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Yediot Aharonot
Mon
premier antisémite
Yaïr Lapid
[les antisémites sont rares en Israël. Alors,
quand; en Russie, un chroniqueur israélien en rencontre un (une,
pour l'occasion), cela l'amuse et il s'amuse. Très israélien]
http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3336295,00.html
Yediot Aharonot, 5 décembre 2006
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
"Vous les Juifs", me dit Elena Orlova avec une tendresse
toute blonde, "vous contrôlez tout l'argent. Voilà pourquoi
'vous' vous vous entraidez sur le dos de tous les autres." Je
la regardai avec étonnement, puis j'éclatai de rire. "Qu'y
a-t-il de si drôle?", me demanda-t-elle. Je fis un gros
effort pour me reprendre.
Nous étions à Moscou. A l'extérieur de la voiture, la ville était
grise. La pluie durcissait ses traits. Des gens emmitouflés dans
des manteaux matelassés et sans forme luttaient contre le vent
comme des poupées sur un
sapin de de Noël. A notre gauche, la bibliothèque Lénine et une
énorme publicité pour Lexus pendait à la barbe de granit de
Vladimir Ilitch.
Elena était mon guide. Elle avait 50 ans, les yeux clairs et les
cheveux coiffés en quatre couches de rose et blanc. Deux fois par
semaine, elle allait à la messe à l'Eglise orthodoxe russe, et
elle n'aimait pas les Juifs.
Je ne sais pas si j'ai jamais réfléchi à l'aspect que
pourraient avoir les antisémites, mais il est sûr qu'ils ne lui
ressemblaient pas. Une petite femme à la peau laiteuse, dont le
cou s'élève vers vous comme celui d'un
oiseau quand elle vous parle. "Les Juifs",
m'expliqua-t-elle sincèrement, "sont génétiquement plus au
courant. C'est pourquoi ils ont été les premiers à voler les
Russes après la chute du communisme."
Qui est ce "nous"?, lui demandai-je. Et si
"nous'" avons volé tout l'argent, pourquoi n'en ai-je
rien reçu?
"Ne faites pas l'idiot avec moi", se fâcha-t-elle.
"Qui sont les oligarques, Berezovski, Chodorovski,
Abramovitch, Gosinski et Gomelski? Tous des Juifs. Au moment où
nous commencions à comprendre ce qui se passait, ils avaient déjà
tout raflé. C'est comme cela que vous êtes. C'est dans vos gènes.
Vous vous débrouillez bien avec l'argent."
C'est dans les gènes?
C'est la deuxième fois qu'elle parlait de "gènes", lui
fis-je remarquer.
"Pourquoi pas?" Elle me fixait de ses yeux bleus
innocents, mais le combat avait commencé. "N'est-il pas vrai
par exemple que vous êtes très proches de vos familles?"
Oui, je suppose.
"Vous voyez?", exulta-t-elle. "Alors, s'il est
acceptable de dire que sur ce point, vous êtes différents,
pourquoi est-il inacceptable de dire que vous êtes construits
différemment d'autres manières?"
"Quelles manières?" demandai-je avec soupçon.
"Moralement", dit Elena. "Vous voyez le monde différemment."
Etant très proche de ma famille, je m'excusai et appelai mon père
qui a plus d'expérience que moi sur le sujet. C'est ma première
antisémite, lui dis-je. Qu'est-ce que je fais?
Il réfléchit un moment. Depuis qu'il a été nommé président
de l'Institut Yad vaShem pour la mémoire de la Shoah, il se sent
obligé d'adopter un comportement respectable.
"Pas compliqué", répondit-il. "Ouvre la portière
et jette-la dehors de cette voiture."
Je mis fin à l'appel téléphonique et je réfléchis sérieusement
à cette idée. Alors, lui dis-je, vous voulez jeter dehors tous
les Juifs de Russie?
"Pas besoin de les jeter dehors", répondit-elle.
"Mais je ne comprends pas pourquoi ils doivent être une
nation dans une nation. Il faut qu'ils décident : soit ils sont
russes, soit ils sont juifs."
Et s'ils n'ont pas envie de décider?
"Alors, cela devient difficile", dit Elena, qui réfléchit.
"Peut-être faut-il décider à leur place. Je ne sais pas.
C'est une question politique. Vous savez pourquoi nous avons tous
ces problèmes avec les Américains?"
