Gush Shalom
Un
roseau brisé
Uri Avnery
EN
L'AN 701 AC, le roi assyrien Sennacherib fit le siège de Jérusalem.
La Bible rappelle les mots que le général assyrien, Rabshabeh,
adressa à Hezekiah, roi de Juda
: "Voici donc que tu t'es fié à l'appui de ce roseau
brisé, l'Egypte, qui, si quelqu'un s'appuie sur lui, pénètre en
sa main et la transperce : tel est Pharaon, le roi d'Egypte, pour
tous ceux qui se fient à lui.[traduction tirée de La Pléiade
– ndt]"
Les
rédacteurs de la Bible furent si impressionnés par cette phrase
qu'ils la citèrent deux fois (II Rois, XVIII, 21 et Isaïe XXXVI,
6)
On
doit comprendre le contexte historique : l'Egypte était alors une
grande puissance. Pendant des centaines d'années, elle avait
dominé tous ses voisins, y compris la zone couvrant les actuels
Syrie, Liban et Israël. Les Assyriens, de l'autre côté, étaient
une force montante. Après avoir conquis le royaume d'Israël en
Samarie, le plus important des deux royaumes hébreux, ils essayèrent
d'occuper le minuscule royaume de Juda, qui comptait pour sa défense
sur la puissante Egypte.
Juda
tint bon. Pour des raisons inconnues, les Assyriens levèrent le
siège et se retirèrent de Jérusalem. Le royaume de Juda resta
intact pour une autre centaine d'années – jusqu'à ce que les
Babyloniens, qui prirent la place des Assyriens, le conquirent,
aussi. L'Egypte n'a pu le sauver. A cette époque, celle-ci est
vraiment devenue un roseau brisé.
LES
ETATS-UNIS sont l'héritier moderne de l'Egypte ancienne. Ils sont
colossaux, riches et forts, une puissance culturelle, économique
et militaire. Pharaon, roi de l'Amérique, domine le monde, comme
Pharaon, roi d'Egypte, a dominé un jour la région sémite. Et,
comme tous les empires dominants, il a intérêt au maintien
l'ordre mondial existant et défend le statu quo contre toutes les
forces émergentes dans le monde.
Israël
considère donc sa relation spéciale avec les Etats-Unis comme la
plus sûre garantie de sa sécurité nationale. Ni l'occupation de
territoires, ni les systèmes d'armement ne peuvent remplacer le
cordon ombilical qui relie Jérusalem à Washington – connexion
qui n'a pas d'égal dans le monde actuel, et peut-être même dans
l'histoire.
Beaucoup
de gens ont essayé – et essaient encore – d'expliquer cette
relation spéciale, mais personne n'a encore réussi à en mesurer
toutes les dimensions.
Cette
relation a une dimension idéologique : les deux Etats ont été
créés par des immigrants de lointaines contrées qui se sont
emparés d'un pays et ont depossédé la population indigène. Les
deux ont cru qu'ils étaient élus de Dieu qui leur avait donné
la Terre promise. Les deux ont commencé avec une tête de pont à
partir de laquelle ils ont accompli une marche qui semblait irrésistible
– les Américains "de la mer à la mer brillante", les
Israéliens de la plaine côtière au Jourdain.
Cette
relation a une dimension stratégique : Israël sert le besoin américain
essentiel de domination du pétrole du Moyen-Orient ; l'Amérique
est un appui dans la tentative du gouvernement israélien de
dominer la région jusqu'au Jourdain et de maîtriser la résistance
de la population locale.
Cette
relation a une dimension politique : les Etats-Unis ont une
immense influence à Jérusalem, et Israël a une immense
influence à Washington. Cette influence a pour socle les millions
de Juifs qui ont immigrés aux Etats-Unis il y a une centaine
d'années. Ils constituent aujourd'hui une communauté puissante,
admirablement organisée, avec un pouvoir politico-économique sur
tous les centres de pouvoir social. Le pouvoir combiné du lobby
juif sioniste et du lobby chrétien évangélique – qui soutient
aussi la droite israélienne – est incommensurable.
(On
raconte l'histoire d'un homme politique israélien qui proposa
qu'Israël devienne le 51e Etat des Etats-Unis. "Etes-vous
fou ?" rétorquèrent ses collègues, "si nous étions
un Etat de plus, nous aurions deux sénateurs et peu de députés.
