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À qui profite la révolution au
Kirghizistan ? 3/4
La Russie et l'avenir du
Kirghizistan
F. William Engdahl
Le Président
russe Dmitri Medvedev (à droite) et son homologue Kourmanbek
Bakiev
échangent une poignée de main après la signature d’accords, le 3
février 2009 à Moscou
Dimanche 20 juin 2010
Dans la troisième partie de son étude, F. William Engdahl
s’intéresse aux enjeux géopolitiques que représente le
Kirghizistan pour la Russie, deuxième compétiteur pour le
contrôle de l’espace eurasien. Étant donné l’encerclement
militaire mis en place par l’OTAN et les États-Unis, un régime
kirghize neutre contribuerait à la stabilisation des régions
proches de la Russie, et redonnerait la main à celle-ci en Asie
Centrale. Suspectée d’avoir provoqué les troubles kirghizes, la
Russie les a récemment qualifiés d’« inconstitutionnels ».
À l’évidence, ce qui se déroule au Kirghizistan intéresse
également Moscou au plus haut point. La Russie a été prompte à
reconnaître la légitimité du nouveau gouvernement provisoire en
place à Bichkek et à augmenter son aide financière, prouvant
ainsi l’importance de l’avenir politique de ce pays eurasiatique
aux yeux des Russes. Non seulement le Kirghizistan faisait
partie intégrante de l’Union soviétique jusqu’en 1991, mais il
reste encore aujourd’hui un territoire géographique concentrant
de forts enjeux géostratégiques. L’attitude, amicale ou hostile,
qu’adoptera le Kirghizistan vis-à-vis de Moscou sera d’une
grande influence sur la stabilisation, ou la déstabilisation, de
cette région à la périphérie de la Russie.
Il est clair que l’administration Medvedev-Poutine envisage
toutes les possibilités imaginables — depuis les contrats
gaziers de Gazprom jusqu’aux ventes d’armes — pour contrer la
menace d’encerclement des Nations-Unies dont l’apogée eut lieu
en 2004-2005 avec les « Révolutions colorées » provoquées par
Washington en Géorgie, en Ukraine et en dernier lieu au
Kirghizistan avec la « Révolution des tulipes » qui porta au
pouvoir Bakiev, l’homme fort des États-Unis.
Comme je l’expliquais dans un article précédent, « Ukraine
Geopolitics and the US-NATO Military Agenda : Tectonic Shift in
Heartland Power » [1],
les résultats des élections présidentielles ukrainiennes au
début de l’année annonçaient un développement nettement
favorable du point de vue de la sécurité militaire russe. La
menace d’une Ukraine rejoignant l’OTAN est désormais écartée et,
avec elle, le risque que les Russes aient à subir davantage de
fermeture de ses gazoducs, ceux qui traversent l’Ukraine et qui
rejoignent l’Allemagne et d’autres régions d’Europe occidentale,
les scories de l’intégration économique soviétique.
En janvier dernier la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan
ont signé un accord commun d’union douanière. La Biélorussie est
un partenaire vital de la Russie car elle est au contact de
l’Ukraine et de la Pologne. Le Kazakhstan, quant à lui, est un
ancien pays communiste d’importance stratégique majeure et situé
entre le Kirghizistan et la Russie. Il est l’un des fournisseurs
principaux d’énergie de la Chine car il abrite d’importants
gisements de pétrole et d’autres sources d’énergie. Il est de
surcroît le premier producteur d’uranium au monde.
La constitution d’un régime neutre au Kirghizistan, allié à
la fois au Kazakhstan et à la Russie, pourrait signifier le
développement d’une zone d’échanges capitale pour les intérêts
russes. Un tel régime offrirait une marge de manœuvre pour
stabiliser la vallée de Ferghana, une région agricole très
peuplée au cœur de l’Asie Centrale, qui s’étend sur les
territoires du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.
La vallée de Ferghana est la
zone la plus densément peuplée d’Asie Centrale.
Elle souffre d’instabilité chronique et de troubles
ininterrompus depuis l’éclatement de l’Union soviétique.
