Les médias des États membres de l’OTAN accordent une très large
couverture de l’élection présidentielle US. Ce faisant, ils
transmettent un double message : l’avenir des peuples alliés se
joue à Washington, et les États-Unis sont un modèle
démocratique. Or, il est admis que l’élection présidentielle US
est faussée par l’argent. L’édition 2008 a déjà coûté plus 1,5
milliards de dollars. Cependant cette critique est superficielle
en ce qu’elle laisse croire que les moyens financiers font le
vainqueur, alors que c’est peut-être l’inverse : l’argent va au
vainqueur préalablement désigné. En réalité, remarque Thierry
Meyssan, la classe dirigeante US manipule chaque étape du
processus électoral, des primaires aux conventions, des listes
électorales aux machines à voter. Aux États-Unis, la démocratie
est une pure fiction.
Les médias internationaux rendent compte en
détail de la campagne présidentielle aux États-Unis. Il va de
soi que ce pays est une démocratie, que McCain et Obama
s’affrontent loyalement et que le choix des électeurs
déterminera la politique future de Washington. Nous sommes donc
invités à nous passionner pour ce feuilleton haut en couleurs
avec ses conventions illuminées de stars, ses pluies de
confettis, et ses clips TV assassins.
Pourtant, au cours des dernières
années, les mêmes médias ont suggéré que le système ne
fonctionne pas de cette manière. Ils observaient que la
différence entre républicains et démocrates n’était guère plus
évidente qu’entre Coca et Pepsi. Ils notaient que le président
Bush n’avait pas l’envergure de la fonction et n’était au fond
que la marionnette de puissants intérêts économiques. Ils
s’étonnaient que des décisions aussi importantes que la guerre
en Irak servent plus les intérêts de quelques multinationales et
d’Israël que des États-Unis eux-mêmes.
D’où cette question faussement
naïve : les États-Unis sont-ils vraiment la démocratie qu’ils
prétendent être ?
Le peuple états-unien n’est pas souverain
On serait tenté de répondre
« oui » sans réfléchir, d’autant que par le passé, la gauche ne
les critiquait pas sur ce point, mais uniquement sur l’absence
de droits sociaux. Pour répondre plus précisément, il convient
de définir ce qu’est une démocratie, de vérifier si la
Constitution et sa mise en pratique
correspondent à cette définition.
Classiquement, on distingue
trois types de régimes politiques : la monarchie (le pouvoir
d’un seul), l’oligarchie (le pouvoir d’une élite) et la
démocratie (le pouvoir du peuple). Par démocratie, on entend un
régime dans lequel le peuple est souverain. Celui-ci décide de
son destin, soit directement, soit par l’intermédiaire de
représentants élus ou tirés au sort.
La Déclaration
d’indépendance des États-Unis, principalement rédigée par
Thomas Jefferson, est d’essence démocratique. Elle s’inspire de
la philosophie des Lumières, notamment des œuvres de John Locke.
Elle affirme que « Les gouvernements sont établis parmi les
hommes pour garantir ces droits [la vie, la liberté et la
recherche du bonheur], et leur juste pouvoir émane du
consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de
gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit
de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau
gouvernement. ».
Mais les élites, qui avaient
besoin de lever des volontaires pour mener la guerre
d’indépendance, changèrent de discours lorsqu’il s’agit de
rédiger la Constitution. La Convention qui
la rédigea fut surtout influencée par les « fédéralistes », au
premier rang desquels Alexander Hamilton. Leur objectif était de
rompre avec la naïveté bucolique de l’époque. Ils voulaient
imposer un gouvernement central fort, adapté à l’ère
industrielle, et tenir la « populace » à l’écart du pouvoir
politique, car « Le peuple est turbulent et changeant, rarement
il juge ou décide raisonnablement ».
Hamilton aurait souhaité la
création d’une monarchie états-unienne mais, outre que cette
formule n’était pas à la mode, ce projet était irréalisable en
l’absence d’une classe aristocratique autochtone. Nourri des
œuvres de Thomas Hobbes, il conçu donc, par défaut, un régime à
la fois républicain et oligarchique. La
Constitution est proclamée au nom du « peuple des États-unis »,
mais celui-ci n’est pas souverain pour autant. Le pouvoir
appartient aux États fédérés, c’est-à-dire en pratique aux
notables locaux.
