Nouvelles
d'Orient
Egypte,
chroniques d'une contre-révolution (IV)
Alain Gresh
Alain
Gresh
Jeudi 26 décembre 2013
C’est une nouvelle étape qui vient
d’être franchie dans l’escalade de « la
guerre contre le terrorisme » en Egypte
et dans la volonté du gouvernement de
criminaliser et d’écraser les Frères
musulmans.
Tôt dans la matinée du mardi
24 décembre, une voiture piégée a
explosé devant le siège de la sécurité
d’Etat dans la ville de Mansourah,
située dans le Delta (à une centaine de
kilomètres du Caire), faisant
une douzaine de morts et une centaine de
blessés. Dans les heures qui ont
suivi, et avant la moindre enquête, le
premier ministre Hazem El-Beblawi
qualifiait les Frères musulmans de
« groupe terroriste ». Et le
25 décembre, le gouvernement classait la
confrérie comme « organisation
terroriste ».
Le ministre de l’intérieur, Mohammed
Ibrahim, le même homme qui sévissait au
même poste sous la présidence de
Mohammed Morsi, a déclaré que cette
attaque était « une riposte » des
Frères à la violente dispersion par les
forces de l’ordre des deux campements
installés par eux dans la capitale et
qui avait fait des centaines de morts le
14 août dernier (« Mansoura
attack retaliation for dispersal of
Islamist sit-ins : Egypt interior
minister », Ahram online,
24 décembre). Comment le sait-il ?
Mystère.
Et qu’importe si les Frères ont
condamné immédiatement l’attentat ou que
l’organisation Ansar Beit-Al Maqdes, un
groupe djihadiste opérant pour
l’essentiel dans la péninsule du Sinaï,
ait revendiqué l’attaque (« Ansar
Beit al-Maqdes claims bombing of
Mansoura police directorats »,
Madamasr, 25 décembre).
Car, si la situation sécuritaire
s’est détériorée dans l’ensemble de
l’Egypte — l’attentat contre une station
de bus au Caire le 26 décembre le
confirme —, les Frères musulmans ont
toujours condamné l’usage du terrorisme.
Il est clair que le pouvoir a décidé,
depuis des mois déjà, d’en finir avec
eux, au risque de pousser délibérément
le pays dans la guerre civile et le
terrorisme (lire Warda Mohamed, « Egypte,
une stratégie d’élimination des Frères
musulmans », OrientXXI, 27 septembre
2013). Plusieurs milliers de Frères sont
en prison, souvent maltraités, parfois
torturés (« Jailed
Egypt Muslim Brotherhood members on
hunger strike », BBC News,
23 décembre).
Lire « En
Egypte, la révolution à l’ombre des
militaires », Le Monde
diplomatique, août 2013. Une
étape avait déjà été franchie avec
l’ouverture d’une instruction par le
procureur général contre la confrérie,
qu’il accuse « d’avoir collaboré avec
des organisations étrangères pour
commettre des actes terroristes, d’avoir
révélé des secrets militaires à une
puissance étrangère, d’avoir financé des
groupes terroristes et un entraînement
militaire pour répondre aux objectifs de
l’Internationale des Frères musulmans ».
Il lui est aussi reproché d’avoir
« conspiré » avec le Hamas et le
Hezbollah en vue de commettre des
attentats (« Ousted
president Morsi to stand trial for
espionage », Ahram online,
18 décembre.) On ne compte plus les
accusations fantaisistes contre les
Frères, depuis celle d’avoir voulu
vendre une partie du Sinaï aux
Palestiniens jusqu’à celle d’avoir
eux-mêmes tiré sur les manifestants de
janvier-février 2011 ! Et les médias aux
ordres relaient ces affabulations avec
le plus grand sérieux.
