Gush Shalom
Les
crimes de guerre doivent s’arrêter
Uri Avnery
26 décembre 2007 Uri
Avnery revient ici sur les combats de pacifistes israéliens
contre les crimes de guerre commis par l’armée israélienne et
sur ce qu’il décrit comme les paramètres d’une solution de
paix israélo-palestinienne.
Jusqu’à récemment, l’allégation selon
laquelle l’armée israélienne commet des crimes de guerre était
absolument taboue. Tout le monde en Israël - et dans de nombreux
autres pays -, s’accorde à dire que l’armée israélienne
est « l’armée la plus morale du monde », que si
quelque chose comme un crime de guerre vient à se produire,
c’est une erreur que l’armée elle-même regrette profondément.
En février 2002, nous - le mouvement pacifiste
Gush Shalom - avons décidé de briser ce tabou. Nous avons
organisé une réunion publique à Tel-Aviv pour dénoncer les
crimes de guerre. Au point culminant de cette rencontre, un héros
de guerre israélien, le colonel Yigal Shohat, dont l’avion
avait été abattu au-dessus de l’Egypte en 1973 et qui a perdu
une jambe à cette occasion, se leva et, la voix tremblante d’émotion,
appela ses camarades à refuser les ordres illégaux de bombarder
des cibles civiles.
En réponse à l’émouvant appel du colonel, un
groupe d’officiers supérieurs de l’armée de l’air, dirigé
par un général respecté de tous, publia une déclaration annonçant
qu’ils désobéiraient à tout ordre illégal de bombarder des
civils.
« Du
sang sur les ailes »
En février 2002, Gush Shalom envoya des lettres
à quinze officiers supérieurs de l’armée israélienne, les
avertissant que nous pourrions les poursuivre pour crimes de
guerre devant des tribunaux israéliens et, si cela s’avérait
inefficace, devant des tribunaux internationaux. Le journal
Ha’aretz publia cette nouvelle sous un gros titre en première
page nous accusant de « menacer des
officiers israéliens ».
En réponse, le général Dan Halutz, alors
commandant en chef de l’armée de l’air, nous accusa de
trahison et demanda des poursuites judiciaires contre nous (selon
la loi israélienne, la trahison est le seul crime punissable de
la peine de mort.) C’est cet homme qui répondit, quand on lui
demanda ce qu’il ressentait en lançant une bombe d’une tonne
sur un quartier d’habitation : « une
petite secousse dans l’aile ».
Quand Halutz fut nommé chef d’état-major de
l’armée, nous avons manifesté devant le siège du quartier général,
en brandissant des pancartes qui disaient : « Il
a du sang sur les ailes ». Récemment, il a dû démissionner
à cause de son rôle dans la dernière guerre du Liban, au cours
de laquelle il avait ordonné le bombardement de larges zones
civiles libanaises.
Notre campagne contre les crimes de guerre a
soulevé beaucoup de colère dans l’opinion. Nous avons été
accusés d’ignorer le fait que des dizaines de kamikazes
palestiniens s’étaient fait sauter dans le centre de villes
israéliennes, tuant sans discrimination des civils, hommes,
femmes et enfants.
On nous demandait aussi pourquoi les gens à l’étranger
ne parlent que d’Israël, alors qu’un génocide est en train
de se commettre au Darfour et que les Américains commettent des
crimes de guerre pires que les nôtres en Irak et en Afghanistan,
pour ne pas parler de Guantanamo. Ne viser qu’Israël, dit-on,
est une nouvelle forme d’antisémitisme.
Quand les Français accusent notre armée, les
Israéliens répondent généralement que l’armée française a
fait bien pire en Algérie, tuant et torturant beaucoup plus de
gens.
Notre réponse est que nous sommes israéliens et
que nous protestons contre des crimes commis par notre
gouvernement en notre nom. Nous tirons une certaine fierté du
fait que la plupart des crimes qui sont devenus publics ont été
dénoncés par de courageux militants de groupes israéliens
pacifistes et de défense des droits humains. Nous demandons donc
à toutes les personnes de bonne volonté à travers le monde de
soutenir ces groupes.