Cet aspect essentiel du système
politique US est aujourd’hui masqué par le recours au suffrage
universel qui donne l’illusion de la souveraineté populaire.
Cependant, on se souvient qu’en 2000, la Cour suprême considéra
qu’elle n’avait pas à tenir compte du dépouillement du scrutin
en Floride pour proclamer le résultat de l’élection
présidentielle. Se fondant sur une épaisse jurisprudence, elle
même basée sur la Bible et les
Federalist Papers d’Hamilton, elle écarta la
volonté des électeurs pour ne retenir que celle du gouverneur de
Floride, en l’occurrence Jeb Bush. Ce basculement assura la
victoire de George W. Bush, frère du précédent. Dans un système
démocratique, la Cour suprême aurait attendu le résultat du
dépouillement en Floride. Comme il s’avéra favorable à Albert
Gore, celui-ci serait devenu le 43e président des États-Unis.
Les contradictions entre la
Déclaration d’indépendance et la
Constitution conduisirent trois membres de
la Convention constituante à refuser de la signer. Pour sortir
de la crise, un compromis fut trouvé sous la houlette du
versatile James Madison : la Charte des droits.
Dix amendements furent adoptés pour garantir les droits du
justiciable face à l’arbitraire de l’État.
En définitive, les institutions
tirent leur légitimité de leur origine populaire. Mais les
citoyens n’ont pas vraiment leur mot à dire dans le choix de
leurs dirigeants et des politiques mises en œuvres. À défaut,
ils disposent de garanties judiciaires pour se protéger des
excès de pouvoir.
Des primaires pour écarter les contestataires
Dans le spectacle de l’élection
présidentielle que jouent actuellement les États-Unis, le
premier acte fut les « primaires ». Une présentation
superficielle laisse accroire que les deux grands partis
politiques consultent leurs membres, État par État, pour choisir
les délégués qui participeront aux conventions où ils
désigneront leur candidat. C’est faux : d’une part, les
primaires ne sont pas organisées par les partis, mais par les
États, selon des règles propres à chacun d’eux ; d’autre part,
dans la plupart des cas, ce ne sont pas les seuls adhérents du
parti qui participent aux primaires.
Il y a six méthodes principales
de primaires, plus des méthodes mixtes. Dans certains États, il
faut être encarté au parti pour y participer, dans d’autres les
sympathisants peuvent voter avec les militants, parfois tous les
citoyens peuvent voter aux primaires des deux partis, parfois
ils peuvent tous voter mais uniquement à la primaire du parti de
leur choix, parfois les deux partis tiennent une primaire
commune à un tour, d’autres fois encore à deux tours, Toutes les
combinaisons de ces méthodes sont possibles. Chaque primaire,
dans chaque État, a donc un sens différent.
Et puis il y a des États qui
n’ont pas de primaires, mais des caucus. Par
exemple, l’Iowa organise des scrutins distincts dans chacun de
ses 99 comtés, qui élisent des délégués locaux, lesquels
tiennent des primaires au second degré pour élire les délégués
aux Conventions nationales.
Traditionnellement, ce cirque
commence en février et dure six mois, mais cette année le Parti
démocrate a modifié son calendrier. Il a avancé le début et
voulu répartir les dates pour faire durer le plaisir presque une
année complète.
À la fin, les délégués se
retrouvent à la Convention de leur parti. Ils y sont rejoints
par les super-délégués. Lesquels, contrairement à ce que leur
dénomination laisse croire, ne sont délégués par personne. Ce
sont des membres de droit, c’est-à-dire des notables et des
apparatchiks. Les super-délégués représentent l’oligarchie et
sont suffisamment nombreux pour faire pencher la balance dans un
sens ou l’autre, en passant outre le résultat des primaires et
des caucus. Ils sont environ 20 % à la convention démocrate et
presque 25 % à la convention républicaine.
