Gush Shalom
Le lion et la gazelle
Uri Avnery
18 avril 2008
L’ENIGME qui est en train
d’occuper les historiens est la suivante : comment une toute
petite communauté d’exilés babyloniens s’est-elle transformée en
diaspora mondiale de millions de personnes ? Il n’y a à cela
qu’une réponse convaincante : la conversion.
CETTE NUIT, les Juifs du monde entier
célèbreront le Seder, la seule cérémonie qui unisse les Juifs de
partout dans le mythe fondateur de la judéité : la sortie
d’Egypte.
Chaque année, je m’émerveille devant le génie
de cette cérémonie. Elle unit toute la famille, et chacun, du
vénérable grand-père au plus petit enfant, y joue un rôle. Elle
engage tous les sens : vue, ouïe, odorat, goût et toucher. Le
texte simpliste de la Haggadah, le livre qui est lu à haute
voix, la nourriture symbolique, les quatre verres de vin, le
fait de chanter ensemble, la répétition exacte de chacun de ces
éléments chaque année, tout ceci imprime dans la conscience des
enfants dès leur plus jeune âge un souvenir indéracinable qu’ils
porteront avec eux jusque dans la tombe, qu’ils soient croyants
ou non. Ils n’oublieront jamais la sécurité et la chaleur de la
grande famille autour de la table de Seder, et, même très âgés
ils s’en souviendront avec nostalgie. Un cynique pourrait y voir
un parfait exemple de lavage de cerveaux.
Face à la puissance de ce mythe, qu’importe
si la sortie d’Egypte n’a en réalité jamais eu lieu ? Des
milliers de documents égyptiens déchiffrés ces dernières années
ne laissent pas de place au doute : l’exode de foules de gens,
comme il est décrit dans la Bible, ou quoi que ce soit y
ressemblant, n’est tout simplement jamais arrivé. Ces documents,
qui couvrent dans le moindre détail chaque période et chaque
partie de Canaan à cette époque, prouvent sans le moindre doute,
qu’il n’y a pas eu de "conquête de Canaan" et pas de royaume de
David et Salomon. Pendant une centaine d’années, les
archéologues sionistes ont déployé des efforts inlassables pour
trouver ne serait-ce qu’une preuve en soutien au récit biblique,
tout cela en vain.
Mais c’est sans aucune importance. Dans la
compétition entre l’histoire "objective" et le mythe, le mythe
qui répond à nos besoins gagnera toujours, et gagnera de loin.
Il n’est pas important de savoir ce qui est arrivé, ce qui est
important est ce qui enflamme notre imagination. C’est elle qui
guide nos pas jusqu’à ce jour.
LE RÉCIT BIBLIQUE rejoint les documents
historiques uniquement autour de l’année 853 avant Jésus-Christ,
quand dix mille soldats et deux mille chars d’Ahab, roi
d’Israël, participèrent à la formidable coalition des royaumes
de Syrie et de Palestine contre l’Assyrie. La bataille, qui fut
relatée par les Assyriens, eut lieu à Qarqar en Syrie. L’armée
assyrienne fut retardée, sinon défaite.
(Une note personnelle : je ne suis pas
historien, mais depuis de nombreuses années je réfléchis à notre
histoire et essaie de tirer quelques conclusions logiques, qui
sont soulignées ici. La plupart d’entre elles sont soutenues par
un consensus qui commence à apparaître chez des chercheurs
indépendants à travers le monde.)
Les royaumes d’Israël et de Judée, qui
occupaient une partie du territoire entre la Méditerranée et le
Jourdain n’étaient pas différents des autres royaumes de la
région. Selon la Bible même, les gens sacrifiaient à diverses
divinités païennes "sur toutes les hauteurs et sous tous les
arbres verts". (1 Rois, 14:23).
Jérusalem était une toute petite ville de
marché, beaucoup trop petite et beaucoup trop pauvre pour que
tout ce qui est décrit dans la Bible ait pu avoir lieu à cet
endroit et à cette époque. Dans les livres de la Bible qui ont
trait à cette période, l’appellation de "Juif" (Yehudi en
hébreu) apparaît à peine, et là où elle apparaît, elle se réfère
simplement aux habitants de Judée, la région autour de
Jérusalem. Quand un général assyrien fut appelé "à ne pas parler
avec nous dans la langue juive" (2 Rois 18:26), il s’agissait
d’un dialecte local judéen issu de l’hébreu.
