Gush Shalom
« Mort aux Arabes ! »
Uri Avnery
28 mars 2008
DEMAIN, ce sera le 32e anniversaire du premier
"Jour de la Terre", un des événements qui jalonnent
l’histoire d’Israël.
Je me souviens bien de ce jour. J’étais à
l’aéroport Ben Gourion, au départ pour une rencontre secrète
à Londres avec Saïd Hamami, émissaire de Yasser Arafat, quand
quelqu’un m’a dit : "Ils ont tué beaucoup de
manifestants arabes !"
Cela n’était pas totalement inattendu. Quelques
jours auparavant, nous – les membres du tout nouveau Conseil
israélien pour la paix israélo-palestinienne – avions remis au
Premier ministre, Yitzhak Rabin, un memorandum urgent
l’avertissant que l’intention du gouvernement d’exproprier
d’énormes parcelles de terres de villages arabes provoquerait
une explosion. Nous y avions joint une proposition de solution
alternative, élaborée par Lova Eliav, un vétéran expert des
colonies.
Quand je suis revenu de l’étranger, le poète
Yevi suggéra que nous fassions un geste symbolique de chagrin et
de regret pour les morts. Trois d’entre nous, Yevi lui-même, le
peintre Dan Kedar et moi sommes allés déposer des couronnes sur
la tombe des victimes. Ceci déclencha une vague de haine contre
nous. J’ai senti qu’il s’était passé quelque chose d’une
grande portée, que les relations entre Juifs et Arabes à l’intérieur
de l’Etat avaient fondamentalement changé.
Et en effet, l’impact du Jour de la Terre –
comme l’événement fut appelé – fut encore plus fort que le
massacre de Kafr Kassem de 1956 ou les tueries des événements
d’octobre 2000.
LES RAISONS en remontent au tout premiers jour de
l’Etat.
Après la guerre de 1948, seule une communauté
arabe petite, faible et apeurée pu rester à l’intérieur de
l’Etat. Non seulement environ 750.000 Arabes avaient été déracinés
du territoire qui était devenu l’Etat d’Israël, mais ceux
qui restaient n’avaient pas de dirigeants. Les élites
politiques, intellectuelles et économiques avaient disparu, la
plupart d’entre elles dès le début de la guerre. Le vide fut
d’une certaine façon comblé par le Parti communiste, dont les
dirigeants avaient été autorisés à rentrer de l’étranger
– principalement pour plaire à Staline qui, à l’époque,
soutenait Israël.
Après un débat interne, les dirigeants du nouvel
Etat décidèrent d’accorder aux Arabes de l’"Etat
juif" la citoyenneté et le droit de vote. Cela n’allait
pas de soi. Mais le gouvernement voulait apparaître aux yeux du
monde comme un Etat démocratique. De mon point de vue, la raison
principale était de politique partisane : David Ben Gourion
croyait qu’il pourrait amener les Arabes à voter pour son
propre parti.
Et en effet, la grande majorité des citoyens
arabes votèrent pour le parti travailliste (qui s’appelait
alors Mapai) et ses deux partis arabes satellites qui avaient été
créés dans le même but. Ils n’avaient pas le choix : ils
vivaient dans un état de peur, sous l’étroite surveillance des
services de sécurité (alors appelés Shin Bet). On disait à
chaque hamulah (famille étendue) arabe exactement comment voter,
soit pour le Mapai, soit pour l’un des deux autres partis
subsidiaires. Etant donné que chaque liste électorale avait deux
piles de bulletins de vote, une en hébreu, une en arabe, il y
avait six possibilités pour les fidèles Arabes dans chaque
bureau de vote, et il était facile pour le Shin Bet de faire en
sorte que chaque Hamula vote exactement comme on lui avait dit.
Plus d’une fois Ben Gourion n’a atteint la majorité à la
Knesset que grâce à ces vote captifs.
Au nom de la "sécurité" (dans les deux
sens) les Arabes furent soumis à un "gouvernement
militaire". Chaque détail de leur vie en dépendait. Ils
avaient besoin d’un permis pour quitter leur village et aller à
la ville ou au village voisin. Sans la permission du gouvernement
militaire, ils ne pouvaient pas acheter un tracteur, envoyer une
fille au collège, obtenir un travail pour un fils, obtenir une
licence d’importation. Sous l’autorité du gouvernement
militaire et d’un ensemble de lois, d’énormes portions de
terres furent expropriées pour des villes juives et des kibboutz.
Une histoire gravée dans ma mémoire : mon
regretté ami, le poète Rashed Hussein du village Musmus, fut
convoqué par le gouverneur militaire de Netanya, qui lui dit :
Le Jour de l’Indépendance approche et je veux que vous écriviez
un poème pour l’occasion. Rashed, fier jeune homme, refusa.