L’originalité du système, c’est
que les délégués aux conventions étant majoritairement choisis
par des gens extérieurs à leur parti, ils représentent à peu
près la même sensibilité qu’ils soient démocrates ou
républicains. Et comme si ce nivellement ne suffisait pas, les
super-délégués —c’est-à-dire l’oligarchie— peuvent encore
éliminer les originaux qui resteraient en lice. En définitive,
les candidats désignés par les conventions seront absolument
consensuels, pour ne pas dire « incolores, inodores et sans
saveur ».
Alors que les médias US
présentent ces primaires comme une extension du débat
démocratique au sein des partis politiques, leur effet est
inverse : elles visent à maintenir le statu quo
en écartant tous les candidats qui ne soutiennent pas le système
dans son ensemble.
Républicains et Démocrates : des partis jumeaux
Cet écrémage n’est possible que
parce que les deux grands partis sont étroitement imbriqués dans
l’appareil d’État. Pour toutes les décisions importantes, la
Maison-Blanche recherche un « consensus bipartisan » en nommant
une commission ad hoc composée à égalité de leaders des deux
partis et co-présidée par un républicain et un démocrate, ce qui
revient à toujours faire passer l’intérêt de l’oligarchie avant
les choix politiques.
L’opposition entre les deux
partis n’est qu’apparence puisqu’ils gèrent ensemble diverses
institutions. Ainsi, la National Endowment for Democracy (NED) [1],
sorte de vitrine légale de la CIA, est gérée paritairement par
les Républicains, les Démocrates, la principale fédération
syndicale ouvrière (AFL-CIO) et la Chambre patronale de
commerce. Les crédits alloués à la corruption des institutions
politiques et syndicales dans le monde sont approuvés de manière
bipartisane avant d’être distribués soit par l’intermédiaire de
l’International Republican Institute de John McCain, soit par le
National Democratic Institute for Foreign Affairs de Madeleine
Albright. Dans ce cas précis, il n’y a qu’une seule politique US
mise en œuvre par deux organes distincts à l’extérieur. La
différence entre républicains et démocrates est une fiction qui
n’existe que lorsque l’appareil d’État US s’adresse à
l’étranger.
John McCain et Barack Obama
saisissent d’ailleurs toutes les occasions pour montrer leur
proximité idéologique aux États-uniens. Par exemple, ils ont mis
en scène leur participation commune à la commémoration des
attentats du 11 septembre. Ou encore ils ont publié un
communiqué commun de soutien au plan Paulson de sauvetage de
l’économie.
En théorie, les contestataires
peuvent créer de nouveaux partis et présenter d’autres candidats
à l’élection présidentielle. Mais en pratique, c’est impossible.
Les conditions pour fonder un parti sont différentes d’un État à
l’autre et il est impossible de les satisfaire toutes à la fois.
Le barrage le plus efficace est celui du New Jersey où il faut
réunir 10 % des citoyens pour pouvoir créer une nouvelle
formation politique. Cette condition est irréalisable au départ
et interdit définitivement aux petits partis de disposer d’une
section dans cet État.
Quoi qu’il en soit, de petits
partis ont été légalisés dans certains États. Lorsqu’ils auront
désigné leur candidat à l’issue de leur convention fédérale,
celui-ci ne pourra pas se présenter dans tout le pays, mais
uniquement dans ces États, de sorte qu’il n’aura aucun espoir de
parvenir à la Maison-Blanche. Si les démocrates ont désigné
Barack Obama et les républicains John McCain, l’avocat des
consommateurs Ralph Nader se présente en indépendant et
l’ex-représentant Bob Barr représentera les libertariens. Il y
aura aussi quantité de candidats dont les scores ne devraient
pas atteindre 1 % à l’échelle fédérale, comme l’ex-représentante
Cynthia McKinney pour les écologistes, l’ambassadeur Alan Keyes
pour le Parti indépendant de Californie, le pasteur Chuck
Baldwin pour le parti de la Constitution, etc. sans parler des
trois candidats trotskistes Roger Calero pour le Parti des
travailleurs, Gloria La Riva pour les scissionnistes du Parti
pour le Socialisme, et Brian Moore pour les Socialistes-USA
abondamment financés par la CIA. Au total, il devrait y avoir 15
à 18 candidats alors que les médias internationaux ne parlent
que des 2 principaux, tant ils sont convaincus que les autres ne
sont tolérés que pour donner l’illusion du pluralisme.
