Actualité
Crise sanitaire, faillite politique
Alain Bertho
Vendredi 27mars 2020
En décembre 2019, on pouvait lire sur
une banderole d’hospitaliers mobilisés :
« L’État compte les sous, on va compter
les morts ». Nous y sommes. Ces deux
comptes là sont antagoniques. Quand nous
aurons vaincu le Covid-19, il nous
faudra encore gagner la bataille de la
vie contre les logiques financières dont
nous savons maintenant qu’elles sont, au
plein sens du terme, mortifères.
Nous sommes passés
en une semaine de l’appel aux urnes aux
contrôles de police dans les rues. Nul
ne conteste la gravité de la situation
sanitaire planétaire, son incertitude
quant à sa durée et à ses effets. Mais
cette crise n’est-elle que sanitaire ?
Le 22 mars 2020, une semaine après les
mesures de confinement, un sondage
IFOP-JDD mesure la confiance des
Français dans celles et ceux qui les
gouvernent : 64% d’entre eux pensent que
ce gouvernement cache des informations,
71% qu’il n’a pas agi rapidement, et
61 % qu’il ne donne pas tous les moyens
aux infrastructures et aux
professionnels de santé pour lutter
contre ce virus.
Journalistes et
ministres nous répètent chaque jour que
le pays n’a pas pris conscience de la
gravité de la crise et proposent
d’accroitre la répression. Tous les
soirs à 20 heures les villes
retentissent des applaudissements
spontanés en remerciement à la
mobilisation des soignants privés de
matériel de base. Qu’on ne s’y trompe
pas : le pays est mobilisé et solidaire
mais l’appel guerrier à la mobilisation
générale du président de la République
ne produit pas les effets d’union sacrée
escomptés. La crise sanitaire est en
train de précipiter une faillite
politique déjà bien avancée. La victoire
sur le covid-19 ne sera pas la fin de
toutes les batailles ni la fin de tous
les dangers.
Un événement
réellement sans précédent
Nous sommes toutes
et tous conscients de vivre une période
historique. Mais en vérité, en quoi la
pandémie qui frappe le monde entier
est-elle exceptionnelle ? Ce n’est pas
pour l’instant, et ce ne sera pas
espérons-le, la plus meurtrière depuis
le début du XX° siècle. La grippe de
1918 (dite espagnole) apparue aux EU en
mars aurait tué de 20 à50 millions de
personnes suivant les estimations soit
entre 1 et 2.7% de la population
mondiale, dont 240 000 en France. La
grippe asiatique apparue en 1956 a fait
entre 1 et 4 millions de victimes dont
15 169 en France en deux vagues. En
1968-1970, la grippe de Hong Kong a tué
1 000 000 de personnes dont 32 000 en
France.
Meurtrières, ces
épidémies ont aussi été plus longues à
se répandre. La grippe de 1918 a mis 9
mois avant de devenir pandémie en
octobre 1918 et s’acheva au bout de 18
mois durant l’été 1919. Celle de 1956
sort de Chine en 1957 pour atteindre
Singapour en février et les EU en juin
puis devint pandémie en six mois et
disparut en 1958. La grippe de Hong Kong
est apparue en février 1968 et toucha
500 000 personnes dans cette ville en
août. Elle n’atteint l’Europe et
l’Amérique du Nord que durant l’hiver
suivant (1968-1969). L’essentiel des
victimes françaises sont décédèrent
durant l‘hiver 1969-1970.
Aucune de ces
crises sanitaires majeures n’a à ce
point mobilisé et ébranlé les Etats. Nul
émoi médiatique ni gouvernemental dans
l’hiver 1969-1970, alors que durant dix
à quinze jours, les morts se sont
multipliés dans les services d’urgence,
que les queues s’allongeaient devant les
pharmacies, que des trains étaient
supprimés faute de cheminots, des écoles
fermées faute d’enseignants, que des
délestages électriques faisaient suite à
des manques de techniciens. Partout en
Europe les urgences étaient saturées.
Mais aucun envoyé spécial n’en fait un
compte rendu alarmé [1]. La grippe
n’était semble-t-il pour la presse qu’un
« marronnier » hivernal. La confiance
dans la science et les services publics
faisait le reste.
Ce qui nous arrive
depuis le mois de janvier est donc, pour
une part, un événement d’une autre
nature qui met des projecteurs aigus sur
notre époque et nous aidera peut-être à
la comprendre un peu mieux.