La révolution "juive" eut lieu pendant l’exil
babylonien (587-539 av. J-C). Après la conquête babylonienne de
Jérusalem, des membres de l’élite judéenne furent exilés à
Babylone, où ils entrèrent en contact avec les courants
culturels importants de l’époque. Le résultat en fut une des
grandes créations de l’humanité : la religion juive.
Après quelque cinquante années, certains de
ces exilés sont retournés en Palestine. Ils ont apporté avec eux
le nom de "Juifs", appellation d’un mouvement religieux,
idéologique et politique, très semblables aux "sionistes" de
notre époque. Par conséquent, on ne peut parler de "judaïsme" et
de "Juifs" – au sens actuel du terme – que depuis lors. Durant
les 500 ans qui suivirent, la religion monothéiste juive se
cristallisa peu à peu. C’est aussi à cette époque que la plus
remarquable création littéraire de tous les temps, la Bible
hébraïque, fut écrite. Les auteurs de la Bible n’avaient pas
l’intention d’écrire l’ « histoire », au sens où on l’entend
aujourd’hui, mais plutôt un texte religieux, édifiant et
instructif.
POUR COMPRENDRE la naissance et le
développement du judaïsme, on doit prendre en considération deux
facteurs importants :
(a) Dès le début, quand les "Juifs" revinrent
de Babylone, la communauté juive dans ce pays était une minorité
parmi les Juifs dans leur ensemble. Pendant la période du
"Second Temple", la majorité des Juifs vivaient à l’étranger,
dans des régions connues aujourd’hui sous les noms d’Irak,
Egypte, Libye, Syrie, Chypre, Italie, Espagne, et ainsi de
suite.
Les Juifs de cette période n’étaient pas une
"nation" – l’idée même de nation n’existait pas encore. Les
Juifs de Palestine ne participèrent pas aux rebellions des Juifs
de Libye et de Chypre contre les Romains, et les Juifs de
l’étranger ne participèrent pas à la grande révolte des Juifs
dans ce pays. Les Macchabées n’étaient pas des combattants
nationaux mais religieux, un peu comme les Talibans de nos
jours, et ils tuèrent beaucoup plus de juifs hellénisés que de
soldats ennemis.
(b) La diaspora juive n’était pas un
phénomène unique. Au contraire, à l’époque c’était la norme. Des
notions comme celle de "nation" appartiennent au monde moderne.
Pendant la période du "Second Temple" et après, la structure
sociopolitique dominante était une communauté
politico-religieuse jouissant d’autonomie et non attachée à un
territoire particulier. Un juif d’Alexandrie pouvait épouser une
juive de Damas, mais pas la femme chrétienne de l’autre côté de
la rue. Elle, pour sa part, pouvait épouser un chrétien de Rome,
mais pas son voisin hellénistique. La diaspora juive n’était que
l’une de ces nombreuses communautés.
Cette organisation sociale fut préservée dans
l’empire byzantin, adoptée plus tard par l’empire ottoman et on
la trouve encore dans la loi israélienne. Aujourd’hui, un
Israélien musulman ne peut pas épouser une Israélienne juive, un
druze ne peut pas épouser une chrétienne (ou du moins pas en
Israël même). Les druzes, soit dit en passant, sont une
survivance de ce type de diaspora.
Les Juifs furent uniques sous un seul
aspect : après que les peuples européens ont évolué
graduellement vers de nouvelles formes d’organisation, et ont
fini par se transformer en nations, les Juifs sont restés ce
qu’ils étaient : une diaspora communautaire et religieuse.
L’ENIGME qui est en train d’occuper les
historiens est la suivante : comment une toute petite communauté
d’exilés babyloniens s’est-elle transformée en diaspora mondiale
de millions de personnes ? Il n’y a à cela qu’une réponse
convaincante : la conversion.
Le mythe juif moderne dit que presque tous
les Juifs sont des descendants de la communauté juive qui vivait
en Palestine il y a 2.000 ans et qui fut chassée par les Romains
en 70 après J-C. Cela est, bien sûr, sans fondement.
L’"expulsion du pays" est un mythe religieux. Dieu se fâcha
contre les Juifs à cause de leurs péchés et les chassa de leur
pays. Mais les Romains n’avaient pas l’habitude de déplacer les
populations, et il est évident qu’une grande partie de la
population du pays y resta après la révolte des Zélotes et après
le soulèvement de Bar-Kochba, et que la plupart des Juifs
vivaient en dehors du pays depuis longtemps.
