Opinion
Québec : pourquoi tant de haine ?
Ahmed Bensaada
Mardi 4 février 2014
Il y a deux semaines, un ami m’appela
d’Alger. Il avait appris le décès d’un
de ses camarades de jeunesse. N’étant
pas au courant du triste événement, je
réussis tant bien que mal à glaner des
informations sur ce sujet après quelques
appels et l’inestimable secours de
Google. Sous le vague titre «
Accident mortel au métro », quatre
lignes sur le site de Radio-Canada
annonçaient laconiquement la dramatique
disparition de cette brillante personne
que rien ne destinait à cette fin
tragique. « Un homme d'une
soixantaine d'années est mort après
s'être cogné la tête contre un wagon de
métro », disait la nouvelle [1].
Aucune mention de son nom, de son
origine ni de sa religion. Quatre minces
lignes en guise d’épitaphe pour un homme
mort incognito, tel un soldat inconnu de
l’immigration. Son corps fut transporté
en Algérie pour y être inhumé, sans que
sa communauté (et encore moins la
société d’accueil) ne se rende compte de
sa disparition.
Jeudi dernier, le
métro de Montréal fut le théâtre d’un
accident aussi dramatique que le
précédent : une femme perdit la vie dans
les escaliers roulants. D’après les
premières hypothèses, son foulard se
serait malencontreusement coincé dans le
mécanisme de l’escalator, provoquant un
inévitable étranglement. Le funeste
accident aurait certainement connu le
même traitement médiatique que le
premier si ce n’était la présence de
deux mots qui cristallisent à eux seuls
toute la tension sociale du Québec :
femme et foulard.
Femme?
Serait-ce une femme musulmane?
Foulard?
Serait-ce un foulard islamique, un
hijab?
Et voilà que la
machine médiatique s’emballe et que les
titres fleurissent. « Étranglée par
son hidjab » [2] ont titré certains
médias racoleurs dont le seul souci est
de mousser les ventes ou de « booster »
l’audimat. Son nom, sa nationalité, sa
religion et tous les détails de sa vie
(ou presque) sont proposés à la
consommation.
Plus grave encore :
le raz de marée de commentaires racistes
et islamophobes qui a submergé la
blogosphère québécoise. « Une
terroriste de moins à Montréal »,
« Si elle n’avait pas de hijab, elle
serait encore vivante », « maintenant
on voit pourquoi on ne veut pas de hijab
au Canada », « Bon débarras
», « Une excellente raison pour
interdire le voile. Trop dangereux au
Canada! Dans leur pays ils ont des
chameaux, mais ici on a des métros
», « Je suggère qu’on oblige des
escaliers roulants dans les maisons
habitées par des musulmans », « moi
je parle bien le français, j’ai une
bonne éducation et je n’ai pas
d’empathie pour ce peuple », « C’est
quand même plate : ça a dû retarder bien
du monde à monter les marches »
[3], etc.
Pourquoi tant de
haine? Pourquoi cette absence de
compassion? La vie humaine ne
représente-t-elle plus rien aux yeux de
ces goujats? Quel rôle l’école
joue-t-elle dans l’éducation de ces
butors? Que doivent penser les enfants
de la défunte qui, en plus de surmonter
la douloureuse perte de leur mère,
doivent supporter des propos aussi
insultants et dégradants?
Et comment expliquer
l’immense différence entre les réactions
médiatico-sociales qui ont accompagné
les deux malheureuses disparitions? La
réponse à cette question est contenue
dans le titre volontairement
ostentatoire du second décès. En effet,
dans ce cas, on connait l’assassin, le
meurtrier, l’étrangleur. Celui-là même
qu’on dénonce, qu’on montre du doigt,
qu’on jette à la vindicte populaire. Le
hijab, c’est lui le coupable! C’est lui
qui a étranglé la dame.
Pour les adeptes de
son bannissement de la fonction
publique, cet accident représente
une preuve par 9 de la justesse de leur
cause, voire le chaînon manquant de leur
théorie « hijabophobique ».
Il est clair que
depuis l’apparition de la charte des
valeurs québécoises dans la scène
publique et sa volonté d’interdire le
port du hijab dans la fonction publique,
les actes islamophobes contre les femmes
musulmanes ont augmenté de manière
significative [4]. Mais de là à s’en
prendre à une personne décédée, il y une
barrière qui vient d’être franchie.
