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Ha'aretz

Jusqu’à ce que tout soit à nous
Yitzhak Laor

Haaretz, 7 février 2007

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=823086
Version anglaise : Under the steamroller
www.haaretz.com/hasen/spages/824027.html

Celui qui veut comprendre l’arrière-plan du « Peptimiste » d’Emile Habibi, pourra trouver chez Hillel Cohen les documents israéliens touchant aux Arabes israéliens.

Hillel Cohen, « Aravim tovim » [« De bons Arabes »], Hotsaat ivrit, Keter, 2006, 307 pages

Au milieu du village, il y avait une place. Sur un côté de cette place, attendaient les charretiers et les chevaux, puis il y avait le « Yad Labanim » ([i]), puis la bibliothèque, le café « Allemand », suivi d’une papeterie où nous faisions notre éducation sexuelle avec les histoires de « stalags » ([ii]), et devant la pharmacie était stationnée la voiture la plus magnifique que nous ayons jamais vue, la Chevrolet bleu azur du député Fares Hamdan, de Baka al-Garbiyeh. Sur le siège arrière était assise une petite fille adoptive, Sinayah ([iii]), qui nous observait de ses yeux foncés. Nous la connaissions grâce au film qui avait été tourné sur elle. Dans des endroits retirés comme le nôtre, voir d’un seul coup un député au Parlement (venu non pas à l’approche d’élections, mais à la pharmacie), une voiture splendide et une fillette sortie d‘un film, tout cela méritait de rester gravé dans ma mémoire. Et je me souviens aussi de ceci : la cour arrière de notre grand poste de police, en face de la cour de l’école, en classe de 4e, l’année de célébration de la première décennie depuis la fondation de l’Etat, après le 1er mai 1958, j’ai vu des tas de prisonniers, je pense qu’ils étaient entravés, des Arabes du Triangle, dont Hamdan était le représentant au Parlement.

Hamdan n’était pas vraiment le représentant du Triangle au Parlement. Il représentait le gouvernement dans le Triangle, élargissement de la logique du moukhtar. Il votait toujours en faveur de l’administration militaire à laquelle les Arabes, en Israël, étaient soumis, une administration fondée sur l’octroi de permis de déplacement et l’expropriation de terres (une fois les grandes expropriations achevées, l’administration militaire a été supprimée). Hamdan, comme les autres députés au Parlement que le Mapaï avait établis afin qu’ils représentent les Arabes au Parlement – Diab Obeid, Seif el-Din el-Zubi et autres – avait reçu le pot-de-vin politique par excellence que l’Etat pouvait verser : de la terre. Le livre révèle encore davantage. Hamdan faisait aussi de la contrebande de gros et menu bétail provenant de Jordanie, avec la permission de l’armée israélienne.

Chaque village avait ses collaborateurs, grands et petits. A partir de leurs rapports et des rapports de la police sur eux et sur les informations qu’ils fournissaient, Hillel Cohen décrit la vie vécue sous le rouleau compresseur. Celui qui connaît ces histoires de régimes totalitaires dans lesquels chaque mouvement, chaque parole, chaque source de revenus fait l’objet d’une surveillance, n’a pas lu encore le livre de Hillel Cohen et ne sait pas quel était le sort des Arabes en Israël (le système d’enseignement fait encore l’objet d’une telle supervision). La peur gouvernait tout. La volonté de conserver ce qui subsiste, avec le désir de savoir ce qu’il est advenu de ceux qui ont été expulsés de l’autre côté de la frontière, et surtout la faim, en même temps qu’une structure clanique encouragée, bien sûr, par le gouvernement, ont créé une grande dépendance à l’égard de l’administration, une administration qui exigeait la collaboration de tous ceux qui s’adressaient à elle. Celui qui refusait, se voyait taxé de communiste ou de nationaliste.

