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Gush Shalom

De Stalingrad à Winograd
Uri Avnery

2 février 2008

DEPUIS QUELQUES jours, le pays ressemblait à la place de la Concorde en 1793. Toute la population était assise devant la guillottine, attendant que le tombereau amène le marquis, que le marquis soit allongé, que la lame tombe sur sa nuque et que le soldat lève la tête coupée, sanglante pour l’amusement des spectateurs.

Tous les yeux étaient fixés sur le couperet de la commissionWinograd. Le juge s’assit devant les caméras et lut le rapport à haute voix. Mais le couperet n’est pas tombé. Aucun réserviste n’a présenté la tête coupée, sanglante. La tête est restée à sa place. Ehoud Olmert n’est pas marquis, et sa tête est restée fermement fixée à ses épaules.

D’un bout à l’autre du pays, un profond soupir de déception. Les reporters et commentateurs ont sauté de leur siège, comme les tricoteuses de la place de Paris auxquelles un marquis avait échappé.

La commission Winograd a failli à sa tâche, se sont exclamé les commentateurs avec indignation. Aux nombreux échecs de la guerre, il faut maintenant ajouter celui de la commission.

TOUT HOMME politique expérimenté connaît l’axiome selon lequel celui qui choisit les membres d’une commission en détermine les conclusions.

Cela va presque de soi. Après tout, les membres de la commission ne sont que des hommes. Les êtres humains ont des positions et des opinions. Celles-ci sont déjà connues de la personne qui les nomme. Il peut nommer les membres selon sa volonté. S’il nomme des hommes d’affaire, il peut raisonnablement s’attendre à ce que ceux-ci ne décident pas d’augmenter les impôts pour les riches. S’il nomme par contre des gens de gauche, les recommandations seront très différentes.

Par conséquent, quand la proposition de loi d’une commission d’enquête a été discutée, nous avons pensé que les membres d’une commission d’enquête "officielle" ne devait pas être désignée par le gouvernement, mais par le président de la Cour suprême. J’étais membre de la Knesset à l’époque et j’ai pris une part active au débat. J’ai proposé que non seulement le juge suprême nomme les membres de la commission mais que ce soit lui – et pas le gouvernement – qui prenne la première décision de lancer une enquête. (Ce fut rejeté).

C’était sept ans avant que le jeune Ehoud Olmert soit élu pour la première fois à la Knesset. Mais il comprend parfaitement la loi. Quand, après la seconde guerre du Liban, la nomination d’une commission d’enquête "officielle" fut proposée, il s’y opposa vigoureusement. Il insista pour une commission d’enquête nommée par le gouvernement. Alors que les membres d’une commission d’enquête officielle sont nommés par le juge suprême, ceux d’une commission gouvernementale sont désignés par le gouvernement lui-même.

Vive la petite différence ! [en français dans le texte]

La nomination de la commission Winograd a été accueillie avec de nombreux doutes. Mais ceux-ci disparurent complètement quand le rapport intérimaire fut présenté en avril dernier. Celui-ci était sévère et sans compromis. Il contenait des remarques très négatives sur Olmert.

Aussi les gens se sont-ils calmés. La différence entre les deux formes de commissions a été oubliée. La commission Winograd se conduisait exactement comme une commission "officielle", prenait des décisions identiques et s’exprimait de la même façon. Elle brandissait la lame de la guillotine et tout le monde s’attendait à ce que celle-ci tombe sur la nuque d’Olmert.

Et puis, il est devenu clair que la petite différence était en fait une différence très substantielle. La commission nommée par Olmert a maintenant sorti un rapport final favorable à Olmert de bout en bout, notamment au sujet de l’accusation qu’Olmert avait décidé une "opération terrestre" de dernière minute et envoyé des soldats à la mort pour sauver son prestige personnel.

La commission n’a mis en cause personnellement aucun homme politique ni aucun général. Ici elle pouvait se baser sur une décision de la Cour suprême, qui avait expressément interdit à la commission de prononcer quelque condamnation personnelle que ce soit.

Comment donc ? Quand la Knesset a adopté la loi sur la commission d’enquête, nous nous sommes beaucoup intéressés à l’article 15. Celui-ci interdit de condamner quiconque sans lui donner une vraie possibilité de se défendre. Une telle personne doit en être dûment informée et invitée à désigner un avocat ; elle peut demander un contre-interrogatoire des témoins et produire ses propres témoins.

