LES PLUS célèbres paroles jamais prononcés à
Gaza sont les dernières paroles de Samson : "Que je
meure avec les Philistins."(Livre des Juges 16,30).
Selon la Bible, Samson se saisit des piliers
centraux du temple des Philistins et fit s’écrouler tout l’édifice
sur la tête des Seigneurs des Philistins, du peuple de Gaza et
sur lui même. Le narrateur résume ainsi l’épisode :
"Ainsi le nombre de ceux qu’il entraîna avec lui dans la
mort dépassa celui de ceux qu’il avait fait disparaître
durant sa vie."
Une histoire de souffrance, de destruction et de
mort. Elle est peut-être en train de se répéter
aujourd’hui, avec simplement un renversement des rôles :
le temple serait détruit par les Palestiniens (dont le nom
vient des Philistins), et parmi ses morts se trouveraient les
Seigneurs d’Israël.
GAZA VA-t-elle se transformer en Massada
palestinienne (le lieu où, un milliers d’années plus tard,
les assiégés juifs choisirent de se suicider collectivement
plutôt que de tomber aux mains des Romains) ?
Le peuple de Gaza est inquiet. Les combattants
du Hamas se préparent au combat. Les chefs de l’armée israélienne
s’inquiètent également et se préparent au combat.
Depuis des mois, les responsables politiques et
militaires discutent d’une "vaste opération
militaire" : envahir massivement la Bande de Gaza pour
mettre un terme aux tirs de roquettes sur le territoire d’Israël.
Les chefs militaires, qui habituellement brûlent
d’impatience d’aller se battre, ne manifestent aujourd’hui
aucun empressement. Absolument pas. Ils voudraient l’éviter
à tout prix. Mais ils sont fatalistes. Tout dépend maintenant
d’un pur hasard. Si demain une fusée Qassam tombe sur une
maison de Sderot et tue une famille entière, il y aura un tel
tollé en Israël que le gouvernement pourrait se sentir obligé
de donner l’ordre d’attaquer, y compris en dépit du bon
sens.
Pour tous les stratèges militaires et
politiques, la bande de Gaza est un cauchemar. Elle s’étend
sur 40 kilomètres de long et sur 10 kilomètres de large. Sur
ces 360 km2 de désert aride, à peine le double de la surface
de Washington DC, s’amassent un million et demi de personnes,
démunies pour la plupart, qui n’ont rien à perdre, et qui
sont dirigées par un mouvement religieux activiste. (On se
souvient que lors de la guerre de 1948, la communauté juive en
Palestine comptait moins de 650.000 personnes.)
Depuis des mois, la direction du Hamas à Gaza a
accumulé des armes passées en contrebande dans la bande à
travers les nombreux tunnels qui la relient à la frontière de
l’Egypte (comme nous introduisions des armes en contrebande à
la veille de 1948). Certes, ils ne disposent ni d’artillerie
ni de tanks, mais ils possèdent maintenant de puissants engins
antichars.
Selon les estimations de nos militaires, une
invasion de la bande de Gaza peut coûter la vie de centaines de
soldats israéliens et de milliers de combattants et de civils
palestiniens. L’armée israélienne déploiera des tanks et
des bulldozers blindés et le monde recevra des images terribles
– semblables à celles que notre armée essaya de supprimer et
qui suscitèrent une protestation universelle à la vue du
"massacre de Jénine" (lors de l’opération
"Rempart" en 2002)
Nul ne peut présager du déroulement d’une
telle opération. Peut-être la résistance palestinienne échouera-t-elle.
Dans ce cas, les prévisions de pertes israéliennes s’avéreront
inexactes. Mais il se peut également que Gaza se transforme en
Massada palestinienne, une sorte de mini Stalingrad. Cette
semaine, lors d’une incursion de "routine" de
l’armée israélienne, un fusil lance roquettes atteignit un
de nos fameux chars Merkava Mark-3 produit en Israël.
Miraculeusement, les quatre membres de l’équipage ne furent
pas tués. Mais dans le cas d’une importante bataille
sanglante, on ne saurait compter sur ce genre de miracle.
Le cauchemar ne finit pas pour autant. Sans
aucun doute l’armée israélienne triomphera de la résistance,
quel qu’en soit le coût de part et d’autre, peut-être par
la destruction de tout l’environnement et un massacre de
masse. Et ensuite ?