Chaque organisme gouvernemental avait ses propres agents : la Police, la Sécurité Générale [Shabak], l’administration militaire, le Bureau du Conseiller aux affaires arabes et parfois aussi le renseignement militaire. Tous transmettaient des informations. Parfois on réglait des comptes en faisant jouer des relations et la possibilité de dénonciation, comme sous n’importe quel régime totalitaire. Mais pas seulement des dénonciations : également des provocations, l’usage d’une arme qui leur avait été donnée, des rixes et des troubles organisés lors des activités du parti communiste. Une partie de ces agents avaient la conviction qu’il n’y avait pas d’autre moyen de prendre soin du village ou de la communauté, quand tout avait été perdu. C’était le grand défi pour le gouvernement : qu’ils sachent que nous étions ici définitivement et eux pas nécessairement. Celui qui veut comprendre l’arrière-plan du « Peptimiste » d’Emile Habibi, ou saisir quelque chose dans tout ce qu’Elias Khoury a exploré pour son grand roman « Bab al-Shams » [« La Porte du Soleil », Actes Sud], pourra trouver chez Hillel Cohen les documents provenant du camp israélien. Comme beaucoup de ces documents sont des lettres ayant une diffusion commune – Sécurité générale et autres organes secrets – il est facile de se faire une image d’ensemble. Après tout, la police agissait « sous l’autorité de la loi » et les documents qui émanent d’elle donnent un éclairage à la fois sur l’usage qui était fait de la loi, ainsi que sur ce qui n’était pas légal et était enregistré chez elle (par exemple, la contrebande au profit de l’armée, ou le paiement de provocateurs). Sont ainsi particulièrement amusants les rapports de réunions conjointes des représentants de l’administration militaire, de la police, de la Sécurité générale et du Mapaï (comme il est écrit explicitement dans le protocole), en vue de s’assurer un vote des Arabes en faveur des partis au pouvoir et contre le parti communiste.

Le déni n’a pas été le seul recours de la recherche dans son traitement de l’oppression et de la dépossession. L’excellent ouvrage de Cohen bat, en fait, totalement en brèche aussi la manière dont, depuis les années 80, tout a été décrit rétrospectivement en recourant à ce bon vieux et cher procédé qui remonte au mouvement de jeunesse : le « dilemme ». C’est derrière ce voile-là, par exemple, qu’Elie Rekhess, de l’Institut Dayan, a coutume de dissimuler ses descriptions historiques – lui qui semble avoir eu accès à plusieurs sources qui n’étaient pas ouvertes à Hillel Cohen (de l’Institut Truman, à Jérusalem). Dans cette optique-là, l’Etat d’Israël se serait toujours trouvé tiraillé entre des valeurs : démocratie contre sécurité. Cette description s’accorde avec ce qui paraît l’évidence pour le progressiste moyen mais elle n’a aucun lien avec la réalité telle que la révèlent la description d’Hillel Cohen et d’autres recherches citées dans son livre. Une seule chose a décidé de l’attitude de l’Etat à l’égard des Arabes : il en restait beaucoup trop et sur trop de terres. Il n’y a pas eu de dilemme au cours de toutes ces années de formation de l’Etat, mais identité parfaite entre la sécurité et les intérêts ethnocratiques : la terre est aux Juifs.

Hillel Cohen réussit aussi à décrire la rébellion silencieuse, cette manière de ne pas renoncer, de tout faire pour aider les réfugiés revenus clandestinement (les « infiltrés »), et comment quelques dizaines de milliers sont parvenus à se réinstaller sur leur terre. Il décrit les mariages tels qu’ils ressortent des rapports des collaborateurs : comme l’occasion de chanter ce que le jargon officiel qualifie de chants nationalistes (les Juifs, eux, ont des chants nationaux). Il adresse force compliments aux militants du parti communiste tels qu’ils sont décrits dans les archives des divers services de sécurité : comme l’infirmière au chevet de la collectivité blessée et meurtrie.

