Gush Shalom
Le
dilemme de Grossman
Uri Avnery
15 novembre 2006
www.hagada.org.il/hagada/html/modules.php?name=News&file=article&sid=4920
Version anglaise : http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1163819770/
Le mot-clé aura été le mot « Hamas ».
Prononcé à la tribune et distribué parmi le public, mais de
deux manières différentes.
Il y a deux semaines, à la tribune du grand
rassemblement annuel à la mémoire d’Yitzhak Rabin, l’écrivain
David Grossman, seul orateur de l’événement, a prononcé un
discours important. En son point culminant, Grossman a donné ce
conseil au Premier Ministre : « Adressez-vous aux
Palestiniens, Monsieur Olmert. Adressez-vous à eux par-dessus la
tête du Hamas. Adressez-vous aux modérés parmi eux, ceux qui,
comme vous et moi, s’opposent au Hamas et à sa voie. »
Au
même moment, des militants de « Gush Shalom »
circulaient parmi les 100.000 participants du rassemblement en
distribuant un tract qui disait simplement : « La paix
se fait avec l’ennemi – Parlez au Hamas ! ». Ils
ont rapporté qu’une partie des participants avaient refusé de
recevoir le tract mais que la majorité l’avait volontiers
accepté.
Ces
deux attitudes illustrent le dilemme auquel est confronté
aujourd’hui le camp israélien de la paix.
Le
discours de Grossman a fait sensation. C’était un excellent
discours, le discours d’un écrivain qui sait utiliser les mots.
Il a enthousiasmé ceux qui étaient là et a été accueilli
comme un événement important par les médias. Grossman n’a, il
est vrai, pas rappelé qu’il avait commencé par soutenir la
guerre [au Liban - NdT]
pour changer ensuite d’avis au cours de celle-ci, mais ce fait a
précisément conféré un surcroît de crédibilité à la
critique acérée qu’il a fait du gouvernement.
Il
a en outre évoqué la tragédie personnelle qui l’a frappé
lorsque son fils Ouri a été tué dans les dernières heures de
la guerre : « La tragédie qui nous a frappés, ma
famille et moi-même… ne me donne pas de droit particulier dans
le débat public. Mais il me semble que se trouver face à la mort
et à la perte entraîne aussi une sorte de sobriété et de
lucidité. »
Il
a forgé une formule nouvelle qui a immédiatement saisi
l’imagination et dominé le discours public. « Nos
dirigeants sont creux ! », a-t-il déclaré. Le
sentiment général depuis la guerre est effectivement que
c’est une direction vide de tout contenu, sans plan ni
programme, dénuée de tout sens des valeurs, seulement préoccupée
de sa survie. Et même si Grossman a parlé des « dirigeants »
et pas d’Olmert personnellement, ce qualificatif lui convient
comme nul autre : un affairiste politique qui met toute son
énergie dans des combines et des retournements, sans élévation
intellectuelle, sans perspective, sans personnalité ni
inspiration.
Autre
formule de son invention, au moment de parler de l’entrée d’Avigdor
Lieberman au gouvernement comme Ministre aux Questions stratégiques :
« La nomination d’un pyromane compulsif à la direction des
services des pompiers de l’Etat ».
Je
pouvais me sentir en plein accord avec 90% de ses propos. Je
pouvais me sentir d’accord avec tout ce qu’il a dit de la
situation de l’Etat, de la crise morale et sociale, du niveau de
nos dirigeants et de l’impératif national de parvenir à la
paix. Si je m’étais trouvé à la tribune (chose qui
n’arrivera pas, comme je l’expliquerai plus loin), j’aurais
dit des choses semblables, comme mes amis et moi l’avons fait au
cours des dernières décennies.
La
divergence entre nous, mais une divergence profonde et
fondamentale, porte sur les 10% restants du discours. Et plus
encore, sur ce qui n’a pas été dit.
Je
ne veux pas parler des aspects tactiques. Par exemple, le fait
qu’il n’y ait pas eu le moindre mot dans tout le discours pour
évoquer la part du parti Travailliste dans le gouvernement, dans
la guerre et dans la nomination de Lieberman. Olmert est coupable
de tout. Amir Peretz a disparu.
Non,
j’en ai à des questions plus essentielles.
Après
une attaque frontale comme celle-là contre un leadership « vide »,
sans vision ni plan, on aurait pu attendre de Grossman qu’il présente,
devant les dizaines de milliers de personnes rassemblées sur la
place et qui aspirent à la paix, sa vision et son plan à lui
comme solution au problème. Mais autant les mots de sa critique
étaient clairs et sonores, autant ses propositions étaient pâles
et banales.
