Nouvelles
d'Orient
Egypte, chroniques
d'une contre-révolution (II)
Alain Gresh
Alain
Gresh
Dimanche 3 novembre 2013
Avec l’ouverture du procès de l’ancien
président Mohamed Morsi, lundi
4 novembre, les tensions montent en
Egypte. Et, surtout, la
contre-révolution ne cache plus ses
objectifs : le retour à l’ordre ancien,
à peine ravalé.
L’ampleur des manifestations du
30 juin 2013, qui ont abouti au
renversement du président Mohammed Morsi
par l’armée, ont créé l’illusion, chez
nombre d’Egyptiens et chez des
commentateurs politiques, que nous
avions affaire à « un mouvement
rectificatif », qui devait remettre sur
ses rails la révolution égyptienne grâce
à la mise à l’écart des Frères
musulmans. Il n’en a rien été, et j’ai
déjà évoqué ici cette
contre-révolution en marche. Tout,
depuis, est venu confirmer cette dérive.
Lire « Egypte,
chroniques d’une contre-révolution (I) »
Je n’aborderai pas ici les
manifestations d’opposition organisées
par les Frères musulmans depuis le mois
de juillet. A les suivre, aussi bien sur
les réseaux sociaux que sur la chaîne de
télévision Al-Jazira, on hésite entre
une certaine admiration pour ces
militants qui, malgré une répression
féroce, continuent de manifester avec
courage et abnégation, et l’aveuglement
d’un mouvement incapable de tirer les
leçons de ses échecs. Il est vrai que
l’essentiel de la direction est
désormais sous les verrous, après
l’arrestation de Essam Al-Erian,
vice-président du Parti de la justice et
de la liberté (PJL), le parti-façade des
Frères (David D. Kirkpatrick, « High-Anking
Muslim Brotherhood Is Seized in Egypt »,
International New York Times,
30 octobre 2013). Ces militants sont
soumis en prison à des mauvais
traitements, à la torture, qui peuvent
conduire à la mort. Ainsi de Salah Ahmed
Youssef, un homme de trente-cinq ans,
membre de la direction du syndicats des
pharmaciens, décédé en détention le
30 octobre. Peu de gens s’en émeuvent.
L’organisation Human Rights Watch vient
de sortir un communiqué sur le fait que
les responsables policiers de tueries de
manifestants désarmés n’étaient pas
poursuivis (« Egypt :
Protester Killings Not Being
Investigated »).
Sur les Frères musulmans, Nouvelles
d’Orient organise, avec l’Iremmo,
une journée d’études le samedi
16 novembre (lire le programme
ci-dessous).
L’article le plus significatif, sans
doute, sur la contre-révolution qui
cherche à reprendre le contrôle de
l’Egypte, a été publié par David
Kirkpatrick, « Ousted
General in Egypt is Back, as Islamist’s
Foe », The International New York
Times, 30 octobre 2013). Il
s’intéresse au général Mohamed Farid El-Tohami,
qui a été nommé par le nouveau
gouvernement responsable des services de
renseignement intérieur, l’un des postes
les plus importants du pays. Il est
chargé notamment de la répression contre
les Frères musulmans et de toute forme
d’opposition contre le pouvoir. Qui est
cet homme ? Il avait dirigé la sécurité
militaire, avant de céder la place, pour
des raisons d’âge, à Abdelfatah
Al-Sissi, devenu depuis le 3 juillet
l’homme fort du nouveau régime. Al-Sissi
a toujours considéré El-Tohami comme son
mentor. A sa retraite, ce dernier a pris
la tête de l’Autorité de régulation
administrative, chargée de lutter contre
la corruption. Dès la chute de Moubarak,
un de ses adjoints, le colonel Fathi,
l’a accusé de corruption, mais son
dossier a vite été enterré par la
justice militaire. A l’arrivée de Morsi
à la présidence, Fathi a réitéré ses
accusations contre El-Tohami (qui a
alors été demis de ses fonctions), mais
également contre le général Ahmed
Chafik, candidat malheureux à la
présidentielle contre Morsi, et dont la
corruption avait été mise en lumière
lors d’un célèbre débat télévisé en 2011
entre Chafik et l’écrivain Alaa Al-Aswani
(depuis, ce dernier s’est rallié à
l’armée, dont il loue l’action, au nom
du fait que « l’Egypte
est en état de guerre », Mediapart,
16 octobre 2013).
