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L'Humanité
Soixante ans d'Israël. « Le sionisme
devrait appartenir au passé »
Uri Avnery
7 mai 2008
Vétéran de la guerre de 1948, fondateur du
mouvement pacifiste Gush Shalom, Uri Avnery milite dans
l’Humanité pour un patriotisme débarrassé de
la religion et des ethnies et dit son "sentiment mixte" après
soixante années d’existence de l’État d’Israël.
Quel est votre sentiment, vous,
combattant de la paix, en ce 60e anniversaire de la création
d’Israël mais aussi de la Naqba, la catastrophe pour les
Palestiniens ?
Uri Avnery.
Mon sentiment est mixte. D’un côté je pense que l’on peut être
fier de ce que l’État a fait pendant ces soixante ans. Nous
sommes passés de moins d’un million à sept millions d’habitants.
Nous avons créé un miracle avec cette nouvelle civilisation
hébraïque, avec la démocratie israélienne. Je veux dire la
démocratie dans les frontières d’Israël, pas dans les
territoires occupés. Notre économie est forte, nous sommes parmi
les premiers dans de nombreux domaines comme le hightech… De
l’autre côté, cet État et cette société sont différents de ce
que j’avais rêvé avec mes camarades quand on combattait en 1948.
En fait, la guerre continue. C’est une guerre de soixante ans.
Si quelqu’un nous avait dit que soixante ans après ce serait la
même guerre, qu’elle dominerait nos vies, serait à la une de la
presse et des journaux télévisés, nous n’aurions pas cru cette
personne. En réalité c’est une ombre qui recouvre tout ce qu’on
a pu faire. En 1948, nous étions fiers, nous étions persuadés
que nous allions vers une société égalitaire pour toutes ses
composantes, il y avait l’esprit collectif avec les kibboutz
mais ils sont devenus une entreprise économique. Maintenant la
société est la plus inégale qui existe, le fossé entre les
riches et les pauvres est énorme, pire qu’en France, en
Allemagne ou en Grande-Bretagne, des centaines de milliers de
personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté… Le système
politique est corrompu. L’armée, à laquelle nous nous
identifions puisque nous en faisions partie, cette armée est
devenue différente : sa principale occupation est d’oppresser un
autre peuple. Oui, il y a beaucoup de raisons d’être déçu. Dans
les soixante prochaines années, il faudra changer l’État
d’Israël. D’ailleurs, on ne sait même pas de quel État il
s’agit. Il faut un État qui appartienne à tous les Israéliens,
quelle que soit leur langue, leur religion, qu’ils soient homme
ou femme, juif, musulman, chrétien ou athée. Pour parvenir à
cela, il faut lutter et modifier la conscience des Israéliens.
La société israélienne a-t-elle
conscience de la Naqba ?
Uri Avnery.
La guerre de 1948 a été une guerre existentielle, ethnique, avec
un nettoyage ethnique. On ne peut pas échapper aux réalités de
l’histoire. L’indépendance d’Israël et la Naqba sont les deux
faces d’une même pièce. Il faut affronter la réalité et réparer
ce qui doit l’être pour arriver à la paix, y compris le problème
des réfugiés. On sait tous plus ou moins ce qui est possible et
ce qu’il faut faire. Israël doit reconnaître le problème des
réfugiés et reconnaître sa part de responsabilités.
N’est-ce pas en contradiction avec les
fondements mêmes du sionisme ?
Uri Avnery.
Le sionisme a rempli son rôle il y a soixante ans. Il a mis les
fondations et c’était nécessaire pour la construction. Mais dès
qu’il y a eu proclamation de l’État, le sionisme aurait dû
disparaître. C’était une idée née en dehors de la société, née
en Europe. Un miracle a été créé mais ensuite on n’en avait plus
besoin. C’est même devenu un obstacle au développement d’Israël,
un obstacle à la paix. Le sionisme c’est quelque chose qui doit
appartenir au passé, pas au présent. Il faut maintenant un
patriotisme israélien.
Gardez-vous néanmoins l’espoir quand on
voit que rien, ou si peu, ne bouge dans la réalité de
l’occupation ?
Uri Avnery.
Je suis optimiste de nature. Nous avons une lutte très dure
devant nous. Mais je suis certain que la société israélienne a
la capacité de se réformer elle-même. Mais rien ne se fera
automatiquement. Il faut lutter. Je suis plus vieux qu’Israël,
j’ai constaté dans ma vie que la conscience israélienne s’est
modifiée. On reconnaît maintenant qu’il y a un problème
palestinien, qu’il y a un peuple palestinien et qu’il faut payer
le prix de la paix. La majorité des Israéliens sont d’accord. Le
problème est qu’après cinq générations de guerre, il y a une
haine qui s’est instaurée, des stéréotypes qui ont la vie dure
et donc la pensée ancrée qu’il n’est pas possible d’arriver à la
paix. Il faut justement convaincre le peuple israélien que c’est
possible, montrer que les Palestiniens et les Arabes veulent la
paix autant que nous. Pour cela, il faut une nouvelle conscience
et un nouveau leadership politique.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey
paru dans l’Humanité du 7 mai 2008
© Journal
l'Humanité
Publié le 8 mai 2008 avec l'aimable autorisation de
l'Humanité.
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