Qu’a-t-il
proposé ? De s’adresser aux « modérés » du
peuple palestinien, par-dessus la tête de leurs dirigeants élus,
afin de relancer le processus de paix. Voilà qui n’est pas
terriblement original. C’est ce que disait (mais n’a pas fait)
Ariel Sharon. C’est ce que disent (mais ne font pas) Ehoud
Olmert et même George Bush.
Cette
distribution en « modérés » et « fanatiques »
du côté arabe est superficielle et trompeuse. Il s’agit,
fondamentalement, d’une invention américaine. Elle élude les
vrais problèmes. Elle comporte une forte dose de mépris pour la
société arabe. Elle conduit à une impasse.
La
proposition de Grossman détourne la discussion pour la mettre sur
la voie de questions comme « avec qui discuter » et
« avec qui ne pas discuter », au lieu d’établir
clairement de quoi discuter : fin de l’occupation, création
de l’Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale, retour
à la ligne verte, solution au problème des réfugiés.
On
aurait pu exiger d’un tel discours, en pareil lieu, pour pareil
événement, que les choses soient dites haut et clair, au lieu de
formules délibérément vagues. « Allez vers eux avec le
plan le plus courageux et le plus sérieux qu’Israël est
capable de proposer. Avec une proposition que tout Israélien et
tout Palestinien, qui a la tête à l’endroit, reconnaît comme
la limite de refus et de concession, pour nous comme pour eux. »
Ça sonne bien, mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Il
est clair qu’il faut discuter de cette proposition avec la
direction palestinienne élue, quelle qu’elle soit. L’idée
qu’on peut discuter avec une partie du peuple palestinien
(maintenant minoritaire) tout en ostracisant l’autre partie
(maintenant majoritaire) n’est pas seulement fausse et
trompeuse, elle est aussi imprégnée de cette arrogance et de
cette présomption qui sont l’assise de l’occupation.
Grossman
a une grande empathie pour les pauvres et les opprimés au sein de
la société israélienne, et il l’exprime en des mots émouvants.
On voit bien qu’il fait des efforts, vraiment de gros efforts,
pour manifester une empathie semblable à l’égard de la société
palestinienne qui souffre. Mais ça ne vient pas. C’est une
empathie sans passion, sans vraie émotion.
Il
dit que c’est « un peuple pas moins torturé que nous ».
Pas moins torturé que nous ? Gaza comme Tel Aviv ?
Rafah comme Kfar Saba ? Cette tentative – typique aussi
d’une partie de ceux qui, en Israël, aspirent à la paix –
d’établir une symétrie entre occupant et occupé, témoigne
d’un défaut fondamental. Cela est vrai même si Grossman avait
en tête la souffrance des Juifs au cours de l’histoire.
A
propos des Palestiniens qui ont maintenant élu le Hamas lors d’élections
parfaitement libres, Grossman déclare qu’ils sont « des
otages aux mains de l’Islam fanatique ». Il est convaincu
qu’ils changeront du tout au tout, dès l’instant où Olmert
« leur parlera ». C’est là une attitude
paternaliste, pour ne pas dire plus. « Comment se fait-il
que nous n’ayons pas mis en œuvre toute notre souplesse de réflexion,
toute la créativité israélienne, pour arracher nos ennemis au
piège où ils se sont mis eux-mêmes ? » Comprenez :
c’est nous qui pensons, nous les créatifs, c’est à nous
qu’il revient de sauver les pauvres Arabes de leur fanatisme.
Fanatisme ?
Serait-ce un caractère génétique ? Ou est-ce un désir
naturel de se libérer d’une occupation cruelle et étouffante,
une occupation dont ils ne sont pas parvenus à se libérer de
l’étreinte toujours plus serrée, même quand ils avaient élu
un gouvernement « modéré » ?
Il
en va de même pour la seconde proposition de Grossman, celle qui
concerne la Syrie. A première vue, une proposition positive :
Olmert doit répondre à toute offre de paix d’un dirigeant
arabe. Excellent. Mais que propose-t-il à Olmert de faire ?
« Offrez-lui (à Assad) un processus de paix s’étalant
sur plusieurs années et au bout duquel seulement, et s’il a
rempli toutes les conditions, respecté toutes les restrictions,
il recevra le Golan en retour. Obligez-le à un long processus de
dialogue. » Ni David Ben Gourion, ni Ariel Sharon
n’auraient pu mieux tourner la chose.
En
lisant cela, le trop plein d’enthousiasme a bien sûr dû faire
tomber Bachar Al-Assad de son fauteuil.
Si
l’on veut creuser les paroles de Grossman, il faut en rappeler
le contexte.
Il
n’y a pas un seul et unique camp de la paix israélien. Il y en
a deux et la différence entre eux est importante.
Le
premier, le camp grossmanien, s’intitule lui-même « camp
sioniste de la paix ». Son option stratégique tient qu’il
est interdit de s’éloigner du « consensus national ».