A l’époque du Second
temple et par la suite, le judaïsme était une religion prosélyte
par excellence
[en français dans le texte – ndt]. Durant les premiers siècles
après J-C, il a farouchement rivalisé avec le christianisme.
Alors que les esclaves et autres peuples opprimés de l’empire
romain étaient plus attirés par la religion chrétienne, avec son
histoire humaine émouvante, les classes supérieures penchaient
vers le judaïsme. Dans tout l’empire, un grand nombre de
personnes adoptèrent la religion juive.
L’origine de la communauté juive des
"Ashkénaze" est particulièrement curieuse. A la fin du premier
millénaire apparut en Europe – apparemment de nulle part – une
très large population juive, dont l’existence n’est pas
mentionnée auparavant. D’où venait-elle ?
Il y a plusieurs théories. La théorie
classique soutient que les Juifs errèrent de la zone
méditerranéenne vers le nord, s’installèrent dans la vallée du
Rhin et de là fuirent les pogroms pour aller en Pologne, à
l’époque le pays le plus libéral d’Europe. De là, ils se
dispersèrent en Russie et en Ukraine, emportant avec eux un
dialecte germanique qui devint le yiddish. L’universitaire de
Tel-Aviv Paul Wexler affirme, pour sa part, que le yiddish
n’était pas à l’origine une langue germanique mais une langue
slave. Un grande partie de la communauté juive ashkénaze, selon
cette théorie, sont des descendants des Sorbes, peuple slave qui
vivait en Allemagne orientale et fut contraint d’abandonner son
ancienne croyance païenne. Beaucoup d’entre eux préférèrent
devenir juifs plutôt que chrétiens.
Dans un livre récent au titre provocateur
"Quand et comment le peuple juif fut inventé", l’historien
israélien Shlomo Sand prétend – comme Arthur Koestler et
d’autres avant lui – que la plupart des juifs ashkénazes
descendent en réalité des Khazars, un peuple turc qui créa, il y
a plus d’un millier d’années, un grand royaume dans ce qui est
aujourd’hui le sud de la Russie. Le roi khazar se convertit au
judaïsme, et, selon cette théorie, les juifs d’Europe orientale
sont pour la plupart des descendants de convertis khazars. Sand
croit aussi que la plupart des juifs sépharades descendent de
tribus arabes et berbères d’Afrique du nord converties au
judaïsme au lieu de devenir musulmanes, et qu’ils se sont joints
à la conquête arabe de l’Espagne.
Quand la communauté juive a cessé d’être
prosélyte, les juifs sont devenus une communauté
ethnico-religieuse fermée (comme dit le Talmud : "Les convertis
sont pour Israël comme une maladie de peau").
Mais la vérité historique, quelle qu’elle
soit, n’est pas tellement importante. Le mythe est plus fort que
la vérité, et il dit que les Juifs furent expulsés de ce pays.
C’est une part essentielle dans la conscience juive moderne, et
aucune recherche universitaire ne peut l’ébranler.
DANS LES 300 dernières années, l’Europe est
devenue "nationale". La nation moderne a remplacé les modèles
sociaux antérieurs, tels que la ville-Etat, la société féodale
et l’empire dynastique. L’idée nationale a emporté tout ce qui
était avant elle, y compris l’histoire. Chacune de ces nouvelles
nations a modelé sa propre "histoire imaginaire". En d’autres
termes, chaque nation a remanié d’anciens mythes et faits
historiques pour constituer une "histoire nationale" qui
proclame son importance et sert de ciment unificateur.
La Diaspora juive, qui
– comme indiqué ci-dessus – était "normale" il y a 2.000 ans,
devint "anormale" et exceptionnelle. Ceci attisa la haine des
Juifs qui était d’une certaine façon rampante dans l’Europe
chrétienne. Comme tous les mouvements nationaux en Europe
étaient plus ou moins antisémites, beaucoup de juifs sentirent
qu’ils étaient laissés "en dehors", qu’ils n’avaient pas leur
place dans la nouvelle Europe. Certains d’entre eux décidèrent
que les juifs devaient se conformer au nouveau
Zeitgeist
[esprit du temps – ndt] et transformer la communauté juive en
une "nation" juive.