Le covid-19 n’est
pas une grippe. Ce virus est d’une autre
famille, celle des coronavirus. C’est un
cousin du virus du SRAS, apparu à Hong
Kong en novembre 2002. Cette épidémie-là
fut fulgurante et meurtrière mais, au
fond, limitée : 774 décès pour 8000 cas
en juillet 2003, dans 25 pays mais
essentiellement en Chine, à Taiwan, à
Singapour et aux Philippines. Elle
pouvait, politiquement, être regardée à
distance par les pays riches. C’est
aussi le cas de l’épidémie Ébola en
2013-2014 qui fit 844 morts en Guinée,
en Sierra Leone et au Liberia. Le risque
de pandémie a alors sans doute été
jugulé par une réduction drastique du
trafic aérien en provenance des zones
touchées. [2]
Si la grippe peut
être mondiale et parfois très dangereuse
elle reste une vieille connaissance. Le
SRAS, menace nouvelle, fut très
dangereux mais localisé et vite
maîtrisé. Le Covid-19 associe cette
fulgurance nouvelle avec une extension
pandémique : trois mois après son
identification en Chine, peu de pays
sont aujourd’hui épargnés.
Une pandémie du
« capitalocène »[3] ?
Le monde a changé
depuis l’épidémie de SRAS. Le trafic
aérien par exemple est passé de 1,665
milliards de voyageurs transportés en
2003 à 4,223 milliards en 2018. Ce
triplement ne s’est pas produit de
manière uniforme. En 2000, l’Amérique du
Nord représentait 40% de ce trafic
contre 26% pour l’Europe et 22% pour
l’Asie. En 2020 l’Asie domine avec 36 %
du trafic suivie de l’Europe, 26%,
devant l’Amérique du Nord, 24%. En 2017,
les EU pèsent 850 millions de voyageurs
mais la Chine vient en seconde position
avec 550 millions, dix fois plus qu’il y
a vingt ans [4]. À propos du SRAS,
Gilles Pinson parle ainsi de « Métropandémie »
« touchant quasi simultanément des
foyers très éloignés géographiquement
mais intensément connectés par le trafic
aérien. » [5] La mondialisation a
démultiplié la porosité sanitaire et sa
rapidité.
La connectivité
aérienne mondiale n’est pas la seule
nouveauté de l’époque. En amont, on sait
que le bouleversement des écosystèmes
expose l’humanité à des virus nouveaux.
[6] Il y a dix ans déjà, les cartes du
nombre d’épidémies déclarées par pays et
le nombre d’oiseaux et de mammifères en
danger d’extinction se superposaient
parfaitement : ces émergences
infectieuses ont lieu dans des pays où
ont également lieu de graves crises de
la biodiversité, notamment l’Asie du
Sud-Est. [7] Il ne s’agit donc pas de
maladies exotiques mais de maladies de
la mondialisation libérale et
dévastatrice que nous subissons.
En aval, la
métropolisation est aussi en cause. Une
étude de la Société Italienne de
Médecine environnementale (Sima,
Université de Bari) montre une
corrélation entre la rapidité de la
propagation épidémique du covid-19 dans
certaines zones italiennes et la densité
de particules fines dans l’atmosphère
[8]. Outre que la pollution fragilise
l’état de santé global en entraînant un
dysfonctionnement du système
immunitaire, les particules fines
seraient un agent de conservation et de
transport du virus lui-même. Ces
constats remettent en cause la distance
actuelle considérée comme sûre qui n’est
sans doute pas suffisante en zone
polluée selon Alessandro Miani,
président de la Sima. Difficile alors de
continuer à dire que le port massif du
masque ne sert à rien.
La sidération face
à la pandémie n’a d’égal que le manque
d’anticipation et de prudence devant les
nouveaux dangers auxquels les politiques
sanitaires doivent aujourd’hui faire
face. En janvier 2020, les premiers pays
à fermer leurs frontières sont les
voisins de la Chine : Corée du Nord (22
janvier), Mongolie (26 janvier), Russie
(30 janvier). Le 1 février le Vietnam
suspend ses liaisons aériennes. Mais au
total, les pays imposant des
restrictions à l’entrée de voyageurs
venus de Chine en février ne sont qu’au
nombre de 17. Dans une note du 27
janvier, l’OMS « déconseille d’appliquer
à la Chine des restrictions au transport
international. » Fin janvier ce sont les
grandes compagnies aériennes elles-mêmes
qui prennent l’initiative de suspendre
leurs vols à destination de la Chine.
Il faut attendre le
jeudi 30 janvier pour que l’OMS décrète
l’« urgence de santé publique de portée
internationale » dont l’une des
conséquences est la restriction à la
circulation des personnes et des
marchandises. Cette décision a tardé du
fait de l’opposition de la Chine et de
ses alliés, qui ont fait pression sur le
« comité d’urgence » et la direction de
l’OMS pour qu’une telle mesure ne soit
pas prise plus tôt. [9] Les raisons
économiques en sont évidentes.