C’est une procédure longue, et une commission d’enquête est généralement pressée de finir son rapport avant que le sujet de son enquête soit oublié. Par exemple, la commission d’enquête qui a été instituée après la guerre de Yom Kippour, sous le juge Agranat, a tout simplement ignoré l’article 15 et décidé de destituer le chef d’état-major, le commandant du front sud et d’autres généraux sans les avoir du tout informés de leurs droits.

La commission Winograd a agi différemment : quand les autorités militaires se sont adressées à la Cour suprême et ont demandé que la commission respecte l’article 15, cette dernière s’est contentée de promettre qu’elle ne prononcerait aucune condamnation personnelle.

La commission aurait pu, bien sûr, décrire le rôle d’Olmert dans la guerre en des termes tellement méprisants qu’ils l’auraient obligé à démissionner. Il n’en a pas été ainsi. Au contraire, elle a conclu que les décisions d’Olmert avaient été raisonnables.

Le couperet n’est pas tombé. Olmert a été blessé, mais il est toujours debout.

APRÈS LE MASSACRE de Sabra et Chatila en 1982, la commission d’enquête "officielle" dirigée par le juge Kahane a publié un rapport exemplaire qui exposait tous les faits. Mais ceux-ci auraient pu conduire à des conclusions beaucoup plus sévères qu’elles ne l’ont été. Au lieu de trouver qu’Ariel Sharon et ses laquais avaient une "responsabilité indirecte" dans le massacre, la commission aurait pu dire qu’ils en portaient la responsabilité directe. Les faits menaient à une telle conclusion. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait et ont-ils seulement destitué Sharon et quelques officiers ? Je suppose qu’ils ont reculé, de peur de nuire gravement à l’Etat d’Israël.

Aujourd’hui je pourrais écrire exactement la même chose sur la commission Winograd. Les faits exposés justifient des conclusions plus dures. Qu’est-ce qui en a empêché la commission ? On peut le deviner : les cinq membres de la commission, tous des piliers de l’establishment – deux généraux, deux universitaires de premier plan, un juge – n’ont pas voulu renverser Olmert, le numéro1 de l’establishment. Peut-être craignaient-ils que sa place soit prise par quelqu’un d’encore pire, crainte partagée par beaucoup d’autres dans le pays.

En tant que personnalités éminentes de l’establishment, les membres de la commission ont également évité de toucher à deux questions fondamentales concernant la deuxième guerre du Liban : (a) Pourquoi elle a tout simplement commencé, et (b) Pourquoi elle a provoqué une telle décadence de l’armée ?

DANS SES DEUX rapports, la commission affirme que la décision de déclencher la guerre a été prise de façon hâtive et irresponsable. Les buts déclarés de la guerre étaient tout à fait inaccessibles. Mais la commission n’a pas dit ce qui a amené Olmert & Co – le gouvernement d’Israël – à prendre une telle décision.

Nous sommes certains maintenant que les plans pour la guerre étaient préparés de longue date. La répétition avait eu lieu un mois seulement avant la guerre et des changements avaient été apportés en fonction des résultats. En fin de compte, ces plans n’ont pas du tout été appliqués. Mais il est clair que le gouvernement et l’armée pensaient depuis longtemps attaquer le Hezbollah.

Pendant six ans, la frontière nord avait été totalement calme. Le Hezbollah déployait des roquettes (comme maintenant) mais il ne montrait alors (comme maintenant) aucune envie d’attaquer Israël.

L’incursion transfrontalière dans laquelle deux soldats israéliens furent capturés fut une exception. L’action visait à fournir une monnaie d’échange pour la libération des prisonniers du Hezbollah détenus en Israël (et peut-être montrer la solidarité avec le Hamas, qui venait juste de capturer un autre soldat israélien dans une incursion similaire). Hassan Nasrallah a admis plus tard que c’était une grave erreur qui n’aurait pas été faite s’il avait imaginé que cela pouvait déclencher une guerre. (Olmert, pour sa part, n’a admis aucune erreur.)

Comme je l’ai dit dès le début, cet incident était un prétexte à la guerre, pas sa raison. S’il en est ainsi, quelle était la vraie raison ? Désir de gloire militaire du civil Olmert ? Rêve du chef d’état-major, Dan Halutz, de prouver que l’aviation pouvait seule gagner une guerre par un bombardement massif de la population civile ? Illusion que le Hezbollah pourrait être élémiminé par une seule grosse frappe ?