Intéressantes aussi sont les histoires de plusieurs collaborateurs clés, qui sont devenus riches ou ont bâti une carrière impressionnante. « Hassan Obeid, fils du député Diab Obeid, a, même lui, flirté avec les renseignements et la politique : dans les années 80, il a rempli la fonction de vice-président du conseil local à Taibeh, tout en établissant parallèlement des contacts au Liban, y compris pour des affaires de drogues. En 1989, Hassan Obeid a été condamné à dix ans de prison pour trafic de drogues. Son partenaire était Mohamed Biro, considéré comme un des barons de la drogue au Liban et tenu par le Hezbollah pour un collaborateur d’Israël. Biro a été lui aussi arrêté et est mort dans une prison israélienne. »

Je n’aurais pas cité in extenso cette remarquable généalogie si elle ne révélait pas quelque chose que les thrillers ne sont pas seuls à pouvoir raconter. Du fait que les archives de la Sécurité générale [Shabak] n’ont pas été ouvertes à Cohen, une grande part des choses demeurent secrètes (l’affaire Tennenbaum [iv] n’est pas du tout claire non plus et ce qui en est révélé est insignifiant à côté de ce qui demeure caché). Il n’y a de « scandale » dans notre vie que lorsque quelque chose enfreint l’interdit touchant aux membres de l’ethnie au pouvoir, mais pas lorsque c’est la loi « universelle » qui est violée. Ce n’est que lorsqu’un acte porte atteinte à l’ethnie au pouvoir qu’il est décrété criminel et rendu public, après avoir été amputé d’éléments significatifs que les services de sécurités s’ingénient à boucler dans les archives, ou en prison.

Il y a une quinzaine de jours, le journaliste de Canal 1 chargé des affaires criminelles a interviewé un prisonnier condamné à perpétuité, Jean Elraz. En 2001, Elraz a assassiné l’officier de sécurité du kibboutz Manara. Elraz affirme lui-même avoir, dans sa vie, tué des gens pour le compte du Mossad, de la Sécurité générale [Shabak] et de l’unité 504 du Renseignement militaire. Ces faits-là, nul ne les conteste. Personne non plus ne conteste que ses liens avec des agents libanais étaient liés au crime, à la drogue (et, selon ses dires, à la prostitution). Dans ce contexte, il importe peu de savoir si Elraz est le seul et unique criminel à avoir servi dans les services de sécurité (Au quotidien « Yediot Aharonot », il avait dit avoir la nostalgie du mélange d’odeur de poudre et de sang). Ce à quoi il faut prêter attention, c’est la manière dont ces choses-là font irruption, un court instant, dans notre existence en tant qu’ethnie. Les frontières entre le légal et l’illégal – qui n’ont jamais existé dans tout ce qui touche aux Arabes (et pas seulement quand le propriétaire d’une terre tue un voleur [v]) – ces frontières sont bien dissimulées, et les services de sécurité ont pouvoir de les installer ou de les cacher, en vertu de l’appui judiciaire et médiatique apporté à tout ce qui a une odeur de « sécurité ». S’il y avait dans les localités arabes des bibliothèques comme il y en a dans les localités juives, je proposerais à chacune d’elles d’acquérir plusieurs exemplaires de ce livre d’Hillel Cohen afin que les lecteurs ne soient pas tentés de mépriser leurs parents après tout ce que ceux-ci ont subi.

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


[i] Organisation israélienne s’occupant de la perpétuation de la mémoire des soldats morts au combat et de l’assistance à leur famille (NdT).

[ii] Littérature populaire racontant des histoires perverses ayant pour cadre les camps de prisonnier nazis (note de la version anglaise de cet article).

[iii] Fille bédouine dont la famille entière avait été tuée dans un raid aérien israélien au cours de l’invasion du Sinaï, en 1956 (note de la version anglaise de cet article).

[iv] Cas récent d’Elhanan Tenenbaum, qui avait été kidnappé par le Hezbollah (note de la version anglaise de cet article).

[v] Allusion à un crime récent. En janvier dernier, le propriétaire d’une ferme dans le Néguev avait ouvert le feu sur quatre Bédouins qui s’étaient introduit dans sa propriété et avait tué l’un d’eux (NdT).



Source : Michel Ghys


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