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Opinion
L'Egypte au bord du
sang
Thierry Meyssan
Beyrouth, le 31 janvier 2011 Les grands médias
se passionnent pour les manifestations en Egypte et prédisent
l’avènement de la démocratie à l’occidentale dans tout le
Proche-Orient. Thierry Meyssan s’inscrit en faux contre cette
interprétation. Selon lui, des forces contradictoires sont en
mouvement et leur résultante est dirigée contre l’ordre
états-unien dans la région. Depuis une semaine les médias
occidentaux se font l’écho des manifestations et de la
répression qui agitent les grandes villes égyptiennes. Ils
établissent un parallèle avec celles qui ont conduit au
renversement de Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie et évoquent
un vent de révolte dans le monde arabe. Toujours selon eux, ce
mouvement pourrait s’étendre à la Libye et à la Syrie. Il
devrait profiter aux démocrates laïques et non pas aux
islamistes, poursuivent-ils, car l’influence des religieux a été
surestimée par l’administration Bush et le « régime des mollah »
en Iran est un repoussoir. Ainsi s’accomplira le voeux de Barack
Obama à l’université du Caire : la démocratie règnera sur le
Proche-Orient.
Cette analyse est fausse en tous points.
D’abord
les manifestations ont commencé en Egypte depuis plusieurs mois.
Les médias occidentaux n’y faisaient pas attention parce qu’ils
pensaient qu’elles ne déboucheraient sur rien. Les Egyptiens
n’ont pas été contaminés par les Tunisiens, mais ce sont les
Tunisiens qui ont ouvert les yeux des Ocidentaux sur ce qui
passe dans cette région.
Deuxièmement,
les Tunisiens se sont révoltés contre un gouvernement et une
administration corrompus qui ont mis progressivement toute la
société en coupe réglée privant de tout espoir des classes
sociales toujours plus nombreuses. La révolte égyptienne n’est
pas dirigée contre ce mode d’exploitation, mais contre un
gouvernement et une administration qui sont tellement occupés à
servir des intérêts étrangers qu’ils n’ont plus l’énergie pour
répondre aux besoins basiques de leur population. Au cours des
dernières années l’Egypte a connu de nombreuses émeutes, soit
contre la collaboration avec le sionisme, soit provoquées par la
faim. Ces deux sujets sont intimement liés. Les manifestants
évoquent pêle-mêle les accords de Camp David, le blocus de Gaza,
les droits de l’Egypte dans les eaux du Nil, la partition du
Soudan, la crise du logement, le chômage, l’injustice et la
pauvreté.
En outre, la Tunisie était administrée par un régime
policier, tandis que l’Egypte l’est par un régime militaire. Je
dis ici « administré » —et non pas « gouverné »— car dans les
deux cas, il s’agit d’Etats sous tutelle post-coloniale, privés
de politique étrangère et de défense indépendante.
Il s’ensuit qu’en Tunisie, l’armée a pu s’interposer entre le
Peuple et la police du dictateur, alors qu’en Egypte, le
problème se réglera au fusil automatique entre militaires.
Troisièmement,
si ce qui se passe en Tunisie et en Egypte est un encouragement
pour tous les peuples opprimés, ces derniers ne sont pas ceux
que les médias occidentaux imaginent. Pour les journalistes, les
méchants ce sont les gouvernements qui contestent —ou font
semblant de contester— la politique occidentale. Tandis que pour
les peuples, les tyrans sont ceux qui à la fois les exploitent
et les humilient. C’est pourquoi, je ne pense pas que nous
allons assister aux mêmes révoltes à Damas. Le gouvernement de
Bachar el-Assad est la fierté des Syriens : il s’est rangé du
côté de la Résistance et a su préserver ses intérêts nationaux
sans jamais céder aux pressions. Surtout, il a su protéger le
pays du sort que lui réservait Washington : soit le chaos à
l’irakienne, soit soit le despotisme religieux à la saoudienne.
Certes, il est très contesté dans plusieurs aspects de sa
gestion, mais il développe une bourgeoisie et les processus de
décision démocratique qui vont avec. Par contre des Etats comme
la Jordanie et le Yémen sont instables pour ce qui est du monde
arabe, et la contagion peut aussi atteindre l’Afrique noire, le
Sénégal par exemple.