Quand il vint chez lui, il trouva toute sa famille assise sur le
sol et en larmes. D’abord, il pensa que quelqu’un était mort,
mais ensuite, sa mère cria : "Tu nous as détruits !
Nous sommes finis !" Alors le poème fut écrit.
Chaque initiative politique arabe indépendante
fut étranglée à sa naissance. Le premier groupe indépendant
– le groupe nationaliste al-Ard ("la terre") – fut
purement et simplement supprimé. Il fut déclaré illégal, ses
dirigeants furent exilés, son journal interdit – tout cela avec
la bénédiction de la Cour suprême. Seul le parti communiste fut
autorisé à rester, mais ses dirigeants furent aussi persécutés
de temps à autre.
Le gouvernement militaire ne fut démantelé
qu’en 1966, après le départ du pouvoir de Ben Gourion et peu
de temps après mon élection à la Knesset. Après avoir manifesté
contre lui si souvent, j’eus le plaisir de voter pour son
abolition. Mais en pratique, très peu a changé – au lieu du
gouvernement militaire officiel, un gouvernement militaire non
officiel est resté, comme l’essentiel de la discrimination.
’LE JOUR DE LA TERRE" a changé la
situation. Une seconde génération d’Arabes avait grandi en
Israël, plus aussi timidement soumise, une génération qui
n’avait pas connu les expulsions de masse et dont la situation
économique s’était améliorée. L’ordre donné aux soldats
et aux policiers de tirer sur eux provoqua un choc. Ainsi un
nouveau chapitre a commencé.
Le pourcentage de citoyens arabes dans l’Etat
n’a pas changé : des premiers jours de l’Etat à
aujourd’hui, il tourne autour de 20%. Le taux plus élevé de
croissance naturelle de la communauté musulmane était compensée
par l’immigration juive. Mais les nombres absolus ont cru de façon
significative : de 200.000 au début de l’Etat à près
d’1,3 million – deux fois la taille de la communauté juive
qui avait fondé l’Etat.
Le Jour de la Terre changea aussi
spectaculairement l’attitude du monde arabe et des Palestiniens
à l’égard des Arabes d’Israël. Jusqu’alors ils étaient
considérés comme des traîtres, des collaborateurs de
l’"entité sioniste". Je me rappelle une scène en
1965 d’une rencontre organisée à Florence par le légendaire
maire Giorgio La Pira, qui essayait de réunir ensemble des
personnalités d’Israël et du monde arabe. A l’époque ce fut
considéré comme une entreprise courageuse.
Durant une des pauses, j’étais en train de
bavarder avec un diplomate égyptien de haut rang sur une place
ensoleillée à l’extérieur du lieu de la conférence, quand
deux jeunes Arabes d’Israël, qui avaient entendu parlé de la
conférence, s’approchèrent de nous. Après nos accolades, je
les ai présenté à l’Egyptien, mais celui-ci leur tourna le
dos et s’exclama : "Je suis prêt à parler avec vous,
mais pas avec ces traitres !"
Les événements sanglants de la Journée de la
Terre ramenèrent les "Arabes d’Israël" dans le sein
de la nation arabe et du peuple palestinien, qui aujourd’hui les
appellent "les Arabes de 1948".
En octobre 2000, des policiers ont encore tiré et
tué des citoyens arabes, quand ceux-ci ont essayé d’exprimer
leur solidarité avec les Arabes tués l’Esplanade des Mosquées
(Mont du Temple) à Jérusalem. Mais entretemps, une troisième génération
d’Arabes avaient grandi en Israël, nombre d’entre eux, en dépit
de tous les obstacles, avaient fait des études supérieures et étaient
devenus hommes d’affaires, hommes politiques, professeurs,
avocats, et médecins. Il est impossible d’ignorer cette
communauté – même si l’Etat essaie de tout faire pour cela.
De temps en temps, on entend des réclamations à propos de la
discrimination, mais tout le monde se dérobe devant la question
fondamentale : quel est le statut de la minorité arabe qui a
grandi dans l’Etat qui se définit lui-même officiellement
comme "juif et démocratique" ?
UN DIRIGEANT de la communauté arabe, le regretté
membre de la Knesset Abd-el-Aziz Zuabi, a ainsi exprimé ce
dilemme : "Mon Etat est en guerre avec mon peuple".
Les citoyens arabes appartiennent à la fois à l’Etat d’Israël
et au peuple palestinien.
Leur appartenance au peuple palestinien va de soi.