Selon l’agence de presse moscovite RIA Novosti, le 19 avril
dernier, le vice-Premier ministre du gouvernement provisoire du
Kirghizistan, Almazbek Atambaïev, a annoncé, à l’issue d’une
rencontre avec le Premier ministre kazakh Karim Masimov, que son
pays désirait rejoindre l’union douanière autour de la Russie.
Il s’est exprimé en ces termes : « Nous partageons une
histoire commune avec le Kazakhstan et la Russie ; notre avenir
s’inscrit clairement à leurs côtés dans un espace économique et
douanier commun. » Atambaïev a également affirmé que la
Russie et le Kazakhstan n’étaient en rien responsables des
événements récents au Kirghizistan : « La Russie et le
Kazakhstan ne sont impliqués dans aucun complot, ils veulent
seulement offrir leur aide [au Kirghizistan]. » [2].
Pour Moscou, un gouvernement kirghize prorusse ou même
totalement neutre marquerait une étape majeure dans son
repositionnement sur l’échiquier eurasiatique. Cela dit, la
situation reste instable à tout point de vue. Le président russe
Medvedev a récemment exprimé des réserves lors d’une importante
conférence de presse à Moscou avec son homologue ouzbek Islam
Karimov : « Si la Russie a accordé une aide humanitaire au
Kirghizistan, une coopération économique globale ne sera
possible qu’après la restauration des institutions étatiques. » [3].
L’Ouzbékistan se rapproche du Kremlin
L’un des bénéfices pour la Russie des troubles au
Kirghizistan est le réchauffement manifeste des relations
auparavant tendues entre le président ouzbek Karimov et le
Kremlin.
Le 20 avril, Karimov s’est rendu à Moscou pour s’entretenir
avec Medvedev et a affirmé devant la presse russe que les deux
pays avaient mis de côté leurs diverses querelles et
partageaient à présent les mêmes préoccupations au sujet du
risque d’extension de l’instabilité politique au-delà du
Kirghizistan. Karimov redouterait en effet une escalade
incontrôlable des tensions qui pourrait embraser
l’Ouzbékistan. [4].
Quelques semaines seulement avant l’éviction de Bakiev en avril,
l’envoyé spécial états-unien pour l’Afghanistan et le Pakistan,
Richard Holbrooke, avait rendu visite à Karimov en Ouzbékistan.
Holbrooke réitéra les tentatives états-uniennes pour faire
revenir Karimov dans leur camp. Il semble que depuis il ait
essuyé un net refus [5].
En 2003 la Russie s’est vue accorder le droit d’installer sa
propre base militaire à Kant, près de Bichkek, la première hors
de Russie depuis la dislocation de l’Union soviétique en 1991.
En outre, la Russie possède une autre base stratégique. Elle se
situe sur la rive est du lac Issyk-Kul, dans les eaux duquel
elle teste de nouvelles technologies de sous-marins et de
torpilles, dont celle de la supercavitation avec la torpille
VA-111 Chkval, une arme dont la vitesse dépasse les 200 nœuds,
conçue à l’origine pour viser les porte-avions états-uniens. En
mars 2008, la Russie a signé le contrat définitif pour
l’exploitation de la base de Kant dont le loyer annuel s’élève à
4,5 millions de dollars [6].
En 2003, les Présidents en
exercice de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine (à
gauche),
et du Kirghizistan, Askar Akaïev, inaugurent la base aérienne
russe de Kant.
Cette base militaire est quatre fois plus petite que celle
occupée par les États-Unis à Manas.
Les accords entre la Russie et le Kirghizistan pour
l’exploitation de cette base furent l’une des raisons qui
incitèrent Washington à engager la « Révolution de tulipes » en
2005, afin d’installer au pouvoir le régime pro-états-unien de
Bakiev.
Dans les premiers temps, les analystes étaient convaincus que
le gouvernement de transition de Roza Otounbaïeva retirerait aux
États-Unis, et sur ordre de Moscou, leurs droits d’exploitation
de la base de Manas. Or contre toute attente, Otounbaïeva semble
avoir renoncé à son engagement initial en déclarant que la base
de Manas resterait accessible à l’US Central Command. Et cela
sans que Moscou ne réagisse vraiment jusqu’à présent.