Quatrièmement,
les médias occidentaux découvrent tardivement que le danger
islamiste est un épouvantail à moineaux. Encore faut-il admettre
qu’il a été activé par les Etats-Unis de Clinton et la France de
Mitterrand dans les années 90 en Algérie, puis a été gonflé par
l’administration Bush consécutivement aux attentats du
11-Septembre, et alimenté par les gouvernements
néo-conservateurs européens de Blair, Merkel et Sarkozy.
Il faut aussi admettre qu’il n’y a rien de commun entre le
wahhabisme à la saoudienne et la Révolution islamique de
Rouhollah Khomeiny. Les qualifier tous deux d’« islamistes », ce
n’est pas simplement absurde, c’est s’interdire de comprendre ce
qui passe.
Les Seoud ont financé, en accord avec les Etats-Unis, des
groupes musulmans sectaires prônant un retour à l’image qu’ils
se font de la société du VIIe siècle, au temps du prophète
Mahomet. Ils n’ont pas plus d’impact dans le monde arabe que les
Amish aux Etats-Unis, avec leurs carrioles à cheval.
La Révolution de Khomeiny ne vise pas à instaurer une société
religieuse parfaite, mais à renverser le système de domination
mondiale. Elle affirme que l’action politique est un moyen pour
l’homme de se sacrifier et de se transcender, et par conséquent
que l’on peut trouver dans l’islam l’énergie nécessaire au
changement.
Les peuples du Proche-Orient ne veulent pas remplacer les
dictatures policières ou militaires qui les écrasent par des
dictatures religieuses. Il n’y a pas de danger islamiste.
Simultanément, l’idéal révolutionnaire islamique qui a déjà
produit le Hezbollah dans la communauté chiite libanaise,
influence désormais le Hamas dans la communauté sunnite
palestinienne. Il peut tout à fait jouer un rôle dans les
mouvements en cours, et il en joue déjà un en Egypte.
Cinquièmement,
n’en déplaise à certains observateurs, même si nous assistons à
un retour de la question sociale, ce mouvement ne peut être
réduit à une simple lutte des classes. Bien sûr, les classes
dominantes craignent les révolutions populaires, mais les choses
sont plus compliquées. Ainsi, sans surprise, le roi Abdallah
d’Arabie saoudite a téléphoné au président Obama pour lui
demander de stopper ce désordre en Egypte et de protéger les
gouvernements en place dans la région, le sien en priorité. Mais
ce même roi Abdallah vient de favoriser un changement de régime
au Liban par la voie démocratique. Il a abandonné le
milliardaire libano-saoudien Saad Hariri et a aidé la coalition
du 8-Mars, Hezbollah compris, à lui substituer comme Premier
ministre un autre milliardaire libano-saoudien Najib Mikati.
Hariri avait été élu par des députés représentant 45 % de
l’électorat, tandis que Mikati vient d’être élu par des
parlementaires représentant 70 % de l’électorat. Hariri était
inféodé à Paris et Washington, Mikati annonce une politique de
soutien à la Résistance nationale. La question de la lutte
contre le projet sioniste est actuellement surdéterminante par
rapport aux intérêts de classe. En outre, plus que la
répartition des richesses, les manifestants mettent en cause le
système capitaliste pseudo-libéral imposé par les sionistes.
Sixièmement,
si nous revenons au cas égyptien, les médias occidentaux se sont
rués autour de Mohamed ElBaradei qu’ils ont désigné comme leader
de l’opposition. C’est risible. M. ElBaradei est une
personnalité agréablement connue en Europe, car il a résisté
quelque temps à l’administration Bush, sans s’y opposer
complètement. Il incarne donc la bonne conscience européenne
face à l’Irak, qui était opposé à la guerre et a fini par
soutenir l’occupation. Cependant, objectivement, M. ElBaradei
c’est l’eau tiède qui a reçu le Prix Nobel de la Paix pour que
Hans Blix ne l’ait pas. C’est surtout une personnalité sans
aucun écho dans son propre pays. Il n’existe politiquement que
parce que les Frères musulmans en ont fait leur porte-parole
dans les médias occidentaux.