Pour ce faire, il était nécessaire de
reconstruire et de réinventer une histoire juive et de la
transformer à partir des annales d’une diaspora
ethnico-religieuse en l’histoire épique d’une "nation". Le
travail fut entrepris par un homme qui peut être considéré comme
le parrain de l’idée sioniste : Heinrich Graetz, juif allemand
qui fut influencé par le nationalisme allemand et créa
l’histoire juive "nationale". Ses idées ont formé la conscience
juive jusqu’à ce jour.
Graetz considéra la Bible comme si elle était
un livre d’histoire, collecta tous les mythes et créa une
version historique continue et complète : la période des Pères,
l’exode d’Egypte, la conquête de Canaan, le "Premier Temple",
l’exil à Babylone, le "Second Temple", la destruction du Temple
et l’exil. C’est l’histoire que nous avons tous appris à
l’école, la fondation sur laquelle le sionisme fut construit.
LE SIONISME représenta une révolution dans de
nombreux domaines, mais sa révolution mentale fut incomplète.
Son idéologie transforma la communauté juive en un peuple juif,
et le peuple juif en une nation juive– mais sans jamais définir
clairement les différences entre eux. Pour persuader les masses
juives d’Europe orientale plutôt religieuses, il fit un
compromis avec la religion et mélangea tous les termes en un
grand cocktail – la religion est aussi une nation, la nation est
aussi une religion, et plus tard il affirma qu’Israël était un
"Etat juif" qui appartenait à ses citoyens (juifs ?) mais aussi
au "peuple juif" à travers le monde. La doctrine israélienne
officielle est qu’Israël est un "Etat-nation juif", mais la loi
israélienne définit étroitement un Juif seulement comme une
personne qui appartient à la religion juive.
Herzl et ses successeurs ne furent pas assez
courageux pour faire ce que Mustapha Kemal Atatuk fit quand il
fonda la Turquie moderne : il fixa une frontière claire et
stricte entre la nation turque et la religion islamique et
imposa une séparation complète entre les deux. Avec nous, tout
est resté une grande salade. Ceci a beaucoup d’implications dans
la vie réelle.
Par exemple : si Israël est l’Etat du "peuple
juif", comme l’une de nos lois le dit, qu’est-ce qui empêche un
juif israélien de rejoindre la communauté juive de Californie ou
d’Australie ? Peu de gens s’étonnent qu’il n’y a presque aucun
dirigeant en Israël dont les enfants n’aient pas émigré.
POURQUOI est-il si important de faire une
distinction entre la nation israélienne et la diaspora juive ?
Une des raisons est qu’une nation a une attitude différente
vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis des autres qu’une diaspora
ethnico-religieuse.
De même : des animaux différents ont des
façons différentes de réagir devant le danger. Une gazelle fuit
quand elle sent le danger, et la nature l’a équipée des
instincts et des aptitudes physiques nécessaires. Un lion,
d’autre part, marque son territoire et le défend contre les
intrus. Les deux méthodes sont satisfaisantes, autrement il n’y
aurait plus de gazelles ni de lions dans le monde.
La diaspora juive développa une réponse
efficace qui convenait bien à sa situation : quand les juifs
sentaient le danger, ils fuyaient et se dispersaient. C’est
pourquoi la diaspora juive réussit à survivre à d’innombrables
persécutions, et même à l’holocauste. Quand les sionistes
décidèrent de devenir une nation – et créèrent effectivement une
nation réelle dans ce pays – ils adoptèrent la réponse
nationale : se défendre et attaquer les causes du danger. On ne
peut donc pas être une diaspora et une nation, une gazelle et un
lion, en même temps.
Si nous, les Israéliens, voulons consolider
notre nation, nous devons nous libérer des mythes qui
appartiennent à une autre forme d’existence et redéfinir notre
histoire nationale. L’histoire sur l’exode d’Egypte est bonne en
tant que mythe et allégorie – elle célèbre la valeur de la
liberté – mais nous devons reconnaitre la différence entre mythe
et histoire, entre religion et nation, entre une diaspora et un
Etat, afin de trouver notre place dans la région dans laquelle
nous vivons et développer une relation normale avec les peuples
voisins.
Article publié, en hébreu et en anglais, le
18 avril 2007, sur le site de Gush Shalom. Traduit de l’anglais
"The Lion and the Gazelle" pour l’AFPS : SWPHL
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