Si « la grippe de
Hongkong est entrée dans l’histoire
comme la première pandémie de l’ère
moderne, celle des transports aériens
rapides » [10], la pandémie de Covid-19
restera sans doute comme la première
pandémie de la mondialisation sauvage,
celle de l’explosion du trafic aérien,
de l’interdépendance planétaire des
économies, de la destruction de la
biodiversité et de l’interconnexion
généralisée. Et celle « de l’absence de
quartier général sanitaire planétaire. »
[11] La pandémie que nous subissons est
aussi un événement politique.
L’effondrement
politique
On ne peut être que
frappé par l’incapacité d’un monde
façonné par 30 années de capitalisme
financier à prendre la mesure du Tsunami
surgi sur un marché au centre de la
Chine. Très vite une évidence s’impose :
de grands pays développés et riches
comme la France, L’Italie, l’Espagne, le
Royaume Uni, les EU, le Canada ne sont
pas armés pour faire face à cette
nouvelle menace sanitaire.
En France la colère
monte et l’inquiétude avec. Colère
contre les dizaines d’années de casse du
service public de la santé, depuis trois
années de casse effrénée de tous les
dispositifs de solidarité. Colère contre
l’impréparation ahurissante d’un des
Etats les plus riches du monde devant
une menace vitale. Et inquiétude devant
l’amateurisme, les atermoiements, les
mensonges en cascade du pouvoir.
Même l’expérience
des autres leur est d’aucun secours.
Quand la Chine commence à confiner 45
millions de personnes, la France n’a pas
d’autres priorités que de rapatrier ses
ressortissants. Quand l’Italie du Nord
commence à flamber, aucune mesure de
contrôle n’est prise aux frontières. Le
match Olympique Lyonnais-Juventus est
maintenu à Lyon le 26 février. L’Italie
décide le confinement le 8 mars,
l’Espagne attend le 15, la France le 16
et le Royaume uni attend le 23 mars.
Fidèles à leur légende, Bolsonaro comme
Trump commencent par prendre la menace à
la légère.
Au jour le jour, en
France, l’amateurisme transpire des
palais gouvernementaux, ponctué par des
« moments Sibeth N’Diaye » dont il
faudra garder le florilège. De janvier à
mars, aucune stratégie suivie. Aucune
anticipation. On hésite entre
l’incompétence et le choix prioritaire
d’éviter la casse économique.
Les doctes
déclarations sur la phase 2 et la phase
3, début mars, les prédictions du
président sur « le pire devant nous »,
ne sont accompagnées d’aucune décision
d’urgence. N’aurait-il pas fallu dès ce
moment-là se pencher sur la pénurie de
masques et de tests plutôt qu’attendre
une semaine de confinement et un rythme
de mort dépassant la centaine
quotidienne ?
Comme prévu, très
vite, les services de réanimation sont
saturés. On mobilise l’armée pour monter
un hôpital de 30 lits à proximité de
l’Hôpital de Mulhouse débordé et
transporter en hélicoptère des malades
dans d’autres régions. Mais on ne
réquisitionne pas le secteur privé qui
disposerait pourtant de 7000 lits de
soins intensifs contre 5000 dans le
secteur public ! Et pendant que l’armée
monte ses tentes, le secteur privé du
Grand Est a libéré 70 places qui au 22
mars ne sont pas totalement affectées
par l’Agence Régionale de Santé. Ce qui
fait dire alors à Lamine Gharbi,
président de la Fédération des cliniques
et hôpitaux privés de France : « Je
demande solennellement à ce que nous
soyons réquisitionnés pour épauler
l’hôpital public. Nos établissements y
sont préparés. Il faut que la vague qui
a surpris l’est de la France nous serve
de leçon. »
Il faut attendre le
11 mars pour que soit constitué un
Conseil scientifique de 11 membres qui
pourtant ne préconise pas le report des
élections municipales. Selon lui les
conditions sanitaires auraient été
réunies pour les votants. Mais quid
de celles et ceux qui ont tenu les
bureaux. Les experts n’auraient-ils
jamais tenu un cahier d’émargement sur
lesquels, pour ma part, j’ai pu voir le
15 mars, 410 électrices et électeurs se
pencher pour signer ? Il faut attendre
le 24 mars pour la mise en place d’un
Comité analyse recherche et expertise
(CARE) de 12 membres présidé par une
prix Nobel de médecine pour coordonner
les recherches thérapeutiques.
Pendant des
semaines on ne nous parle que de
l’effort des laboratoires pour la mise
au point d’un vaccin certes
indispensable mais moins urgent qu’un
traitement immédiat. Peut-être cet
effort scientifique est-il pour les
financeurs un investissement plus
prometteur que le recyclage immédiat de
molécules déjà commercialisées.