Parallèlement, dans le Sinaï, c’est
une guerre que mène l’armée, non
seulement contre les terroristes, mais
contre l’ensemble de la population, avec
représailles et punitions collectives
contre les civils à la clé. Cette
répression se fait avec l’appui des
Etats-Unis (malgré la suspension de
leurs livraisons d’armes à l’Egypte
après le coup d’Etat du 3 juillet) et
d’Israël, pour qui l’armée
égyptienne — et son chef, le général
Abdel Fatah Al-Sissi —, représente un
allié précieux (« Terror
in the Sinai : 3 Questions with
GlobalPost’s Cairo correspondent »,
13 octobre 2013). Comme le notait
l’éditorial du New York Times du
22 décembre,
« Dark days in Egypt » : « Parce
que les Etats-Unis considèrent l’Egypte
comme un élément crucial de la stabilité
régionale et en raison du traité de paix
avec Israël, le comité des relations
étrangères du Sénat a approuvé une
législation rendant plus facile la
reprise de l’aide, qui a été en grande
partie suspendue après la déposition de
Morsi. Les généraux interpréteront
sûrement cette décision comme un aval
donné à leurs méthodes autoritaires. »
Ceux qui espéraient que le pouvoir
s’en tiendrait à la répression des
Frères se sont trompés. Celle-ci frappe
désormais les figures emblématiques de
la révolution de janvier-février 2011.
Un loi liberticide a été adoptée par
le gouvernement qui interdit dans les
faits toute manifestation. Pour avoir
refusé de s’y plier, Ahmed Douma,
Mohamed Adel and Ahmed Maher, du
mouvement du 6 avril, une des
organisations à l’origine de la révolte
contre Hosni Moubarak, ont été condamnés
à trois ans de travaux forcés. Le
23 décembre, plusieurs centaines
d’Egyptiens ont défilé pour protester
contre cette sentence et contre
l’arrestation d’autres militants, dont
Alaa Abdel Fattah (« Hundreds
rally in solidarity with Douma, Adel and
Maher », Ahram online, 23 décembre).
Dans le même temps, la répression
s’est intensifiée dans les universités
où la contestation, au départ
essentiellement animée par les Frères
musulmans, s’est élargie à d’autres
organisations qui refusent les
ingérences de plus en plus importantes
des forces de sécurité sur les campus
(Ursula Lindsey, « Tension
Rises at Egyptian Universities »,
New York Times, 23 décembre).
Tout cela était prévisible, inscrit
dans l’alliance contre nature entre les
forces de l’ancien régime et celles de
l’opposition, qui a suivi les
manifestations du 30 juin 2013 (« En
Egypte, la révolution à l’ombre des
militaires », Le Monde
diplomatique, août 2013). Depuis, un
certain nombre de mouvements et de
personnes se sont ressaisis. Mohammed
El-Baradei, un court moment
vice-président, a démissionné pour
protester contre la répression. Il a
aussitôt été accusé par les médias
d’être un des représentants de la
cinquième colonne des Frères ! Le
président du club des juges, Ahmed Zind,
a même affirmé qu’il était derrière
l’attentat de Mansourah (Vetogate,
24 décembre).
Les 14 et 15 janvier, les Egyptiens
voteront pour la nouvelle Constitution
qui, si elle comporte quelques
améliorations par rapport à l’ancienne,
installe l’armée au-dessus de toutes les
institutions (lire Nathalie Bernard-Maugiron,
« La
Constitution égyptienne est-elle
révolutionnaire ? », OrientXXI,
4 décembre). Il est peu probable que le
vote changera quoi que ce soit à « la
guerre contre la terreur » déclenchée
par l’armée égyptienne, qui ressemble de
plus en plus à celle lancée par son
homologue algérienne au début des
années 1990. On ne peut que regretter,
dans ce contexte, que le sectarisme des
Frères musulmans, leur refus de la
moindre autocritique sur la manière dont
Mohammed Morsi a conduit sa présidence,
la violence exercée par leurs milices,
ne facilitent pas la tâche de ceux qui
s’opposent au retour de l’ancien régime.
L’existence du Monde
diplomatique ne peut
pas uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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