’Est et vers
l’Est, il est désormais considérablement
affaibli, ruiné et surtout sans nouveau
modèle à proposer autre que celui de
l’après-guerre froide, fortement mis à
mal par la crise de 2008.
Le bloc de l’Est en
constitution est lui concentré autour
d’une Russie qui a désormais de nouveau
les moyens de ses ambitions mais aussi
et surtout dispose d’une élite ayant une
stratégie définie et une forte volonté
politique. Une élite qui a clairement
défini les objectifs stratégiques
qu’elle entend affirmer et ambitionne de
plus en plus clairement le développement
de son propre modèle, un modèle que la
Russie entend faire rayonner au cœur du
« Monde russe ».
Si les événements en
Géorgie en 2008 puis en Crimée en 2014
ont démontré que Moscou ne souhaitait
définitivement plus se voir imposer la
géostratégie de son étranger proche, un
autre grand changement stratégique
semble s’être lentement mais sûrement
opéré au sein des élites russes au cœur
des dernières années et notamment depuis
le début du troisième mandat de Vladimir
Poutine.
Un changement survenu lors
de la dernière réunion du
club de Valdaï pour
l’analyste Alexandre Rhar,
puisque Vladimir Poutine y a utilisé une
rhétorique très conservatrice et montré
qu’il préparait la Russie à autre chose
et notamment au fait qu’elle
n’appartient pas à l’Ouest, comme
c’était plus ou moins admis jusqu'à
récemment.
Le retour
de l’idéologie en Russie ?
Ce changement structurel
semble se traduire par la certitude que
la Russie n’aspire désormais plus à
rattraper l’Occident sur le plan moral,
sociétal ou culturel, comme ce fut
systématiquement le cas depuis 1991.
Moscou a visiblement pris l’initiative
de clairement accentuer la tendance à la
rupture en insistant désormais
clairement sur les différences de
civilisation entre la Russie et l’Ouest.
Les autorités russes viennent à ce sujet
de confier au ministère de la Culture
(dirigé par Vladimir Medinski)
l’élaboration d’une
nouvelle politique culturelle
qui permet de mieux comprendre le
contour civilisationnel que la Russie
souhaite s’attribuer et donc la
direction que devrait suivre sa
géopolitique du futur proche.
Le rapport semble
déterminer la fin du processus entamé en
1991 à la chute du mur, concrétisé au
sein de la constitution de 1993 qui
affirmait qu’aucune idéologie ne pouvait
être désormais établie comme idéologie
d’Etat.
Axé sur le thème global «
La Russie n'est pas l’Occident, l'Europe
ni l’Orient », le rapport définit la
Russie comme une civilisation distincte,
avec ses modes de fonctionnements
propres, comme une civilisation complexe
et multiforme. Une définition que l’on
peut rapprocher du
terme utilisé par Vladimir
Poutine lors de ce même dernier sommet
de Valdaï, lorsqu’il avait qualifié la
nature de l’Etat civilisation russe de «
complexité florissante »
(Цветущая Сложность), une expression
créée par l’un des pères de l’Eurasisme
politique et philosophique,
Constantin Leontiev .
Vers
l’apparition d’un modèle russe ?
Le rapport définit cette «
culture » comme l’ensemble des valeurs
et des normes de conduite contenues dans
le patrimoine culturel et historique,
matériel et immatériel. La culture y est
également définie comme le cadre
unificateur de la société russe et la
manifestation du code civilisationnel du
pays.
Le rapport constate
l’échec du système civilisationnel
communiste comme du modèle
libéral-occidental post-communiste mais
affirme qu’au travers de ces différentes
périodes, le « noyau civilisationnel »
de la Russie est restée inchangé, ce qui
témoigne de sa continuité, terme sur
lequel le rapport insiste.
Le modèle occidental fondé
sur la tolérance et le multiculturalisme
y est clairement rejeté, le rapport
préconisant lui une immixtion accrue de
l’Etat au sein du management de la
politique culturelle et surtout au sein
des relations interculturelles,
interreligieuses et interethniques afin
de favoriser l’unité du pays et protéger
le pays des vagues d’agression
informatives (un rapport avec les
récentes accusations russes contre le
bureau de l’Otan accusé
de zombifier la jeunesse
russe ?) qui détruisent son identité,
menacent sa souveraineté culturelle,
entravent le développement humain,
détruisent son héritage, le ridiculisent
et le dénaturent.
Signe de la défiance lourd
envers le modèle européen le ministre de
la Culture, Vladimir Medinski s’est
également
félicité du fait que la
Russie ne « devienne pas une
seconde hollande, ce pays où l’on
légalise le mariage pour tous et on l’on
fume de la marijuana ». Il a
également critiqué et lourdement remis
en question le modèle
d’intégration à la
française selon lui en plein échec.
Le monde
russe : nouvelle Eurasie ?
Longtemps, le critère de
référence d’opposition à l’Occident
était l’Eurasisme.
Un concept à
multiples facettes servant à démontrer
la particularité civilisationnelle
russe. Ce concept qui est réapparu au
sein des élites russes depuis le début
des années 2000 semble s’imbriquer au
sein du monde russe que l’on peut
assimiler au monde de l’Est dans ses
dimensions majoritairement slaves et
orthodoxes.
Le statut de Russien (Rossianin)
créé par les autorités russes au cours
des années 90 semble sur le point de
disparaître, remplacé en quelque sorte
par la réaffirmation de la « Russité »
au sens large. Cette Russité semble
basée sur le « Monde russe », concept
qui semble visiblement définir la sphère
d’influence que la Russie souhaite
vraisemblablement développer et
travailler.
Peut-on parler d’Eurasie
restreinte (des Balkans orthodoxes à
l’extrême Orient russe en passant par le
Caucase et la Sibérie, soit l’Eurasie
intérieure) pour définir en gros le
contour de ce monde russe et les
plausibles sphères d’influence en son
sein de la Russie et de l’Union
Douanière ?
Le
christianisme orthodoxe comme ciment du
« monde russe » ?
Enfin, mais peut-être
surtout, Vladimir Medinski a rappelé un
point cardinal de la rupture
civilisationnelle totale avec l’Occident
qu’est le retour au christianisme. Comme
il l’a affirmé : « La Russie sera
peut-être l'un des derniers gardiens de
la culture européenne, des valeurs
chrétiennes et de la véritable
civilisation européenne ».
Une imbrication des
valeurs chrétiennes au sein d’un monde
russe en parfaite adéquation avec la
définition donnée par Vladimir Poutine
quant à la substance religieuse du
citoyen de ce monde russe. D’après le
président russe, dont le rapport
emprunte nombre de concepts, « Un
Russe, ou plutôt une personne
appartenant au monde russe, pense
d'abord et avant tout qu'un homme a une
haute destinée morale. Les valeurs
occidentales sont (à l'inverse) que la
réussite se mesure à la réussite
personnelle ».
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