Pourquoi, de ce point de vue, ne pas se
pencher immédiatement sur des
constatations cliniques chinoises qui
semblent avoir été méprisées depuis le
début ? Quelle que soit la personnalité
un peu particulière de Didier Raoult de
l’IHU Méditerranée Infection, son
excellence scientifique en infectiologie
est reconnue internationalement [12].
Peut-être se trompe-t-il. Mais il est
difficile de comprendre la campagne de
dénigrement dont il a fait l’objet,
ainsi que ses essais, d’utilisation sur
la base d’études chinoises d’une
molécule mise au point en 1949. Cette
molécule est de faible coût et tombée
dans le domaine public. Ce n’est pas le
cas d’autres molécules testées pas
l’étude européenne Discovery : le
lopinavir, antirétroviral utilisé dans
le traitement du VIH, et le remdésivir,
antiviral mobilisé contre le virus
Ebola, sont respectivement développés
par les laboratoires Abbot et Gilead
Sciences, deux géants pharmaceutiques.
La lourde
facture du néolibéralisme
L’état-major
gouvernemental ne semble donc pas au top
de la réactivité, de l’anticipation et
de la capacité de mobilisation. Il est
vrai qu’après des années de coupes
budgétaires, ses « troupes »,
constituées des professionnels de santé
publique, médecins, infirmières et
infirmiers, aides-soignantes et
aides-soignants, manquent sérieusement
d’effectifs, de locaux et de moyens.
Comment ne pas
connaître l’état désastreux du service
public hospitalier qui va se trouver en
première ligne. En pleine crise
sanitaire, le 18 mars est le premier
anniversaire de la mobilisation des
soignants, marquée par la grève des
urgences et la démission des chefs de
clinique. Elles et ils sont bien sûr au
front et vont payer cher la destruction
méthodique de leur outil de travail
organisée par tous les gouvernements
successifs depuis 20 ans.
Parlons du nombre
de lits en soin intensif réduit de 30%
entre 1998 et 2018. Le mouvement est
général en Europe. La France avec 3.1
lits pour 1000 habitants se trouve
maintenant à peine mieux lotie que
l’Italie, au 19° rang sur 35 dans
l’OCDE, après l’Allemagne (6), la Corée
du Sud (7.1) et le Japon (7.8). Cette
donnée statistique éclaire les
différences de stratégie et les
différences de réussite de ces pays face
au covid-19. La France est profondément
sous équipée, surclassée même par le
Lituanie (5,5), la République slovaque
(4,9), la Pologne (4,8), la Hongrie
(4,3), la Slovénie (4,2), la République
tchèque (4,1), l’Estonie (3,5) et la
Lettonie (3,3). Or la France devance
l’Italie (2,6), les Etats-Unis (2,4),
l’Espagne (2,4) et le Royaume-Uni
(2,1) : autant de pays dont on voit déjà
ou dont on pressent la catastrophe
sanitaire.
Parlons du
matériel. Certes la pénurie de masques
est mondiale. Mais les situations de
crise furent, dans le passé, anticipées
par des stocks d’État. En 2009, à
l’issue de la crise du H1N1, la France
disposait de 723 millions de masques
chirurgicaux FFP2. Où est passé ce stock
qui n’aurait pas été renouvelé après
péremption des matériels ? La chaîne de
décision reste obscure, les versions des
principaux acteurs d’une incohérence
inquiétante. Roselyne Bachelot, alors
ministre, parle d’injonction de la Cour
des comptes qui dément. Il est alors
question d’un changement de stratégie en
2012. Une autre ancienne ministre,
Marisol Touraine, dément à son tour
avant de concéder une mesure de
« décentralisation » en 2013. Sur
recommandation d’un rapport du
Secrétariat général de la défense et de
la sécurité nationale en mai 2013, le
stockage des FFP2 est désormais de la
responsabilité des « employeurs » (donc
des établissements) et non de l’État.
Dans un rapport de 2015, le Sénat notait
que cette stratégie permettrait de
réaliser des économies considérables en
termes de coût d’achat, de stockage et,
in fine, de destruction tout en notant
le risque d’une déficience des capacités
de production en cas de crise [13]. Les
stocks d’État étaient gérés par
l’Établissement de Préparation et de
Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS)
créé en 2007, dissous en 2016 au moment
de la création de l’Agence Nationale de
Santé Publique. Le total de ses
subventions (État et Assurance maladie)
est passé de 281 millions d’euros en
2007 à 25.8 en 2015. Nous connaissons la
chute de l’histoire. Lorsque le 26
janvier, Agnès Buzyn annonce qu’il « n’y
a aucune indication à acheter des
masques pour la population française,
nous avons des dizaines de millions de
masques en stock », elle se base sur un
stock théorique de 145 millions dont
aucun FFP2. Il faudra attendre un mois
pour qu’une nouvelle commande soit
passée.