Comme l’explique un diplomate
occidental qui a rencontré El-Tohami
après le coup d’Etat du 3 juillet
dernier : « il parle comme si la
révolution de 2011 n’avait pas eu
lieu. » Quant à Cherif Bassiouni, un
juriste américano-égyptien qui a
travaillé pour obtenir la restitution
des biens volés à l’Egypte par l’équipe
Moubarak, il déclare au journaliste
américain que l’Autorité de régulation
administrative, qui avait les preuves et
les éléments permettant de tracer les
sommes volées, ne les avaient pas
fournies et que, pour cette raison,
« l’Egypte ne récupèrera pas un euro ».
Ce retour à l’ancien régime, à ses
hommes et à ses manipulations,
s’accompagne d’une offensive généralisée
contre la liberté d’expression, dans un
climat de chauvinisme national (dont les
Syriens comme les Palestiniens sont les
premières victimes). Ainsi, l’émission,
sur la chaîne privée CBC, du célèbre
humoriste Bassem Youssef, un critique
virulent des Frères musulmans, a été
interdite après un seul épisode — elle
avait repris, après une longue
interruption, le 25 octobre (lire Claire
Talon, « Portrait
de l’Egypte en midinette »,
OrientXXI, 28 octobre) —, parce que
Youssef avait osé s’en prendre aux
militaires. Il avait été renvoyé fin
septembre par CBC (cette décision
confirme ce que tout le monde sait : la
plupart des chaînes privées du pays sont
aux mains de capitaux liés à l’ancien
régime). Par ailleurs, un journaliste
égyptien vient d’être condamné par un
tribunal militaire à un an de prison (« Military
court sentences journalist to year in
prison », Madamasr, 31 octobre). Qui
disait qu’il n’y aurait plus de procès
militaires pour des civils ?
Enfin, c’est le droit de manifester
qui est aussi dans le viseur du nouveau
pouvoir (il est vrai que les Frères
musulmans avaient été aussi ambigus que
ce dernier sur ce dossier) : lire
Delphine Minoui, « Egypte :
l’armée remet en cause le droit de
manifester », Le Figaro,
31 octobre.
Toutes ces mesures ne suscitent que
peu de réprobation de la part de nombre
d’intellectuels de gauche égyptiens,
quand ils ne les justifient pas au nom
de « la guerre contre le terrorisme ».
Terminons quand même sur une note
d’optimisme, l’entretien du journal
Le Monde avec Richard Jacquemond (« Richard
Jacquemond : “Il y a une tradition
d’osmose entre l’Etat et
l’intelligentsia égyptienne” »,
17 octobre), grand traducteur de la
littérature arabe, et bon connaisseur de
la scène intellectuelle égyptienne :
« Ce n’est que dans les dix ou
vingt dernières années que les nouvelles
générations (d’intellectuels) ont
commencé à se dégager de cette emprise
(de l’Etat), à construire une scène
culturelle indépendante, en dehors du
“système”. Un système à bout de souffle,
comme le montre la faible participation
au “congrès des intellectuels” que vient
de réunir le ministre de la culture, au
Caire, il y a quelques jours. »
Question :
Quels écrivains ont osé prendre le
contre-pied de la pensée dominante ?
« Pour le moment, aucun ou
presque. Une des rares voix audibles qui
soit sur une position “ni ni” (ni
l’armée ni les Frères) est celle d’Ahdaf
Soueif, une grande écrivaine
d’expression anglaise qui a une forte
présence médiatique en Egypte et au
Royaume-Uni ; elle milite à Thuwar
(“révolutionnaires”), une énième
coalition, créée il y a quelques
semaines autour du Mouvement du 6 avril,
de groupes d’extrême gauche et de
défenseurs des droits de l’homme. On
peut aussi citer Bilal Fadl, un
chroniqueur très populaire chez les
jeunes. Mais attention, le silence ne
vaut pas acquiescement. Ne nous laissons
pas abuser par l’unanimisme de façade,
les portraits omniprésents du général
Sissi et les chansons patriotiques
reprises ad nauseam. Surtout
qu’avec l’état d’urgence et le retour de
l’Etat policier moubarakien (les
arrestations ne se limitent pas aux
cadres et sympathisants des Frères) la
peur, qui avait disparu depuis le
28 janvier 2011, revient en force.
Redisons-le, la fin de l’histoire n’est
pas écrite. »
L’existence du Monde
diplomatique ne peut
pas uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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