Si l’armée se retire rapidement, la situation
reviendra au point de départ et les tirs des fusées Qassam
reprendront (à supposer qu’ils se soient jamais arrêtés).
Ce qui signifierait que l’ensemble de l’opération aurait été
inutile. Si l’armée se maintient – quelle autre alternative ?
– elle serait contrainte de devenir entièrement responsable
de l’administration d’un territoire occupé : pourvoir
aux besoins alimentaires, assurer les services sociaux,
maintenir la sécurité. Tout cela dans un climat de guerilla
active et persistante qui transformera l’existence des
occupants et celle des occupés en un véritable enfer.
Pour tout occupant, Gaza fut toujours un problème.
A trois reprises, l’armée israélienne a dû se retirer. A
chaque fois, ce furent les cris de joie : "Gaza – au
revoir et bon débarras !". Quand Israël fit la paix
avec les Egyptiens, ceux-ci refusèrent catégoriquement que
Gaza leur soit restituée.
Ce n’est pas un effet du hasard si les deux
intifadas partirent de Gaza : la première éclata il y a
exactement 20 ans après qu’un camion israélien eut percuté
deux voitures remplies de travailleurs palestiniens, ce qui fut
considéré comme un acte délibéré de représailles. La
seconde explosa à la suite d’une visite provocatrice d’Ariel
Sharon sur le Mont du Temple lorsque la police israélienne tira
et tua de nombreux manifestants musulmans scandalisés.
Ce n’est pas non plus un hasard si le Hamas,
qui célèbre aujourd’hui son vingtième anniversaire, est né
à Gaza.
Il n’est pas étonnant que nos chefs
militaires rechignent à reconquérir la bande de Gaza. L’idée
de jouer le rôle des Seigneurs des Philistins dans l’histoire
du Palestinien Samson ne leur sourit guère.
LE PROBLÈME est que personne ne sait comment dénouer
le nœud gordien tramé par Ariel Sharon qui en fut le maître
artisan
Sharon décida du "plan de séparation"
, l’une des pire folie dans les annales de cet Etat si riche
en folies.
Comme on peut s’en souvenir, Sharon démantela
les colonies et évacua la bande de Gaza sans dialoguer avec les
Palestiniens et sans restaurer l’Autorité palestinienne. Il
ne laissa aux habitants de la bande aucune possibilité de mener
une vie normale. Il transforma le territoire en une gigantesque
prison. Toutes les liaisons avec l’extérieur furent coupées.
La marine israélienne bloqua les voies maritimes. La frontière
avec l’Egypte fut vérouillée. L’ouverture d’un port fut
interdite par la force. L’aéroport resta détruit. Le libre
passage entre la bande de Gaza et la Cisjordanie fut hermétiquement
fermé. Tous les points de passage restèrent sous un total
contrôle israélien, ouverts ou fermés arbitrairement. Des
dizaines de milliers de travailleurs de la bande de Gaza, qui
avaient des emplois en Israël, furent privés de tout moyen
d’existence.
Le chapitre suivant était inévitable : le
Hamas prit le contrôle militaire de la bande de Gaza sans que
les responsables politiques de Ramallah aient les moyens
d’intervenir. Des roquettes Qassams et des obus de mortiers
furent lancés de la bande de Gaza sur des villes et des
villages israéliens voisins sans que l’armée d’Israël ait
les moyens de l’empêcher. L’une des plus puissante armées
du monde, avec les armes les plus sophistiquées se montre
incapable de faire face aux armes les plus primitives qui soient
au monde.
Puis ce fut un cercle vicieux : les Israéliens
bloquent les Palestiniens dans la bande de Gaza. Les combattants
de Gaza bombardent la ville israélienne de Sdérot. L’armée
israélienne riposte en tuant des combattants et des civils
palestiniens. Les gens de Gaza tirent des roquettes sur les
kibboutz. L’armée lance des incursions et tue jour et nuit
des combattants palestiniens. Le Hamas se procure des armes
antichars plus efficaces. Aucune fin n’est en vue.
EN ISRAËL, le citoyen ordinaire n’a aucune idée
de ce qui se passe dans la bande de Gaza. La séparation est
absolue. Aucune Israélien ne peut entrer dans la Bande, presque
aucun Palestinien ne peut en sortir.