Parlons enfin de la
recherche qui aurait pu nous permettre
d’anticiper les dégâts causés par de
nouveaux agents infectieux. Il existe en
France des spécialistes du Coronavirus
comme Bruno Canard au CNRS à Marseille.
Il fait connaître sa colère dans un
billet publié le 4 mars. Depuis vingt
ans il travaille sans moyens réels, à
l’image de la recherche française voire
européenne dans son ensemble. La logique
de financement par projet (du type ANR)
a cassé les dynamiques longues de
recherche fondamentale et la
pérennisation des équipes au profit d’un
pilotage de circonstance, chronophage
pour celles et ceux qui passent plus de
temps à monter les dossiers qu’à
dépenser utilement l’argent qu’ils
obtiennent. Sans cette recherche
fondamentale longue, on ne peut pas
demander aux chercheurs de répondre dans
l’urgence.
Le retour de la
corporalité du monde
Le gouvernement
français n’est pas seul en cause. Depuis
plus de vingt ans, les gouvernements qui
se sont succédé ont mis en musique
législative et réglementaire les
exigences du capitalisme financier. Nous
avons appelé cela néolibéralisme. Mais
il est clair que, depuis 2017, le
nouveau pouvoir y a ajouté un
enthousiasme et un acharnement
incomparables.
Depuis une
trentaine d’années, la mondialisation
libérale, financière et dévastatrice n’a
eu qu’un credo : la planète entière, sa
vie, ses ressources, ses habitantes et
habitants, leur travail, leurs rêves,
leur pauvreté, leurs maladies, les
pénuries auxquelles elles et ils
devaient faire face, tout, absolument
tout, pouvait être transformé en produit
financier. Il n’y a pas un aspect de nos
vies qui se trouve à l’abri de la
sangsue d’un profit sans limite qui
dévore le temps, la vie, l’intelligence.
Quel qu’en soit le coût humain.
L’Australie brûle, l’eau est cotée en
Bourse. L’espérance de vie progresse, la
retraite doit être financiarisée. Même
l’explosion des inégalités devient
exploitable par cette inversion
généralisée du « ruissellement » qu’est
l’explosion du crédit : ils n’ont rien,
qu’ils s’endettent.
La
« dématérialisation » est devenu le
maître mot de cette interconnexion
générale et de cette réduction de tout à
cet « équivalent général » qu’est
l’argent. L’informatique qui règle nos
vies en optimise la rentabilité
financière. La majorité des transactions
spéculatives sont aujourd’hui
directement gérées par des algorithmes
au cœur de Data Centers déserts. Nous ne
sommes plus qu’une ligne de crédit ou de
débit sur un écran, le paramètre d’un
logiciel de livraison, une statistique
d’emploi. La vie réelle est considérée
comme une charge à réduire absolument.
Rêvant d’usines
sans ouvrier, de caisses sans caissière,
de médecine sans soignant, de taxis sans
chauffeur, d’école sans enseignant,
d’humanisme sans humain, le capital
voulait « quoi qu’il en coûte » se
débarrasser des corps.
Eh bien voici le
scoop : les corps se vengent. La
corporalité irréductible du monde
revient comme un boomerang planétaire.
Elle vient mettre en danger la
virtualité de la finance. Les corps sont
là comme sur les places, comme sur les
ronds-points, comme dans la rue. Non
pour affirmer leur puissance de vie mais
parce que leur détresse rappelle cette
vérité fondamentale : il n’y a pas de
vie sans corps. Il n’y a même pas de
profit sans corps, quelque part, au bout
de la chaîne démoniaque de la finance.
Et c’est toujours le corps qui a le
dernier mot, pour le meilleur et pour le
pire .
Le thermomètre
spéculatif ne s’affole que lorsque la
pandémie est avérée. Dans un premier
temps les aléas de l’économie chinoise
ralentissent l’activité des grands
groupes qui y font des affaires. Les
investisseurs commencent à vendre. Le 28
février, le CAC 40 connait sa plus forte
chute depuis 2008. Le 9 mars les bourses
du monde entier sont ébranlées par
l’effondrement du prix du pétrole. Le
CAC 40 chute à nouveau le 9 puis le 12
mars, après la chute du DOW JONES. Le 16
mars Wall Street connait sa pire journée
depuis le lundi noir du 19 octobre 1987
quand le Dow Jones avait chuté de
22.6%[14]. Les Etats et la BCE jouent
alors les pompiers en urgence par des
mesure de maintien en survie des
entreprises en France et par un rachat
des dettes publiques et privées par la
BCE le 18 mars.