Mettre
fin à l’occupation
Mais nous ne nous faisons aucune illusion. Pour
important que soit le fait de protester contre ces crimes, la
meilleure manière de les empêcher est de mettre fin à
l’occupation et de conclure la paix entre Israël et le peuple
palestinien, entre Israël et l’ensemble du monde arabe.
L’occupation, qui dure déjà depuis quarante
longues années, est, par nature, inhumaine et illégale. Elle
transforme la vie quotidienne des Palestiniens en enfer et leur
retire la terre sous les pieds. Toutes ses expressions, depuis les
colonies jusqu’au mur de séparation, sont illégales. Elle
produit chaque jour des actes manifestement illégaux - exécutions
extra judiciaires, démolition de maisons, restriction à la
liberté de mouvement de la population, arrestations arbitraires,
pour n’en mentionner que quelque-uns. C’est pourquoi mes amis
et moi nous sommes battus contre l’occupation dès le premier
jour.
L’occupation elle-même fait bien sûr partie du
conflit israélo-palestinien qui dure depuis cent vingt-cinq ans
et dont les racines sont complexes et uniques. C’est
l’historien marxiste Isaac Deutscher qui les a le mieux décrites :
imaginez, dit-il, quelqu’un se trouvant à l’étage supérieur
d’un immeuble en feu. Pour sauver sa vie, il saute par la fenêtre.
Il tombe sur un passant, qui est grièvement blessé et handicapé
à vie. Entre les deux naît une hostilité à mort. Qui a raison ?
Le sionisme était fondamentalement une réaction
à l’antisémitisme européen. Après l’affaire Dreyfus et les
pogroms russes, quand le nationalisme s’est emparé de tous les
peuples d’Europe, certains Juifs ont décidé de se constituer
en tant que nation moderne et de fonder leur propre Etat national.
Ils ont choisi la Palestine - Sion- comme nouvelle patrie, en
s’imaginant qu’elle était vide.
Mais la Palestine était habitée par un peuple
qui, naturellement, a résisté à l’afflux étranger. Le
conflit a alors commencé. Tout au long de ce conflit, une énorme
injustice a été faite aux Palestiniens. L’occupation en cours
est la forme actuelle de cette terrible injustice. Les crimes sont
inhérents à l’occupation.
Les
paramètres de la paix
Tout en dénonçant les crimes et en faisant tout
ce qui est possible pour les empêcher, notre but principal doit
être de parvenir à la paix - parce que la paix est la seule façon
de mettre fin à l’occupation.
Comment ?
Beaucoup d’idées utopiques ont été émises
par des idéalistes qui croient en des solutions morales mais irréalistes.
L’une de ces idées est celle d’un seul Etat de la Méditerranée
au Jourdain dans lequel Juifs et Arabes, Israéliens et
Palestiniens, vivront ensemble pacifiquement comme des citoyens égaux.
C’est une utopie, comme la vision biblique du loup vivant avec
l’agneau (celle-ci n’est possible que si on apporte chaque
jour un nouvel agneau).
La grande majorité des Israéliens veulent vivre
dans un Etat à eux, de même que la majorité des Palestiniens.
Cela ne changera pas dans un avenir prévisible - certainement pas
avant que la majorité des Français décident d’abandonner leur
Etat. Si nous voulons rester dans le domaine du possible et
trouver une solution applicable ici et maintenant, mettant fin à
la souffrance de tant de gens, la solution dite des deux Etats est
la réponse.
Quand mes amis et moi avons proposé cette
solution il y a près de soixante ans, au lendemain de la guerre
de 1948, nous pouvions nous compter sur les doigts de deux mains.
Aujourd’hui, cette solution jouit d’un consensus mondial.
Les paramètres de cette solution sont clairs :
1.
Un Etat palestinien sera créé à côté d’Israël.
2.
La frontière entre eux sera basée sur la Ligne verte, éventuellement
avec un échange de territoires égaux accepté par les deux
parties.
3.
Jérusalem sera la capitale des deux Etats.
4.