Mais où est donc
passé le Québec dont je vantais, il n’y
a pas si longtemps, les valeurs, les
vraies, celles de l’inclusion, de
l’ouverture à l’autre et du respect
d’autrui? Où est passé cette province
modèle que j’ai choisie pour élever mes
enfants dans la diversité et pour leur
inculquer les vertus du vivre-ensemble?
Ce Québec s’est
réduit comme une peau de chagrin depuis
que la parole a été monopolisée par des
semeurs d’intolérance et des incubateurs
de haine.
Telles les Djemila
Benhabib, les Janette Bertrand ou les
Denise Filiatrault et bien d’autres dont
la liste est malheureusement trop
longue. La première se fait passer pour
une musulmane mais tire sur tout ce qui
touche de près ou de loin à l’islam. La
seconde a déclaré qu’elle
n'aimerait pas être soignée par une
femme voilée tandis que la troisième
a traité de « folles » les femmes qui
disent porter le foulard islamique
par choix.
Quoi penser de ces
personnes et de leur discours
d’intolérance? Ne servent-elles pas de
« mentors » à ces commentateurs
xénophobes dont le nombre ne fait
qu’augmenter sur la toile québécoise?
Et cette charte des
valeurs n’a-t-elle pas ouvert la boîte
de Pandore de l’intransigeance, du
sectarisme et de l’irrespect de la vie
humaine fut-elle drapée d’un foulard?
Qu’allons-nous dire à
nos enfants à qui nous avons, depuis
leur jeunesse, glorifié le Québec? Et
que dire à nos élèves québécois à qui
nous apprenons le respect de soi et
d’autrui ainsi que l’inestimable valeur
de la vie?
Rien. Sauf peut-être
se permettre de leur lire le texte d’une
chanson de Jacques Brel, légèrement
remaniée pour la circonstance:
Regarde bien, petit, regarde
bien, sur la plaine là-bas, à
hauteur des roseaux, entre ciel
et moulin, il y a une femme qui
vient que je ne connais pas.
Est-ce
une lointaine voisine, une
voyageuse perdue, une montreuse
de dentelles? Est-ce une
porteuse de ces fausses
nouvelles qui aident à vieillir?
Est-ce ma
sœur qui vient me dire qu'il est
temps d'un peu moins nous haïr?
Ou n'est-ce que le vent qui
gonfle un peu le sable et forme
des mirages pour nous passer le
temps?
Non, ce
n'est pas ma sœur, ma sœur a pu
mourir. Cette ombre de midi
aurait plus de tourments s'il
s'agissait d’elle.
Regarde
bien, petit, regarde bien, sur
la plaine là-bas, à hauteur des
roseaux, entre ciel et
moulin, il y a une femme qui
part que nous ne saurons pas.
Il faut
sécher tes larmes, il y a une
femme qui part que nous ne
saurons pas.
Il y a
une femme qui part, tu peux
ranger les armes.
|
Paix soit sur les
âmes de ceux qui sont partis et dans les
cœurs de ceux qui sont restés.
Références
-
Radio-Canada, « Accident
mortel au métro
»,
17 janvier 2014,
http://m.radio-canada.ca/regions/Montreal/2014/01/17/001-accident-metro-langelier.shtml
-
Maxime Deland, «
Étranglée par son hidjab
», Canoé, 30 janvier 2013,
http://fr.canoe.ca/infos/societe/archives/2014/01/20140130-102109.html
-
Mathieu Charlebois, «
Histoire de foulard
»,
Le recherchiste masqué,
30 janvier 2014,
http://lerecherchistemasque.tumblr.com/post/75105100369/histoire-de-foulard
-
Pierre Saint-Arnaud, «
Charte des valeurs: des musulmans
rapportent une hausse des gestes
islamophobes
», Le Huffington Post Québec, 5
novembre 2013,
http://quebec.huffingtonpost.ca/2013/11/05/charte-des-valeurs-des-musulmans-rapportent-une-hausse-des-gestes-islamophobes_n_4220354.html
Reçu de l'auteur pour publication
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