Alors que la crise
précédente, celle de 2008, était une
crise financière endogène, celle de 2020
touche directement la matérialité du
tissu économique, c’est-à-dire la source
première du profit privé comme des
finances publiques. Elle met les
puissants dans une injonction paradoxale
dans laquelle sauver les vies et sauver
la pompe à profit peuvent se trouver en
tension. C’est ainsi qu’on entend un
président prononcer des promesses de
service public comme on arrache des
aveux sous la torture, mais dérouler un
plan de sauvetage des entreprises plutôt
qu’un plan d’urgence d’équipement des
hôpitaux en matériel de base. Et lorsque
le premier ministre nous exhorte à
rester chez nous, la ministre du Travail
menace celles et ceux qui ne vont pas
travailler.
Pourquoi par
exemple refuser au BTP, jusqu’au 23
mars, l’accès au dispositif
extraordinaire d’indemnisation du
chômage partiel ? Pourquoi, selon
l’expression de Francis Dubrac,
entrepreneur de Saint-Denis mettre ainsi
« les cols blancs au télétravail à
l’abris et les cols bleus à la
mitraille, comme en 14 ! » Mais parce
que le BTP compte 1.7 millions de
salariés, donc 1.7 millions de
cotisants ! Il faut donc bien entendre
la fameuse phrase du président « quoi
qu’il en coûte » : il s’est bien gardé
de dire à qui cela allait coûter très
cher. Mais les actes trahissent la
pensée.
Que verrons-nous en
premier ? La fin du monde ou la fin du
capitalisme ? Le drame que nous vivons
aujourd’hui nous donne quelques signaux
alarmants sur le sujet. La panique n’est
pas une déroute mais une occasion de
restructuration. La chute de 35 % du CAC
40, de 75 % de certaines valeurs liées
aux transports aérions ou au tourisme
est une occasion de faire de bonnes
affaires. Les heureux acheteurs se
nomment LVMH, ACCOR, Peugeot (la
famille), Rothschild, Dassault, Hermès,
FNAC, Vinci, Eiffage, Veolia, Société
Générale, Renault. Gageons qu’ils feront
tout pour valoriser leur investissement
... après. Des investisseurs restent en
embuscade.
Mais le dispositif
financier mondial basé sur la cavalerie
générale du crédit se remettra-t-il
d’une mise à l’arrêt mondiale de
l’économie comme on n’en avait jamais
vu ? Les dettes privées, selon le FMI,
se montaient à 217 % du PIB mondial en
2018. Il est certain que si chacun veut
réaliser ses titres de créance en cash,
la catastrophe sera rapide. Les fonds
d’investissement paniquent. Les grandes
banques centrales sont sur le front : la
FED américaine , la Banque centrale
européenne (BCE), la banque du Japon, la
banque d’Angleterre, la banque
australienne... Racheter les titres,
assurer les liquidités. Les pompiers
sortent les grands moyens : il faut
maintenir l’économie et la finance sous
respiration artificielle.
L’enjeu
biopolitique de la sortie de crise
Piégés par
l’incurie et l’urgence d’une crise
largement aggravée par leurs politiques
antérieures, pris par l’urgence
économique et financière, les
gouvernements du libéralisme sauvage
mobilisent la seule compétence politique
qui semble leur rester : le contrôle
policier de la population. Certes les
méthodes chinoises poussent loin cette
logique en utilisant aujourd’hui la
reconnaissance faciale et la traçabilité
des smartphones. Le QR qui valide votre
non-dangerosité s’affiche en Chine sans
intervention de votre part sur l’écran
du téléphone à présenter à la police. On
n’est pas loin du monde décrit par
Damasio dans Les furtifs.