Selon des sources russes proches du gouvernement, le Kremlin
serait en train de réfléchir aux avantages qu’il aurait, dans
les deux prochaines années, à laisser les États-Unis utiliser la
base aérienne de Manas pour poursuivre leur effort de guerre en
Afghanistan. En échange, Moscou renouvellerait le récent appel
adressé aux États-Unis pour l’arrêt du trafic d’opium entre
l’Afghanistan et la Russie [7].
L’une de ces sources affirme : « La base aérienne ne fermera
pas, mais sera utilisée comme un levier permettant de négocier
avec les États-Unis à propos, entre autres, des stupéfiants.
D’ici quelques mois le contrat annuel [pour l’exploitation
de la base de Manas] arrivera à son terme, c’est l’occasion
de leur poser nos conditions. » [8].
En octobre 2009, le président kirghize Bakiev, alors en
exercice, dissolvait l’Agence de lutte contre la drogue, en
charge jusque là d’intercepter les substances illégales
circulant de l’Afghanistan vers la Russie. Nos informations
indiquent que le frère de l’ex-Président Bakiev a par la suite
renforcé les opérations de lutte contre le trafic en provenance
d’Afghanistan. [9].
La part prise par ce raffermissement dans la volonté de Moscou
d’évincer Bakiev en avril dernier n’est pas clairement définie.
Peu importe la manière dont Moscou envisage d’utiliser la
base aérienne de Manas comme monnaie d’échange, la Russie et de
la Chine ont manifestement intérêt à entretenir des relations
amicales et stables avec le Kirghizistan. Cela d’autant plus si
l’on considère que la Russie est frontalière du Kazakhstan, de
l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, tous membres de l’Organisation
de coopération de Shanghai, l’organisation militaire et
économique eurasiatique émergente. Dans ce contexte, une
coopération plus étroite avec le Kirghizistan apporterait un
bénéfice certain à la Russie ; elle lui donnerait l’occasion de
« refouler », comme le disent certains, l’invasion états-unienne
de l’espace eurasiatique [10].
Il faudra patienter quelques mois avant de connaître l’évolution
de cette situation.
Dans ces conditions, que risquent en définitive les
États-Unis dans cette partie pour leur projet de stratégie
globale en Asie Centrale, et plus généralement en Eurasie ? Nous
le verrons dans la quatrième partie de ce dossier. Déjà la
réponse est claire : tout.
[1]
F. William Engdahl, « Ukraine
Geopolitics and the US-NATO Military Agenda : Tectonic Shift in
Heartland Power », Voltaire Network, 24 mars
2010, non traduit.
[2]
Astana, « Kyrgyzstan wants to join Russian-led post-Soviet
customs union », 19 avril 2010, Moscou, RIA Novosti.
[3]
RIA Novosti, Kyrgyzstan must restore state
institutions – Medvedev, Moscou, 20 avril 2010.
[4]
Alexander Osipovich, Uzbekistan : Spooked by Kyrgyz unrest,
Karimov warms to Russia, Moscow, 21 avril 2010, RIA
Novosti.
[5]
Dawn, « US
not to use Uzbek base, says Holbrooke », Astana, 21 février
2010.
[6]
John C. K. Daly, op. cit.
[7]
‘Epiphanes,’
Russian blog comments from former FSB officer on Kyrgyzstan
events, 8 avril 2010.
[8]
Kyrgyzstan National Security Service ‘source’.
[9]
Erica Marat, Kyrgyzstan Relaxes Control over Drug Trafficking,
Eurasia Daily Monitor, Vol.7, numéro 24, 4 février 2010.
[10]
K. Gajendra Singh, op. cit .
1ère
partie :
Le Kirghizistan, un pivot géopolitique
2nde
partie :
La Chine et l’avenir géopolitique du Kirghizistan
Traduction
Nathalie Krieg
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