Maintenant nous avons au moins 80 sénateurs et des centaines de députés!")
Des
dizaines de petits pays à travers le monde considèrent que l'accès
à Washington passe
par Jérusalem. Quand ils veulent s'assurer la faveur des
Etats-Unis, ils commencent par établir des relations étroites
avec Israël, comme s'il était le portier qui ne laisse passer
qu'avec un pot-de-vin.
Cette
influence n'est pas illimitée, comme certains le croient.
L'affaire Jonathan Pollard a montré que tous les pouvoirs réunis
du lobby pro-israélien ne suffisent pas à obtenir le pardon pour
un petit espion israélien. Et Israël vient d'échouer à empêcher
la vente d'une grande quantité d'armes à l'Arabie Saoudite (bien
qu'évidemment il en reçoive encore plus gratuitement).
L'influence
n'est pas non plus à sens unique. Quand les Etats-Unis donnent à
Israël un ordre direct, Jérusalem obéit. Par exemple : quand Jérusalem
a décidé de vendre à la Chine un avion d'espionnage très cher,
fierté de l'industrie israélienne, Washington a empêché Israël
de conclure le marché, causant de graves dommages aux relations
israélo-chinoises.
Mais
à Washington et à Jérusalem, il y a une croyance profondément
enracinée que les intérêts des deux pays sont si étroitement
liés qu'ils ne peuvent pas diverger. Ce qui est bon pour l'un est
bon pour l'autre. Ces frères siamois ne peuvent pas être séparés.
NÉANMOINS,
il est utile, de temps en temps, de revenir aux paroles du général
assyrien il y a 2708 ans. Les grandes puissances montent et
s'effondrent. Rien n'est éternel.
On
a appelé le XXe siècle "le siècle américain". A
leurs débuts, les Etats-Unis n'étaient qu'un pays de plus dans
les marges du système mondial. A la fin, après deux guerres
mondiales qui se conclurent par la montée en puissance du géant
américain, ils sont devenus la seule puissance mondiale,
l'arbitre ultime de tout. A tel point qu'un éminent professeur a
fantasmé sur "la fin de l'Histoire" sous tutelle américaine.
Le
XXIe siècle ne sera pas un autre "siècle américain".
On peut prévoir un lent mais régulier déclin du statut des
Etats-Unis. L'Europe s'unit, lentement mais sûrement, et son
pouvoir économique croit régulièrement. La Russie est en train
de redevenir une grande puissance, aidée en cela par ses énormes
réserves de pétrole et de gaz. Et surtout : les deux géants démographiques,
la Chine et l'Inde, sont en train de grimper rapidement sur l'échelle
économique.
Probablement,
rien de spectaculaire ne se produira. Les Etats-Unis ne vont pas
soudainement s'écrouler comme l'Union soviétique, géant aux
pieds d'argile. Ils ne vont pas s'effondrer sur une défaite
militaire, comme l'Allemagne nazie, dont les ambitions militaires
mégalomanes étaient basées sur une économie tout-à-fait inadéquate.
Mais le pouvoir relatif des Etats-Unis est dans un processus inévitable
de déclin graduel.
Les
événements d'Irak en sont un petit exemple. L'Amérique n'est
pas entrée dans cette aventure à seule fin de protéger Israël,
comme les deux professeurs, Walt et Maersheimer l'affirment dans
leur nouveau livre. Ni parce qu'ils voulaient délivrer la pauvre
Irak d'un tyran assoiffé de sang. Comme nous l'avons écrit dans
ces colonnes à l'époque, ils ont envahi l'Irak pour mettre la
main sur l'essentiel des réserves pétrolières du Moyen-Orient
et installer en leur sein une garnison américaine permanente.
Maintenant ils sont en train de s'enfoncer, comme on pouvait s'y
attendre, dans un bourbier. Mais un pays comme les Etats-unis, qui
a été capable de surmonter une débacle honteuse comme celle du
Vietnam, sera capable de dépasser le fiasco qui arrive en Irak.
Le pouvoir militaire des Etats-Unis, inégalé dans le monde, est
basé sur un pouvoir économique sans précédent.
Mais
beaucoup de petites défaites additionnées font une grande défaite.