Est-ce vraiment une
singularité des régimes communistes ? La
France dit, dès le 24 mars, réfléchir à
l’utilisation de cette traçabilité pour
le futur contrôle de l’épidémie. Une
répression moins technologique s’abat
sur l’Iran et la crise sanitaire peut
ailleurs être une occasion d’écraser les
soulèvements en cours de ces derniers
mois. En Inde, le coronavirus est
prétexte à disperser les derniers pôles
de résistance au Citizenship Amendemnt
Act [15]. Au Chili, Pinera n’a pas
tardé. Le 18 mars, avant le moindre
décès déclaré dans le pays, il déclare
pour 90 jours « l’état d’exception
constitutionnel pour catastrophe »
permettant le déploiement de l’armée
pour le maintien de l’ordre. Les
craintes de Giorgio Agamben sur
l’extension de l’État d’exception ne
sont pas complètement infondées même si
le philosophe sous-estime la menace
réelle que constitue la combinaison du
covid-19 et de l’état des services
publics de santé. [16]
Mais il est clair
que dans la façon de lutter contre la
pandémie se joue la façon dont les Etats
sortiront de la crise. Avec quels modes
de gouvernement, quelles priorités
biopolitiques ou financières, quelles
libertés publiques ? La loi sur l’
« urgence sanitaire » votée le 22 mars
par la « Commission mixte paritaire »
(CMP) composée de sept députés et de
sept sénateurs en est une bonne
illustration. Le lendemain le diagnostic
collectif de 58 médecins est sans
appel : « Alors que nous manquons déjà
de lits de réanimation, de masques, de
respirateurs, de bras... la loi
d’urgence sanitaire prise par le
gouvernement ce mercredi 18 mars donne
tous les droits aux préfets et aux
employeurs pour remettre en cause le
Code du travail et les statuts de la
fonction publique. Était-ce réellement
l’urgence ? Mais rien sur les usines
réquisitionnées pour fabriquer masques,
respirateurs... Rien sur la réouverture
des lits nécessaires. Rien sur le
dépistage systématique qui a fait ses
preuves en Allemagne et en Corée du
Sud. » Gérard Floche fait
sur son blog une analyse alarmante
de cette nouvelle loi d’exception et de
ses effets sur le droit du travail.
Rappelons que les législations
d’exception ont souvent pour destin de
devenir des législations ordinaires.
Le confinement
devient plus coercitif mais on propose
aux entreprises de décompter une partie
des absences en congés. Quand la France
entière compte les rares masques et les
rares tests restants, le capitalisme
continue à compter ses sous.
Pourtant le pays
est mobilisé. Pas en guerre comme le
fait remarquer Maxime Combes [17], mais
en lutte contre une pandémie qui exige
au moins autant de solidarité que de
discipline. Cette lutte, rappelons-le,
mobilise d’abord des femmes : 88 % des
infirmiers sont des infirmières, 90 %
des caissiers sont des caissières, 82 %
des enseignants de primaire sont des
enseignantes, et 90 % du personnel dans
les EHPAD sont des femmes. L’engagement,
la prise de risque, la solidarité ne
manquent pas, ne se comptent pas. Les
initiatives locales sont multiples :
repas gratuits pour les soignants,
courses pour les personnes âgées, gardes
d’enfants... Elles s’organisent et se
coordonnent. A Saint Malo, un groupe
Facebook relie les initiatives
solidaires. En Normandie des
propriétaires mettent leurs gîtes à
disposition des soignants. À Caen, une
enseigne de la restauration livre des
centaines de pizzas gratuites aux
urgences du CHU, aux SDF, aux migrants,
aux policiers et aux pompiers. Des PME
se sont reconverties dans la production
de masques comme le fabriquant de jeans
français 1083 ou les tissages de
Charlieu. Une auberge d’Yssingeaux
accueille les routiers...
A Marseille, le
collectif pour une Marseille vivante et
populaire né en janvier 2019, lance une
pétition « Pour une protection solidaire
en temps de confinement » qui souligne
que « La gestion de cette crise nous
oblige une nouvelle fois à un véritable
choix de société : faire le pari de la
solidarité et de la santé publique
plutôt que d’un système basé sur la
coercition policière et la peur
généralisée ». La pétition fait de
nombreuses propositions comme un
programme de dépistage massif, la
distribution de protections sanitaires,
la distribution de repas aux plus
précaires, la réquisition des logements
vides, la garantie de l’accès à l’eau
pour les squats et les bidonvilles,
l’interdiction des licenciements, la
cessation de toutes les activités
productives non indispensables, une
attention particulière doit être portée
aux femmes et aux enfants qui vivent des
situations conjugales violentes...
Le gouvernement se
targue de ne s’inspirer que de la
science. Les femmes et les hommes sur le
terrain mobilisent leur courage, leurs
principes, leur longue expérience, une
expertise collective toujours exploitée
mais jamais reconnue.
Quand le covid-19
sera vaincu, chacun présentera la
facture
Gageons que le
pouvoir présentera la facture des coût
financiers publics et privés et nous
demandera de les honorer. N’attendons
aucun sursaut de conscience publique du
gouvernement de ce côté-là. Le
capitalisme contemporain a déjà su
utiliser des catastrophes pour étendre
son emprise sur la vie comme le montre
si bien Naomi Klein après l’ouragan
Katrina en août 2005. [18]
Nous aurons, de
notre côté, à présenter deux autres
factures. La première sur le bilan de ce
gouvernement et de ceux qui l’ont
précédé, qui ont failli dans leur tâche
essentielle : la préservation de
l’intégrité physique et de la santé de
la population. L’autre sur le coût
humain de la mobilisation contre le
Covid-19 après des décennies de casse
des solidarités publiques. Plus que
jamais la vie est au centre des enjeux
politiques. Comme une « biopolitique »
aurait dit Michel Foucault.