Quand le juge Winograd a essayé d’expliquer pourquoi une partie du rapport devait rester secrète, les mots qu’ils a utilisés n’ont pas attiré l’attention : "la sécurité de l’Etat et ses relations étrangères" Relations étrangères ? Quelles relations étrangères ? Relations avec qui ? Il n’y a qu’une réponse raisonnable : relations avec les Etats-Unis.

Cela pourrait être le point crucial du problème : Olmert répondait à un souhait américain. Le Président Bush désirait installer son protégé, Fouad Siniora, comme dirigeant à Beyrouth. A cette fin, le Hezbollah, principale force d’opposition libanaise, devait être éliminé. Bush voulait aussi effectuer un changement de régime en Syrie, l’un des principaux obstacles aux ambitions américaines dans la région.

Je crois que cela est le maillon manquant dans la chaîne de Winograd. Olmert aurait pu arguer : "Je ne faisais qu’obéir aux ordres". Mais cela, bien sûr, il ne faut pas le dire.

L’AUTRE trou noir du rapport concerne l’armée israélienne. Le rapport la critique de façon virulente. Jamais auparavant la direction militaire n’avait été décrite d’une telle façon – comme une bande de gens sans personnalité, sans talent et sans compétence ; des généraux qui sont prêts à envoyer leurs soldats à la mort dans une opération qu’ils savent condamnée à l’échec, juste parce qu’ils n’osent pas tenir tête à leurs supérieurs, des généraux qui n’exigent pas une définition claire des objectifs avant d’entrer dans la bataille ; des généraux qui ne reconnaissent pas les fautes fatales de leur armée, et qui – eux et leurs prédécesseurs – en sont responsables.

On le dit maintenant. Ce qui n’a pas été dit : comment en sommes-nous arrivés à avoir de tels dirigeants ? Qu’est-ce qui a causé ces erreurs ?

Les réponses peuvent se résumer en deux mots : l’occupation.

Au cours des quelques dernières années, j’ai écrit des dizaines d’articles sur les effets désastreux de l’occupation sur l’armée. On ne peut pas utiliser une armée entière pendant des décennies comme force policière coloniale pour écraser la résistance d’une population occupée, sans changer son caractère. Des soldats qui poursuivent des gosses lançant des pierres dans les rues de la casbah, qui tambourinent la nuit aux portes de civils, qui utilisent des bulldozers pour détruire des maisons, et tout ceci pendant des années – de tels soldats ne sont pas compétents pour mener une guerre moderne.

Pire : Une telle armée n’attire pas les meilleurs ni les plus brillants. Ceux-ci se dirigent maintenant vers la haute technologie et la science. Le travail brutal de l’armée contre des civils et des guérilleros dégoûte les gens conscients et sensibles, ceux-là même qui sont la colonne vertébrale d’un bon corps d’officiers. Il émousse les sentiments de ceux qui restent, et les renvoie chez eux des territoires occupés, traumatisés.

En quarante ans d’occupation, l’armée israélienne a perdu cette race d’officiers qui la commandaient dans les guerres de 1948 et de 1967, des gens comme Yitzhak Sadeh, Yigal Allon, Yitzhak Rabin, Ezer Weitzman, Matti Peled, Haïm Bar-Lev et David Elazar, pour n’en citer que quelques-uns. Leur place a été prise par un groupe médiocre, anonyme, des techniciens ternes mais arrogants, des gens aux pensées superficielles, aux attitudes colonialistes et d’extrême droite, avec un pourcentage toujours croissant de porteurs de kippa tricotée.

Tel est le groupe dont parle le rapport – mais sans le dire. C’est une armée d’occupation dans laquelle un processus de sélection négative naturelle opère – celui qui ne se sent pas bien dans ce milieu le quitte tout simplement. Comme dans toute armée, l’ambiance qui prévaut au sommet – mauvaise ou bonne – se répercute dans les rangs inférieurs jusqu’au simple soldat.

Ce n’est pas une armée de combattants de Stalingrad défendant leur pays – c’est une armée de combattants de Winograd. Une armée qu’aucun génie ne peut réparer, comme le demande la commission. Parce que toutes les fautes viennent du péché originel : l’occupation.

 

Article publié en hébreu et en anglais le 2 février 2008 sur le site de Gush Shalom.

Traduit de l’anglais "From Stalingrad to Winograd" : RM/SW



Source : AFPS
http://www.france-palestine.org/...


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