J'avais une petite idée, mais je la laissai parler. "Parce
qu'ils sont contrôlés par les Juifs. Bush ne peut pas lever le
petit doigt sans les Juifs. Il doit faire ce qu'ils lui disent de
faire. J'ai lu un pamphlet là-dessus, de Ganiyev. Un psychologue,
plus important que Freud. Il est très connu en Russie. Il
explique les différences entre les races."
Je ris de nouveau. Je n'arrivais pas à me contrôler. "Qu'y
a-t-il de si drôle?" me demanda-t-elle, blessée..
Vous savez, j'ai été un peu partout, mais jamais je n'avais vu
cela. On grandit en Israël, où l'on lit sur la montée de
l'antisémitisme. Mais là, cela ressemblait à ce que seul des
hooligans ou des skinheads peuvent
croire.
Il y a beaucoup de gens qui pensent comme vous? lui demandai-je.
Elle réfléchit un moment. "Tous ceux que je connais",
dit-elle. "Mais vous ne m'avez toujours pas expliqué
pourquoi vous riez."
Tout à coup, je sentis une bouffée d'amour pour Israël. Peut-être
est-ce le genre de choses qu'on ne peut vivre qu'à l'étranger.
Quand on prend de la perspective, toutes le crises et les maladies
que nous connaissons
ressemblent à des excès commis par des gens qui ont réussi trop
vite. Après tout, mon pays a pu m'élever pendant 43 ans sans
m'avoir présenté à quelqu'un comme Elena Orlova.
Elle ne me faisait pas peur. Je ne voyais pas une seconde Shoah en
la regardant dans les yeux. Contrairement aux peurs que les gens
comme elle ont réussi à implanter dans 50 générations de
Juifs, je la voyais exactement comme elle était. Une femme pas
particulièrement intelligente, dont la seule façon d'échapper
à sa pauvre vie était de mépriser quelqu'un d'autre.
Je riais parce que vous ne savez pas, lui dis-je.
"Je ne sais pas quoi?"
Il est juif.
"Qui est juif?"
Le président Bush. Son vrai nom est Bushinsky. Nous cachons ce
fait parce qu'autrement, personne ne comprendrait pourquoi il nous
aide tant.
Je vis les rouages tourner dans son cerveau très difficilement
alors qu'elle tentait d'absorber cette nouvelle information.
Elle allait avoir quelque chose à raconter à l'église, c'était
sûr.
"Comment vous aide-t-il?"
Que voulez-vous dire, et je gloussai de nouveau. Pourquoi
pensez-vous que vous êtes si pauvres? Il les a aidés à sortir
l'argent de Russie.
"Aidé qui?"
Vous savez, Berezovski, Chodorovski, Abramovitch, Gosinski et
Gomelski, qui d'autre? Tout le monde fait partie du réseau. C'est
comme cela que nous nous sommes emparés du monde. Tous font ce
que nous leur disons. Poutine aussi.
"Poutine aussi?" Elle était en état de choc.
J'allais lui dire que son vrai nom était Putinsky, un Juif de
Lodz, mais j'ai pensé que même cette femme stupide comprendrait
que je me moquais. Alors, je lui dis que son prix était un peu
haut, mais que nous étions
parvenus à un accord amiable.
"Vous l'avez acheté?" demanda-t-elle, abasourdie par ma
révélation.
Mon cœur, lui dis-je, je ne dirai pas que vous avez complètement
tort, mais nous ne sommes pas non plus la Mafia. C'est plus comme
une organisation mondiale. Nous avons l'argent, les contacts, et
ceux qui nous causent des ennuis finissent par le payer.
"Que voulez-vous dire par 'le payer' "?
Je ne veux pas en discuter davantage, mais si j'étais vous, je
ferais très attention à mes questions. Elle eut l'air un peu
effrayée.
"Je n'avais aucune mauvaise intention", dit-elle.
Très sérieux, je lui dis que c'était une bonne chose pour elle
qu'elle m'eût rencontré. D'autres Juifs que moi auraient fait en
sorte de ruiner sa carrière. Souvenez-vous d'une chose, lui
dis-je. Nous contrôlons tout.
Alors, quand nous sommes le sujet d'une conversation, il vaut
mieux la fermer.
Elle gigotait sur son siège, me jetant de temps en temps un
regard effrayé.
Vrai, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas autant amusé.
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