Plus que jamais, le
soir à 20 heures nous pouvons déjà
chanter comme nous le proposent des
Gilets jaunes et la Compagnie Jolie
Môme : « On est là, aux fenêtres et aux
balcons, Nous on est là, on applaudit
les soignants, Mais pas le gouvernement,
Solidaires à 100%, Des gens d’en bas
(...) Confinés et révoltés, On n’oublie
pas, Les milliards aux entreprises,
Comme toujours ils priorisent, Leurs
intérêts sur nos vies. »
[1] On lira
l’excellent article de Corinne Bensimon,
« 1968, la planète grippée »,
Libération 7 décembre 2005
[2] La reprise de
l’épidémie au Congo en 2018 est-elle
aussi restée localisée (plus de 2000
morts).
[3] L’expression
capitalocène calquée sur anthropocène
est utilisée pour affirmer la primauté
des logiques capitalistes dans la
catastrophe planétaire en cous marquée
par le réchauffement climatique et la
sixième extinction.
[4] Paul
Chiambaretto, « Trafic aérien, une
croissance fulgurante pas prête de
s’arrêter », The Conversation, 8
mai 2019.
[5] Gilles Pinson
(2016, « Métropandémies », CAMBO,
n°10, p.41–44.
[6] Cécile
Cazeneuve, « Coronavirus : un battement
d’aile de chauve-souris... », Les
Jours, 9 mars 2020.
[7] Serge Morand,
directeur de recherche au CNRS et au
Cirad (Centre de coopération
internationale en recherche agronomique
pour le développement) auteur de La
prochaine peste (Fayard, 2016),
interrogé par Les Jours.
[8] Leonardo Setti
- Università di Bologna Fabrizio
Passarini - Università di Bologna
Gianluigi de Gennaro - Università di
Bari Alessia Di Gilio - Università di
Bari Jolanda Palmisani - Università di
Bari Paolo Buono - Università di Bari
Gianna Fornari - Università di Bari
Maria Grazia Perrone- Università di
Milano Andrea Piazzalunga - Esperto
Milano Pierluigi Barbieri - Università
di Trieste Emanuele Rizzo - Società
Italiana Medicina Ambientale Alessandro
Miani - Società Italiana Medicina
Ambientale, Relazione circa l’effetto
dell’inquinamento da particolato
atmosferico e la diffusione di virus
nella popolazione.
[9] Paul Benkimoun,
« Coronavirus : comment la Chine a fait
pression sur l’OMS », Le Monde,
29 janvier 2020.
[10] Antoine
Flahault cité par Corinne Bensimon.
Épidémiologiste, Antoine Flahault a
dirigé l’équipe de recherche
« Sentinelles » de l’Inserm (UMR-S 707)
ainsi que le centre collaborateur de
l’OMS (Organisation mondiale de la
santé) pour la surveillance électronique
des maladies. Il a développé avec l’OMS
le système mondial de surveillance de la
grippe, appelé FluNet, et en 2006
constitue une cellule interdisciplinaire
de coordination des recherches sur le
chikungunya.
[11] Jean Yves Nau
et Antoine Flahault, « le coronavirus,
sans précédent dans l’histoire des
épidémies », Slate, 28 février 2020.
[12] Il est nommé
au Conseil scientifique le 11 mars et
ses propositions font finalement l’objet
d’une expérimentation de grande ampleur
validée par le gouvernement.
[13] Pierrick
Baudais, « Coronavirus. Pénurie de
masques : comment en est-on arrivé
là ? », Ouest-France, 20 mars
2020 .
[14] Le 29 octobre
1929 la chute avait été de 12.6.
[15] Réforme du
droit de la nationalité défavorable aux
musulmans.
[16] Giorgio
Agamben, « Coronavirus et État
d’exception », Acta-Zone, 26
février 2020.
[17] Maxime Combes,
« Nous ne sommes pas en guerre, Nous
sommes en pandémie. Et c’est déjà bien
assez ». Médiapart », 20 mars 2020.
[18] Naomi Klein,
2008, La stratégie du choc. La montée
d’un capitalisme du désastre, Toronto :
Léméac/Actes Sud
25 Mars 2020
Source : »» https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/250320/crise-sanitaire-fa...
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