Si nous perdions le contact avec ce consensus, pense-t-on dans ce
camp-là, nous ne persuaderions pas le public. Il nous faut dès
lors adapter notre message à ce que le public est prêt à
recevoir à tout moment.
Au
centre de ce camp-là, se trouve le mouvement « La Paix
Maintenant », avec encore d’autres groupes et d’autres
personnalités. Ce serait une approche parfaitement légitime si
elle avait réussi à conquérir les foules. Ce n’est
malheureusement pas ce qui s’est produit : « La Paix
Maintenant » qui, en 1982, avait mobilisé des centaines de
milliers de personnes pour protester contre le massacre de Sabra
et Chatila, n’a réussi a rassembler que 150 personnes pour
manifester contre le massacre de Beit Hanoun. (Les autres
mouvements qui se sont associés à la manifestation, ont amené
un nombre comparable de manifestants. Tous ensemble, ils étaient
environ 300.) Cet ordre de grandeur était aussi celui de
manifestations antérieures de « La Paix Maintenant »,
qui avaient bénéficié de davantage de temps de préparation.
Ce
camp-là reste en relation étroite avec deux partis : le
parti Meretz et l’aile gauche du parti Travailliste. Presque
tous les fondateurs et les dirigeants de « La Paix
Maintenant » se sont présentés à des élections comme
candidats de ces partis et certains ont même été élus au
Parlement. C’est une de ses fondatrices qui est actuellement
Ministre de l’Education dans le gouvernement de guerre
Olmert-Peretz.
Le
deuxième camp, qu’on a l’habitude d’appeler le « camp
de la paix radical », a adopté la stratégie inverse :
énoncer à voix haute et claire notre message, même quand il est
impopulaire et qu’il s’écarte du consensus. L’hypothèse
est que le consensus suivra, lorsque cette vérité se sera démontrée
à l’épreuve de la réalité.
Ce
camp, auquel appartient « Gush Shalom » (dont je suis
un militant) ainsi que des dizaines d’autres organisations engagées
dans un travail quotidien acharné : depuis la lutte contre le Mur
et les autres méfaits de l’occupation, jusqu’au boycott des
colonies et au soutien des soldats qui refusent de servir dans les
Territoires occupés.
Ce
camp se distingue aussi de l’autre en ce qu’il agit en
relation étroite avec des Palestiniens, depuis les membres de la
direction palestinienne jusqu’aux simples villageois en lutte
contre le Mur qui vole leurs terres. Récemment, « Gush
Shalom » a entamé un dialogue avec les dirigeants du Hamas.
Ces contacts aident à comprendre la société palestinienne dans
toute sa complexité, avec ses sentiments et ses réflexions, ses
vœux et ses espoirs.
Ce
camp, qui n’est lié à aucun parti, sait qu’il ne deviendra
pas un mouvement de masse. C’est le prix à payer. On ne peut
pas être populaire quand on exprime des positions et qu’on pose
des actes qui sont contraires au consensus. Mais alors, comment ce
camp peut-il avoir une influence ? Comment se fait-il qu’au
fil des ans, beaucoup de ses points de vue ont été acceptés par
le public, y compris par des intellectuels comme Grossman ?
Nous
appelons ça « la loi de la petite roue ». Une petite
roue dentée, ayant sa propre impulsion, fait tourner une roue
plus grande qui pousse elle-même une roue encore plus grande et
ainsi de suite, jusqu’au cœur du consensus qui, alors, change.
Cela
s’est confirmé dans des dizaines de cas, au fil des ans, et
cela s’est à nouveau confirmé il y a quelques semaines, lors
de la deuxième guerre du Liban. Nous avons appelé à manifester
contre la guerre dès le premier jour, à l’heure où la toute
grande majorité du public – y compris Amos Oz, David Grossman
et d’autres – la soutenait sans réserve. Mais quand ses vrais
mobiles et ses effets meurtriers ont commencé à se montrer, le
consensus a changé. Nos manifestations se sont élargies, passant
de 100 participants à 10.000. Même « La Paix Maintenant »,
qui a justifié la guerre, a modifié sa position et a, presque à
la fin, organisé, avec le Meretz, sa propre manifestation
anti-guerre. Finalement, c’est tout le « consensus
national » qui a changé.
Certains
disent que le « camp de la paix radical » et le
« camp sioniste de la paix » remplissent des rôles
différents mais qu’ils se complètent l’un l’autre dans la
lutte décisive pour l’opinion publique.
C’est
dans cet esprit qu’il faut juger du discours de Grossman également.
C’était
un discours émouvant, et même un grand discours. Il ne contenait
pas tout ce que nous aurions souhaité, mais, pour Grossman, et
pour le camp auquel il appartient, c’était un grand pas dans la
bonne direction.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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