La guerre a atteint le prestige, la confiance en soi et le niveau
moral américains (Guantanamo, Abou Ghraib). Il fut un temps où
les Etats-Unis inspiraient l'admiration du monde. Désormais, les
sondages d'opinion montrent que, dans presque tous les pays
importants, la majorité des gens haïssent les Etats-Unis. La
dette nationale américaine colossale n'est pas non plus de bon
augure.
EST-CE
vraiment bon d'être attaché au destin des Etats-Unis à la vie
à la mort ? Sauf pour des considérations morales, est-il sage de
mettre tous ses œufs – absolument tous – dans le même panier
?
Un
cynique dirait : pourquoi pas ? L'Amérique domine encore le
monde. Elle continuera à le faire pendant quelque temps. Si et
quand elle perdra le contrôle, nous dirons au revoir et
chercherons de nouveaux alliés. C'est ce que nous avons fait avec
les Britanniques. Après la Première guerre mondiale, nous les
avons aidés à obtenir le mandat sur la Palestine, et en retour
ils nous ont aidés à y établir la communauté hébraïque. A la
fin, ils sont partis et nous sommes restés. Après cela, nous
avons aidé la France, et en retour elle nous a donné le réacteur
nucléaire de Dimona. A la fin ils sont partis et le réacteur est
resté.
C'est
ce qu'on appelle la "Realpolitik", la politique de la réalité.
Nous obtiendrons des Américains ce que nous pourrons et puis,
dans une génération ou deux, nous verrons. Peut-être que les
Etats-Unis ne perdront pas beaucoup de leur capital. Peut-être
arrêteront-ils de soutenir Israël quand une nouvelle réalité
apportera des changements dans leurs intérêts.
Je
ne crois pas que notre politique actuelle soit sage. Notre prétendue
politique "réaliste" voit la réalité d'aujourd'hui,
mais pas la réalité de demain. Et après tout, nous n'avons pas
fondé un Etat pour un temps limité, mais pour les générations
à venir. Nous devons penser à la réalité de demain.
Indubitablement,
le monde de demain ne va pas être unipolaire, tout américain,
mais multipolaire, un monde où l'influence est répartie entre
plusieurs centres, tels que Washington, Pékin, Moscou et
New-Delhi, Bruxelles et Rio de Janeiro.
Il
serait sage de commencer à se préparer aujourd'hui pour ce monde
de demain.
DE
QUELLE façon ?
J'ai
un jour comparé notre situation à celle d'un joueur à la
roulette, qui a une chance incroyable. Les piles de jetons
s'accumulent devant lui. Il pourrait s'arrêter au bon moment, échanger
ses jetons contre des millions de dollars et vivre heureux. Mais
il ne le peut pas. La fièvre du jeu ne le quittera pas. Si bien
qu'il continue même si la chance tourne, avec des résultats prévisibles.
En
ce moment, nous sommes au faîte de notre puissance. Notre lien
avec les Etats-Unis, qui sont toujours tout-puissants, nous donne
un standing bien au-dessus de nos capacités naturelles.
C'est
le moment de changer les jetons en argent, d'échanger nos gains
temporaires en avoirs permanents. De laisser les territoires occupés
et de faire la paix, d'établir de bonnes relations avec nos
voisins, de prendre profondément racine dans la région, de sorte
que nous soyons capables de tenir le coup si la volonté et la
capacité de l'Amérique à nous protéger à tout prix s'évapore.
C'est
encore plus vrai si nous prenons en considération la montée du
radicalisme islamique, qui est une réaction naturelle aux actions
de l'axe américano-israélien. Le conflit israélo-palestinien
est la principale cause de ce séisme, qui peut un jour déclencher
un tsunami. Nous et les Américains serions bien avisés de
commencer bientôt le travail d'élimination des causes de ce phénomène
naturel.
L'Amérique
est loin d'être un roseau brisé – aujourd'hui. Ceux qui le
veulent peuvent encore s'appuyer sur ce bâton pour quelque temps
encore. Mais il serait sage de notre part d'utiliser ce temps à
assurer notre existence en paix dans le monde de demain.
Article
en anglais, "A
Bruised Reed", Gush Shalom, 1er septembre 2007.
Traduit de l'anglais : SW
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