Il y aura une solution négociée du problème des réfugiés. En
pratique, cela signifie qu’un nombre négocié de personnes
retourneront en Israël et que les autres seront réinsérés dans
l’Etat de Palestine et dans le lieu où ils séjournent
actuellement, avec le paiement d’importantes compensations qui
feront d’eux des personnes bienvenues. Quand il y aura un plan négocié
qui dira quels sont les choix ouverts à chaque famille, celui-ci
devra être soumis à tous les réfugiés, où qu’ils se
trouvent. Ils doivent être associés à la décision finale.
5.
Il y aura un partenariat économique, dans lequel le gouvernement
palestinien pourra défendre les intérêts palestiniens,
contrairement à la situation actuelle. L’existence même de
deux Etats atténuera, au moins en partie, la grande différence
de niveaux entre les deux.
6.
Dans un avenir plus lointain, une union moyen-orientale, sur le
modèle de l’Union européenne, pourra inclure aussi la Turquie
et l’Iran.
Cette solution est désormais préconisée par les
Etats-Unis, l’Union européenne, la Russie et les vingt-deux
pays de la Ligue arabe. Les sondages montrent que la majorité des
Israéliens et des Palestiniens y sont favorables dans ses grandes
lignes, sinon dans tous ses détails. C’est le gouvernement israélien
qui la rejette, en utilisant les peurs et les angoisses des Israéliens.
Je crois que le principal terrain de ce combat est
l’opinion publique israélienne et palestinienne. C’est notre
rôle. Pour cela, nous avons besoin du soutien international. Les
forces de paix du monde - dont l’Europe, dont la France -
doivent nous aider à convaincre les Israéliens que la paix est
bonne pour Israël, tout autant qu’elle est bonne pour les
Palestiniens. Que la poursuite de l’occupation, avec ses crimes
de guerre, nuit à Israël autant qu’elle nuit aux Palestiniens.
Comment réaliser cela ? On m’a demandé si
un boycott d’Israël pourrait aider. Ma réponse est : un
boycott est bon s’il est ciblé sur des éléments constitutifs
de l’occupation, contre des entreprises et des organisations qui
soutiennent l’occupation. Gush Shalom a été le premier à le
faire quand il a déclaré, il y a dix ans, un boycott contre les
produits des colonies. Cependant, un boycott de l’Etat d’Israël
en tant que tel est totalement contre-productif. Il va réveiller
la peur de l’antisémitisme et renforcer l’idée que son but
n’est pas la paix ni la fin de l’occupation, mais la
destruction d’Israël. Il poussera l’opinion publique juive et
israélienne dans les bras de l’extrême droite. Nous sommes
tout à fait contre un tel boycott.
Nous condamnons encore plus le blocus imposé par
l’Union européenne au peuple palestinien parce que celui-ci a
élu une direction que les gouvernements américain et israélien
n’aiment pas. Nous avons du mal à comprendre comment il se fait
que l’Europe participe - en fait dirige - cet effort détestable
pour affamer tout un peuple et le mettre à genoux à cause des résultats
d’élections démocratiques. (Est-ce que quelqu’un a proposé
un blocus de la France parce qu’elle a élu Nicolas Sarkozy ?)
Laissez-moi conclure par une remarque capitale :
le véritable combat n’est pas entre Israéliens et
Palestiniens. Le combat est entre Israéliens et Palestiniens
ensemble contre ceux, des deux côtés, qui s’opposent à la
paix.
Un petit village en Palestine appelé Bil’in est
devenu un symbole de cette lutte. Depuis plus de deux ans, chaque
vendredi, des militants palestiniens, israéliens et
internationaux (y compris des Français) y manifestent contre le
mur de séparation qui prive le village de ses terres. Toutes les
semaines, ils affrontent l’armée israélienne dans une
manifestation non-violente, contre des gaz lacrymogènes, des
balles en caoutchouc, des canons à eau, et quelquefois des balles
réelles.
Si nous luttons ensemble, Israéliens,
Palestiniens et nos amis à travers le monde, nous gagnerons.
Le chapeau et les intertitres sont de la rédaction.
|