Ce que pensent la plupart des Israéliens est :
nous avons quitté Gaza. Nous y avons démantelé les colonies
au risque d’une profonde crise nationale. Or, qu’est-il
arrivé ? Les Palestiniens continuent de nous tirer dessus
depuis la Bande et transforment la vie à Sdérot en enfer. Nous
n’avons plus d’autre choix que de faire de leur vie un enfer
afin de les arrêter.
Cette semaine, j’ai pris connaissance d’un
rapport d’une des personnes les plus crédibles de Gaza, le
docteur Eyad Sarraj, un psychiatre de renom, militant de la paix
et des droits de l’homme. Voici certaines de ses paroles
paroles parvenues à un cercle étroit de militants de la paix
israéliens :
Israël impose un blocus sur toutes les
importations dans Gaza, à l’exception, d’une liste réduite
à une demi-douzaine de produits de base. Alors que 900 camions
assuraient les importations et les exportations, il n’en reste
plus que 15. Par exemple, l’entrée de savon est interdite.
Alors que l’eau sur place est non potable,
Israël prohibe l’importation de bouteilles d’eau de même
que l’importation de pompes à eau. Les pièces détachées
sont introuvables. Le prix des filtres à eau est passé de 40
à 250 dollars. Seuls les plus riches peuvent s’en procurer.
Cependant le chlore se maintient.
Les importations de ciment sont proscrites.
Quand il y a un trou au plafond, il est impossible de le réparer.
L’aile réservée aux enfants à l’hôpital demeure
silencieuse. En l’absence de pièces détachées, les
instruments médicaux qui cessent de fonctionner ne peuvent être
réparés, y compris les couveuses pour les bébés ou les
appareils pour les dialyses.
Les malades les plus graves ne peuvent accéder
à un hôpital, que ce soit en Israël, en Egypte ou en
Jordanie. Dans la plupart des cas, les malades sont condamnés
à mourir.
Les étudiants ne peuvent rejoindre les
universités à l’étranger. Les ressortissants étrangers qui
visitent Gaza ne peuvent en repartir s’ils sont titulaires
d’une carte d’identité palestinienne. Les Palestiniens qui
ont un contrat de travail à l’étranger ne sont pas autorisés
à partir. Quelques Palestiniens ont eu la permission de
transiter par Israël pour se rendre en Egypte mais ils furent
refoulés par les autorités égyptiennes et durent rejoindre
Gaza.
Presque toutes les entreprises ont été fermées
par manque de matières premières, leurs ouvriers jetés à la
rue. Par exemple, l’usine Coca-Cola a fermé ses portes. Après
60 ans d’occupation par les Egyptiens puis par les Israéliens,
la production de la bande de Gaza est pratiquement nulle à
l’exception des oranges, des fraises, des tomates, etc.
Les prix ont atteint des niveaux vertigineux
dans la bande de Gaza. Ils ont été multipliés par 5 ou par
10. La vie est devenue plus chère qu’à Tel-Aviv. Le marché
noir prospère.
Comment vivre dans de telles conditions ?
L’entr’aide s’organise au sein des familles étendues. Les
nantis viennent en aide à leurs parents. L’UNRWA distribue
des produits de base aux réfugiés qui constituent la majorité
de la population.
Existe-t-il une autre voie que l’invasion
massive ? Evidemment oui. Mais cela supposerait de
l’imagination, du sang froid et d’être prêts à agir à
l’encontre des modèles établis.
Il est possible de parvenir immédiatement à un
cessez-le-feu. Selon toutes les informations, le Hamas y serait
prêt, à condition qu’il soit général : les deux
parties mettraient un terme à toutes les actions militaires, y
compris les "assassinats ciblés" ou aux tirs de
Qassams ou de mortiers. Les points de contrôle devraient
s’ouvrir pour permettre une libre circulation des biens dans
les deux sens. Le passage entre la bande de Gaza et la
Cisjordanie devrait être ouvert, de même que la frontière
entre Gaza et l’Egypte.
L’apaisement de la situation encouragerait les
deux gouvernement rivaux, le Fatah en Cisjordanie et le Hamas à
Gaza, à renouer le dialogue sous l’égide de l’Egypte et de
l’Arabie séoudite afin de combler leur différend et de
constituer une direction nationale palestinienne unifiée ayant
le pouvoir de signer des accords de paix.
Au lieu des paroles "Que je meurs avec les
Philistins", reprenons les mots de Dylan Thomas :
"La mort n’imposera pas son empire !".
Article publié, en hébreu et en anglais, le 16 décembre sur
le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "To
Die With the Philistines ?" : MV