Le président sera élu le 15 décembre par 638
personnes
Les règles électorales sont
volontairement complexes. Leur opacité tient les citoyens à
distance de la décision. Essayons néanmoins de les résumer le
plus clairement possible.
Le 4 novembre prochain, chaque
État appellera aux urnes les citoyens résidant sur son
territoire. En fonction de leur souhait, le gouverneur local
désignera les membres du « Collège électoral présidentiel » qui
représenteront son État. Ce sont ces 538 électeurs qui éliront à
la majorité absolue, le 15 décembre, les prochains président et
vice-président des États-Unis. Leurs suffrages sous enveloppe
seront solennellement dépouillés le 6 janvier par le
vice-président sortant en qualité de président temporaire du
Sénat. Ce n’est qu’à ce moment-là que le nom du vainqueur sera
proclamé.
Chaque État dispose d’autant
d’électeurs qu’il a de représentants et de sénateurs au Congrès.
Or, le nombre de ses représentants est proportionnel à
l’importance de sa population, tandis que le nombre de ses
sénateurs est fixe. Il s’ensuit que les citoyens des petits
États sont beaucoup mieux représentés au Collège électoral
présidentiel que ceux des grands États. Le Wyoming qui n’a que
0,5 millions habitants dispose de 3 électeurs, tandis que la
Californie avec 36,5 millions d’habitants n’en a que 55. Les
habitants du Wyoming sont donc 4 fois mieux représentés que ceux
de Californie. Ce système électoral à deux degrés est
profondément inégalitaire. Techniquement, il est possible de
disposer de la majorité du Collège électoral présidentiel en
n’ayant qu’un tiers des voix des citoyens.
D’une manière générale, le parti
qui arrive en tête lors de la consultation populaire rafle tous
les sièges de l’État au Collège électoral présidentiel. Par
exemple, selon les sondages, les citoyens de Floride seraient
aujourd’hui hésitants. Le candidat qui l’emportera dans cet État
n’aura qu’un très faible pourcentage de voix d’avance, mais il
pourra compter sur les 27 électeurs représentant la Floride au
Collège électoral présidentiel, tandis que son concurrent n’en
aura aucun. Toutefois, le Maine et le Nebraska font exception :
ils utilisent quant à eux un système semi-proportionnel.
Au cours des dernières années,
les candidats ont pris l’habitude de concentrer leur campagne
électorale sur les États les plus peuplés et de délaisser les
autres. Il suffit en effet de l’emporter dans les 11 principaux
États pour devenir président.
En principe, les 538 électeurs
doivent voter au sein du Collège électoral présidentiel comme
ils s’y sont engagés devant l’État qui les a mandaté. Mais leur
mandat n’est « impératif » que dans 24 États. Les autres peuvent
donc changer d’avis au mépris de la volonté populaire. Le cas
est rare, mais en 1836, 23 électeurs racistes censés voter pour
le candidat démocrate se ravisèrent après avoir appris que son
vice-président avait eu une liaison avec une noire.
Machines à voter, machines à truquer
Bien que ce vote à deux degrés
soit un moyen supplémentaire pour renforcer le contrôle
oligarchique des résultats, ce n’est plus suffisant aujourd’hui
où les médias de masse nuisent à l’opacité du système. La classe
dirigeante, perdant confiance dans ses propres institutions, a
imaginé un mode radical de trucage : les machines à voter [2].
Elles lui permettront d’éliminer les partis alternatifs et de
choisir quelle équipe, républicaine ou démocrate, mettra en
œuvre sa politique.