Les Etats-Unis ont fabriqué des opposants plus représentatifs,
comme Ayman Nour, que l’on ne tardera pas à sortir du chapeau,
même si ses positions en faveur du pseudo-libéralisme économique
le disqualifient au regard de la crise sociale que traverse le
pays.
Quoiqu’il en soit, dans la réalité, il n’existe que deux
organisations de masse, implantées dans la population, qui
s’opposent de longue date à la politique actuelle : les Frères
musulmans d’une part et l’Eglise chrétienne copte d’autre part
(même si S. B. Chenoudda III distingue la politique sioniste de
Moubarak qu’il combat, du rais avec lequel il compose). Ce point
a échappé aux médias occidentaux parce qu’ils ont fait récemment
croire au public que les Coptes étaient persécutés par les
musulmans quant ils l’étaient par la dictature de Moubarak.
Une parenthèse est ici utile : Hosni Moubarak vient de nommer
Omar Souleiman comme vice-président. C’est un geste clair qui
vise à rendre plus difficile son éventuelle élimination physique
par les Etats-Unis. Moubarak est devenu président parce qu’il
avait été désigné vice-président et que les Etats-Unis ont fait
assassiner le président Anouar el-Sadate par le groupe d’Ayman
al-Zawahri. Il a donc toujours refusé jusqu’à présent de prendre
un vice-président par crainte de se faire assassiner à son tour.
En désignant le général Souleiman, il choisit un de ses
complices avec qui il a trempé les mains dans le sang de Sadate.
Désormais, pour prendre le pouvoir, il ne faudra pas seulement
tuer le président, il faudra aussi exécuter son vice-président.
Or, Omar Souleiman est le principal artisan de la collaboration
avec Israël, Washington et Londres vont donc le protéger comme
la prunelle de leurs yeux.
De plus, Souleiman peut s’appuyer sur Tsahal contre la
Maison-Blanche. Il a d’ores et déjà fait venir des tireurs
d’élite et du matériel israéliens qui sont prêts à tuer les
meneurs dans la foule.
Le général-président Hosni Moubarak
et son général-vice-président Omar Souleiman sont apparus à la
télévision
avec leurs généraux-conseillers pour signifier que l’armée a et
gardera le pouvoir
Septièmement,
la situation actuelle dévoile les contradictions de
l’administration US. Barack Obama a tendu la main aux musulmans
et appelé à la démocratie lors de son discours à l’université du
Caire. Toutefois aujourd’hui, il mettra tout en oeuvre pour
empêcher des élections démocratiques en Egypte. S’il peut
s’accommoder d’un gouvernement légitime en Tunisie, il ne le
peut pas en Egypte. Des élections profiteraient aux Frères
musulmans et aux Coptes. Elles désigneraient un gouvernement qui
ouvrirait la frontière de Gaza et libérerait le million de
personnes qui y sont enfermées. Les Palestiniens, soutenus par
leurs voisins, le Liban, la Syrie et l’Egypte, renverseraient
alors le joug sioniste.
Ici, il faut signaler qu’au cours des deux dernières années, des
stratèges israéliens ont envisagé un coup tordu. Considérant que
l’Egypte est une bombe sociale, que la révolution y est
inévitable et imminente, ils ont envisagé de favoriser un coup
d’Etat militaire au profit d’un officier ambitieux et
incompétent. Ce dernier aurait alors lancé une guerre contre
Israël et échoué. Tel-Aviv aurait ainsi pu retrouver son
prestige militaire et récupérer le mont Sinaï et ses richesses
naturelles. On sait que Washington est résolument opposé à ce
scénario, trop difficile à maîtriser.
En définitive, l’Empire anglo-saxon reste arrimé aux
principes qu’il a fixé en 1945 : il est favorable aux
démocraties qui font « le bon choix » (celui de la servilité),
il est est opposé aux peuples qui font « le mauvais » (celui de
l’indépendance).
Par conséquent, s’ils le jugent nécessaire, Washington et
Londres soutiendront sans état d’âme un bain de sang en Egypte,
pourvu que le militaire qui l’emporte sur les autres s’engage à
pérenniser le statu quo international.
Thierry Meyssan, Analyste politique français, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de
politique étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier
ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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