Tunisie
Ahmed Manai: « Pourquoi j’ai rompu avec
Rached Ghannouchi »
© Ahmed
Manai
Mercredi 16 mars 2016
Figure emblématique de la défense des
droits de l’homme, il avait milité pour
la légalisation du MTI, ancêtre d’Ennahdha,
dans les années 1980. Avant de se
brouiller avec son chef en 2005.
Opposant à Ben Ali, dont il a dénoncé
les pratiques et décrit les exactions
dans Supplice tunisien. Le jardin secret
du général Ben Ali (La Découverte,
1995), Ahmed Manaï, 74 ans, a été un
farouche défenseur des droits de l’homme
et a milité, dans les années 1980, pour
la légalisation du Mouvement de la
tendance islamique (MTI), rebaptisé
Ennahdha en 1989.
Il paiera son engagement d’un
exil forcé de dix-sept ans en France.
Proche du courant islamiste tunisien
sans y avoir jamais été encarté, cet
ancien expert auprès de l’ONU revient
sur la genèse du mouvement cofondé par
Rached Ghannouchi et dévoile les raisons
de sa rupture avec ce dernier.
« Un vendredi d’octobre 1968, un
homme seul déambulait dans la mosquée de
Paris. C’était Rached Ghannouchi. Nous
fîmes connaissance et nous revîmes
régulièrement au 15 de la rue de
Belleville, où un lieu de prière et de
rassemblement avait été aménagé. Il
était croyant, mais n’avait jamais prié
à la mosquée Zitouna de Tunis, bien
qu’ayant suivi son enseignement durant
sept ans. Rebelle, il me confia, en
juillet 1969, en présence de son frère,
qu’il voulait retourner en Tunisie «
pour provoquer la révolte des Béni Zid
», sa tribu d’origine. Il n’en fera
rien, les siens ne l’ayant pas suivi.
Nous étions de bons amis. Peu de temps
après notre retour à Tunis, il sollicita
même mon épouse pour demander la main
d’une jeune femme qui s’était
distinguée, à l’occasion de la Nuit du
destin, par une brillante intervention
devant Bourguiba.
Une démarche restée sans suite. C’est
à cette époque que Ghannouchi rencontra
Abdelfattah Mourou, Fadhel Beldi, Hmida
Ennaifer et d’autres. Ensemble, ils
décident de créer, avec des enseignants
de la Zitouna, l’Association de
sauvegarde du Saint Coran(1). Ils
tenteront d’en prendre les commandes,
mais seront rapidement exclus par le
principal animateur de l’association,
Cheikh Habib Mestaoui, qui soupçonnait
quelque chose de louche. En 1973, le
groupe devint une organisation
clandestine, Al-Jam’iya al-Islamiya,
s’exprimant dans les colonnes de la
revue Al-Maarifa, du cheikh Ben Slama.
Mais Ghannouchi voulait sortir de la
clandestinité, car il disait craindre la
réaction de Mohamed Sayah, figure du
Parti socialiste destourien (PSD, au
pouvoir) et patron d’une milice
redoutée. Je le mis même en contact avec
Abdallah Farhat, ministre de la Défense,
et Mustapha Filali, ex-directeur du PSD
(Octobre 1978). Mais ses camarades
rejetèrent cette option. De ces
années-là, il faut retenir l’adhésion de
la Jam’iya aux Frères musulmans.
Ghannouchi m’avait demandé de les
rejoindre. Je lui répondis que
j’avais choisi de ne jamais associer
islam et politique
La démarche avait été effectuée par
Hmida Ennaifer, mais, à ce jour, tous
les membres du groupe nient ce fait,
pourtant établi. De même qu’ils nient
les deux projets de coup d’État de 1987
et de 1991. Ghannouchi m’a d’ailleurs
reproché d’avoir évoqué, dans les années
2000, ces opérations avortées, mais il
les avait reconnues implicitement en me
lançant, en 2006 : « Que fallait-il
faire de Bourguiba et de Ben Ali ? »
L’existence d’une branche paramilitaire
(le groupe sécuritaire) au sein du
mouvement m’avait du reste déjà été
confirmée par son propre chef, Salah
Karkar, auquel succédera Moncef Ben
Salem. Ghannouchi et ses camarades
créèrent le MTI en 1981. L’été de cette
année-là, en plein ramadan, lors d’une
réunion du mouvement à Monastir, les
cafés, sous la menace des islamistes,
durent baisser leur rideau pendant la
journée. Informé, Bourguiba ordonna les
premières arrestations. Quelques jours
plus tôt, Ghannouchi m’avait demandé de
les rejoindre. Je lui répondis que
j’avais choisi de ne jamais associer
islam et politique, l’assurant toutefois
de mon soutien en cas de besoin. D’où
mon engagement total dans sa défense et
celle de ses amis jusqu’à leur
libération, en 1984.