Dans les démocraties, le scrutin
est l’affaire des citoyens. Généralement, des fonctionnaires
communaux ou territoriaux tiennent le bureau de vote, mais ce
sont les citoyens qui dépouillent les suffrages sous le regard
de représentants des candidats. Aux États-Unis, la tenue des
bureaux de vote est sous-traitée à des firmes privées. Pour
réduire le personnel nécessaire au dépouillement, ces firmes
peuvent avoir recours à des ordinateurs de vote. Leur usage est
d’autant plus séduisant que souvent on procède à de nombreuses
élections à la fois (président, parlementaires, maires, etc.) et
que le dépouillement s’avère long et complexe.
Diverses études scientifiques
sur ces machines, notamment celle du professeur Avi Rubin de la
John Hopkins University, ont toutes conclues qu’elles
n’offraient aucune garantie de sécurité. Il est enfantin et
rapide de modifier les logiciels pour truquer les résultats sans
laisser la moindre trace. La plupart des ordinateurs de vote
utilisés aux USA ont été conçus par Global Election Systems
(GES), sous l’autorité de Jeff Dean. Or cet informaticien a été
condamné 23 fois pour avoir truqué des logiciels internet
destinés à d’autres usages et avoir abusé de ses clients.
L’usage de ce type de machine est incompatible avec le principe
démocratique et il est surprenant que les citoyens US acceptent
de participer à une telle mascarade.
Comme si cela ne suffisait pas,
on a ajouté cette année une nouvelle occasion de trucage : le
vote anticipé. Au lieu de tenir le scrutin en une journée, on
l’a étalé sur un mois. Plus de 30 % des suffrages devraient
ainsi être exprimés avant le 4 novembre, laissant tout le temps
nécessaire pour procéder à des fraudes à grande échelle.
Choisir les citoyens
Malgré cette accumulation de
manipulations, il reste cependant toujours une inconnue : la
volonté des citoyens. La classe dirigeante WASP (White
Anglo-Saxons Puritans) a donc à la fois créé des difficultés
administratives pour s’inscrire sur les listes électorales et
développé tout un arsenal juridique pour priver les pauvres de
leurs droits civiques. Et souvent, dans un pays qui pratiquait
il y a cinquante ans encore la discrimination raciale, les
pauvres ce sont les gens de couleur.
À défaut de pouvoir organiser un
suffrage censitaire, plusieurs États ont édicté des lois
supprimant les droits civiques des personnes condamnées
pénalement pour une période déterminée. Au Kentucky et en
Virginie l’interdiction est prononcée à vie. Certains États ont
étendu cette privation aux personnes verbalisées pour des
infractions au code de la route. Sachant l’injustice qui
caractérise la Justice US, les criminels condamnés sont presque
exclusivement des pauvres de couleur. Au Michigan, le
législateur vient d’étendre la privation des droits civiques aux
familles victimes de la crise des subprimes, qui n’ont pas été
en mesure de payer les traites de leurs emprunts et dont on a
confisqué la maison. Ainsi, non seulement les citoyens ne
choisissent pas leurs dirigeants, mais ce sont les dirigeants
qui choisissent leurs électeurs.
Il n’existe pas de statistiques
permettant de distinguer les citoyens qui ne souhaitent pas
voter, ceux qui ne sont pas parvenus à s’inscrire sur les listes
électorales, et ceux qui ont été privés de leurs droits
civiques. Toutefois, le résultat est là : en 2004, sur 215
millions de citoyens en âge de voter, seuls 122 millions se sont
déplacés aux urnes (soit 56 % de participation). George W. Bush
avait été triomphalement élu par 286 membres du Collège
électoral présidentiel, mais il n’avait obtenu que 62 millions
de voix citoyennes, soit 28 % des citoyens en âge de voter.
Démocratie de marché
Venons-en au contenu de la
campagne électorale. Dans la plupart des pays du monde, les
campagnes permettent de développer une vision politique et de la
placer en concurrence avec d’autres. Il n’en est pas de même aux
États-Unis parce que, comme dans l’ensemble des pays
anglo-saxons, il va culturellement de soi qu’il n’existe pas
d’intérêt général. Aussi, bien que la
Constitution soit d’esprit républicain, sa pratique ne l’est
pas.