Les citoyens arabes d’Israël, qui depuis quelque temps ont
tendance à s’appeler "Palestiniens d’Israël", ne
sont qu’une part du peuple palestinien dispersé, qui comprend
de nombreuses branches : les habitants des territoires occupés
(aujourd’hui eux-mêmes séparés entre la Cisjordanie et la
bande de Gaza), les Arabes de Jérusalem-Est (officiellement
"résidents" mais pas "citoyens" d’Israël),
et les réfugiés vivant dans de nombreux pays différents, chacun
sous un régime particulier. Toutes ces branches ont un fort
sentiment d’appartenance commune, mais la conscience de chacune
est formée par sa situation particulière.
Quelle est la force de la composante palestinienne
dans la conscience des citoyens arabes d’Israël ? Les
Palestiniens des territoires occupés se plaignent souvent
qu’elle s’exprime principalement en mots, mais pas en actions.
Le soutien apporté par les citoyens arabes d’Israël à la
lutte de libération est surtout symbolique. Ici et là un citoyen
est arrêté pour avoir aidé un kamikaze, mais ce sont de rares
exceptions.
Quand l’extrêmiste anti-Arabe Avigdor Lieberman
proposa qu’un groupe de village arabes d’Israël proches de la
Ligne verte (appelés ’"Le Triangle") reviennent au
futur Etat palestinien en échange des blocs de colonies juives en
Cisjordanie, pas une seule voix arabe ne s’est élevée pour le
soutenir. Cela est un fait très significatif.
La communauté arabe est beaucoup plus attachée
à Israël qu’il ne semble à première vue. Les Arabes jouent
un rôle important dans l’économie israélienne, ils
travaillent dans l’Etat, paient les impôts à l’Etat. Ils bénéficient
de la sécurité sociale – c’est normal puisqu’ils paient
pour cela. Leur niveau de vie est beaucoup plus élevé que celui
des frères Palestiniens des territoires occupés et d’ailleurs.
Ils prennent part à la démocratie israélienne et ne désirent
pas vivre dans des régimes comme ceux d’Egypte et de Jordanie.
Ils ont de nombreuses raisons de se plaindre – mais ils vivent
en Israël et continueront de le faire.
CES DERNIÈRES ANNÉES, des intellectuels de la
troisième génération arabe d’Israël ont publié plusieurs
propositions pour la normalisation des relations entre la majorité
et la minorité.
Il existe, en principe, une alternative principale :
Première solution : Israël est un Etat
juif, mais un autre peuple y vit aussi. Si les Israéliens juifs
ont défini des droits nationaux, les Israéliens arabes doivent
aussi définir des droits nationaux. Par exemple dans les domaine
de l’éducation, de l’autonomie culturelle et religieuse
(comme le jeune Vladimir Jabotinsky l’a demandé il y a une
centaine d’années pour les Juifs de la Russie tsariste). Ils
doivent être autorisés à avoir des relations libres et ouvertes
avec le monde arabe et le peuple palestinien, comme les relations
entre les citoyens juifs avec les Juifs de la Diaspora. Tout ceci
doit être inscrit dans la future constitution de l’Etat.
Deuxième solution : Israël appartient à
tous ses citoyens, et seulement à eux. Tout citoyen est Israélien,
tout comme tout citoyen des Etats-Unis est citoyen américain. Dès
lors que l’Etat est concerné, il n’y a pas de différence
entre un citoyen et un autre, qu’il soit juif, musulman ou chrétien,
Arabe ou Russe, tout comme, du point de vue de l’Etat américain,
il n’y a pas de différence entre les citoyens blancs, bruns ou
noirs, qu’ils soient d’origine européenne, africaine ou
asiatique, protestants, catholiques, juifs ou musulmans. Dans le
langage israélien, cela s’appelle "un Etat de tous ses
citoyens".
Il va sans dire que je préfère la seconde
solution, mais je suis prêt à accepter la première. Chacune des
deux est préférable à la situation existante, où l’Etat prétend
qu’il n’y a pas de problème à part quelques traces de
discrimination qui subsistent (sans faire quoi que ce soit contre
cela).
Si on n’a pas le courage de soigner une
blessure, celle-ci s’infecte. Dans les matchs de football, la
racaille crie "Mort-aux-Arabes !" et les députés
d’extrême droite de la Knesset menacent d’expulser les
membres arabes de leur Institution, et aussi de l’Etat.
Au trente-deuxième anniversaire de la Journée de
la Terre, alors que le soixantième anniversaire du Jour de
l’Indépendance est proche, il est temps de prendre le taureau
par les cornes.
Article publié, en hébreu
et en anglais, le 28 mars 2007, sur le site de Gush Shalom.
Traduit de l’anglais "Death to the Arabs !" pour
l’AFPS : SW
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