Ennahdha, c’est moi!
Après les attentats de Monastir et de
Sousse en 1987, Ghannouchi est de
nouveau arrêté, puis condamné à la
prison à vie, mais je persistais à
penser qu’il fallait sortir le mouvement
de la clandestinité et l’intégrer pour
le contrôler. Outre le fait d’avoir
maltraité et persécuté les dirigeants
islamistes, l’erreur de Ben Ali aura été
d’abord de les gracier en 1988 sans les
avoir jugés. L’issue des législatives de
1989 (le parti au pouvoir rafle la
totalité des sièges à l’issue d’un
scrutin truqué) conduit Ennahdha à
renouer avec la violence. Le projet de
coup d’État de 1991 couvait ainsi depuis
longtemps. Le 18 mai 1989, dix jours
avant qu’il s’exile à Alger, Ghannouchi
m’avait soutenu qu’il lui faudrait «
deux ans », sans être plus explicite. Il
comptait alors sur une victoire du Front
islamique du salut (FIS) algérien pour
revenir en conquérant en Tunisie.
J’avais le sentiment qu’il vivait
sur le malheur des autres et
préférait fabriquer des martyrs
Notre dernière rencontre remonte à
1995, mais la rupture définitive aura
lieu en 2005. Des détenus islamistes
avaient demandé à être libérés. Avec un
collectif, nous préparâmes une lettre à
l’intention de Ben Ali. Ghannouchi,
depuis Londres, eut vent de l’affaire et
me signifia par téléphone qu’il était
opposé à l’initiative, assurant que les
prisonniers pouvaient faire la démarche
individuellement. Écœuré, je rompis tout
contact avec lui, car j’avais le
sentiment qu’il vivait sur le malheur
des autres et préférait fabriquer des
martyrs plutôt que de voir des hommes
réhabilités dans leurs droits (2).
Une secte qui n’œuvre que pour
elle-même
Finalement, j’en aurai davantage
appris sur Ennahdha lors de mon exil que
durant ces dernières années, où elle a
prétendu accepter le jeu démocratique.
En réalité, ses dirigeants se battent
contre l’État, qu’ils ne reconnaissent
pas, et contre l’idée de patrie. Ils
croient davantage au parti qu’en Dieu et
sont prêts à mettre l’État à genoux pour
servir leurs intérêts. C’est ce qu’ils
font depuis 2011. Sans ses prisonniers
politiques, Ennahdha aurait disparu
depuis longtemps. Elle était d’ailleurs
dans un état de quasi-mort clinique en
2009-2010, d’autant que la fracture
entre les militants réfugiés à
l’étranger et ceux qui étaient restés en
Tunisie s’était creusée, une partie des
premiers ayant bâti leur fortune sur les
subsides qui auraient dû revenir aux
derniers. Au sein d’Ennahdha, ce qui est
utile au mouvement est forcément utile à
l’islam, et non l’inverse.
Dans tous les cas, l’avenir du parti
est tout tracé : Ghannouchi restera à
vie son président parce qu’il en
contrôle les finances. Il avait
d’ailleurs affirmé en 2008 à des
militants qui voulaient redynamiser le
mouvement : « Ennahdha, c’est moi. Vous
pouvez en créer une autre si ça vous
chante. Ainsi va le parti de Ghannouchi
tel que je l’ai connu, une fourmilière
très organisée, comparable à une secte
qui n’œuvre que pour elle-même.»
-
L’Association de sauvegarde du Saint
Coran* a été fondée par des Cheikhs
de la Zitouna (Ennaifer, Mestaoui,
El Béji et d’autres …)
antérieurement à l’arrivée du groupe
de Ghannouchi.
- Pour
plus de détails sur » l’appel à la
libération des prisonniers »,
lire la mise au point suivante:
Le dossier
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