Chaque candidat tente d’agréger
autour de lui la plus vaste coalition d’intérêts particuliers et
se vante des soutiens qu’il a reçu comme autant de preuves de sa
capacité à gouverner. Il n’y a pas de place pour le débat
d’idées au sens européen du terme. Les candidats ne défendent
pas une vision du monde et n’ont pas de programme exhaustif. Ils
ont des positions sur des sujets précis en fonction des intérêts
qu’ils coalisent. Ils présentent leurs actions passées sur
chaque sujet abordé comme des échantillons de leur future
politique.
John McCain ne diffuse pas de
plaquette récapitulative de ses positions. Au contraire Barack
Obama a fait imprimer une brochure The Blueprint
for Change, qui liste 15 sujets différents, mêlant sans
hiérarchie des mesures en faveur de groupes de population (les
vieux, les femmes, les anciens combattants, les ruraux) ; des
mesures face à des problèmes (la morale, la pauvreté) ; et des
politiques sectorielles (économie, fiscalité, politique
étrangères). Cette manière de faire évite bien des déconvenues,
mais elle dissocie les problèmes et empêche toute réforme
globale. Le pragmatisme s’avère être une autre manière de
défendre le statu quo.
À Washington, on se méfie du mot
« démocratie ». Pour se distinguer de certains de ses usages
(comme dans « démocratie populaire »), on préfère l’expression
« démocratie de marché ». On souligne de la sorte que l’on ne
conçoit pas de démocratie politique sans « libre marché « . On
admet aussi implicitement que la compétition électorale est
comparable à la vente en supermarché : des marques s’affrontent
à coup de publicité pour écouler des produits identiques. En
choisissant des emballages différents, le citoyen-consommateur
fait la fortune des uns ou des autres, mais ne change rien pour
lui : il achète toujours le même produit.
* * *
Les Pères fondateurs des
États-Unis voulaient à la fois que leurs institutions soient
légitimées par le peuple, et que celui-ci soit tenu à l’écart
des choix politiques. Non seulement le pays n’a jamais été une
démocratie, mais avec le temps la classe dirigeante a
sophistiqué un système où l’élection présidentielle ne vise pas
à exprimer l’opinion populaire, mais à manifester l’adhésion
populaire aux institutions et à les re-légitimer. Les primaires
permettent de sélectionner les candidats les plus conformistes,
tandis que les ordinateurs de vote et le vote anticipé
garantissent la possibilité de rectifier les résultats des
urnes.
Ce système n’est pas sans
rappeler celui de l’ancienne Union soviétique. Les notables
locaux remplacent l’avant-garde du prolétariat pour constituer
une élite qui tire les ficelles. Le scrutin à deux degrés
rappelle le « centralisme démocratique », etc. Force est de
constater que la vie politique US est un archaïsme de la Guerre
froide. Comme l’a observé l’ancien président Mikhail Gorbatchev,
les États-Unis ont besoin de faire leur
perestroika pour tourner la page du passé et entrer dans
l’ère de la modernité démocratique.
Si ce show régénère la société
tous les quatre ans, il sert aussi à nettoyer l’image des
États-Unis dans le monde. L’opinion publique internationale est
invitée à suivre un spectacle qui fasse oublier les crimes
précédents et lui redonne espoir. Cette année le casting est
particulièrement réussi : un sémillant jeune noir assisté d’un
vieux briscard de la politique contre un ancien combattant
épaulé par une femme sans complexes. Déjà, la presse mondiale
titre sur l’après-Bush comme si les guerres en Afghanistan et en
Irak étaient des erreurs passagères imputables à la seule
Administration sortante.
Thierry Meyssan
Analyste politique, fondateur du Réseau
Voltaire. Dernier ouvrage paru :
L’Effroyable imposture 2
(le remodelage du Proche-Orient et la guerre israélienne contre
le Liban).
[1]
« La
NED, nébuleuse de l’ingérence "démocratique" »
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 22
janvier 2004.
[2]
« Le
système électoral US en question » et
« Comment
truquer les primaires US »,
Réseau Voltaire, 23 janvier 2004 et 3
février 2009.