Arabie
saoudite
Suicide saoudien
Thierry Meyssan
Lundi 28 octobre 2013
Alors que l’Arabie saoudite a repris à
son compte le plan qatari de
renversement du régime laïque syrien,
Riyad semble incapable de s’adapter au
soudain recul US. Non seulement il
refuse l’accord russo-américain, mais il
poursuit la guerre et annonce des
mesures de rétorsion pour « punir » les
États-Unis. Pour Thierry Meyssan, cet
entêtement équivaut à un suicide
collectif de la famille des Séoud.
Lâchée par les
États-Unis en Syrie, l’Arabie
saoudite va-t-elle se suicider à
défaut de pouvoir vaincre ? C’est ce
que l’on pourrait conclure des
événements suivants :
Le 31 juillet 2013, le prince
Bandar Ben Sultan s’est rendu en
Russie où il n’a pas seulement été
reçu par son homologue, le chef des
services secrets, mais par le
président Vladimir Poutine. Il
existe deux versions de cette
rencontre. Pour les Saoudiens,
Bandar s’est exprimé au nom du
royaume et des États-Unis. Il a
proposé d’acheter pour 15 milliards
de dollars d’armement russe si
Moscou laissait tomber la Syrie.
Pour les Russes, il s’est exprimé
avec arrogance en menaçant d’envoyer
des jihadistes perturber les Jeux
olympiques d’hiver de Sotchi si
Moscou persistait à soutenir le
régime laïque de Damas, puis en
cherchant à le corrompre. Quelle que
soit la vérité, le président Poutine
a ressenti les propos de son
interlocuteur comme des insultes à
la Russie.
Le 30 septembre, le prince Saoud
Al-Faisal avait été inscrit à
l’ordre du jour du débat général de
la 68e session de l’Assemblée
générale des Nations Unies, mais
furieux du réchauffement des
relations irano-US, le ministre
saoudien des Affaires étrangères est
parti sans s’excuser. Dans sa
colère, il a refusé que son
discours, préparé et imprimé à
l’avance, soit distribué aux
délégations.
Le 11 octobre, le secrétaire
général adjoint des Nations Unies et
ancien responsable du département
d’État pour le Proche-Orient,
Jeffrey Feltman, recevait une
délégation libanaise. Parlant au nom
de M. Ban, mais probablement plus
encore au nom du président Obama, il
n’a pas eu de mots assez durs pour
critiquer la politique étrangère
saoudienne, faite de « rancunes »
et incapable de s’adapter au monde
qui change.
Le 18 octobre, l’Assemblée
générale des nations Unies élisait,
par 176 voix sur 193, l’Arabie
saoudite comme membre non-permanent
du Conseil de sécurité pour deux ans
à compter du 1er janvier 2014.
L’ambassadeur Abdallah El-Mouallemi
se félicitait de cette victoire qui
reflète « l’efficacité de la
politique saoudienne marquée par la
modération » (sic). Cependant
quelques heures plus tard, le prince
Saoud Al-Faisan publiait un
communiqué aux accents nassériens
sur l’incapacité du Conseil de
sécurité et le refus du royaume d’y
siéger. Si le motif officiel
principal évoqué était la question
syrienne, le ministre s’offrait le
luxe de dénoncer également la
question palestinienne et celle des
armes de destruction massive au
Proche-Orient, c’est-à-dire de
désigner comme ennemis de la paix à
la fois l’Iran et Israël. Sachant
que la critique de la politique
syrienne des Nations unies est une
mise en cause directe de la Russie
et de la Chine, qui y firent usage
par trois fois de leurs droits de
veto, ce communiqué était une
insulte faite à Pékin, bien que la
Chine soit le principal client
actuel du pétrole saoudien. Cette
volte-face, qui plongea
l’Organisation dans la
consternation, fut néanmoins
bruyamment saluée par les présidents
de la Turquie et de la France qui
déclarèrent partager les « frustrations »
de l’Arabie saoudite sur la Syrie.
Le 21 octobre, le Wall Street
Journal révélait que le prince
Bandar Ben Sultan avait invité à son
domicile des diplomates européens en
poste à Riyad. Le chef des services
secrets leur aurait narré la fureur
saoudienne face au rapprochement
irano-US et au retrait militaire US
de Syrie. Devant ses hôtes
interloqués, il aurait annoncé que
le royaume allait en rétorsion
retirer ses investissements
d’Amérique. Revenant sur l’épisode
du siège au Conseil de sécurité, le
quotidien précisa que, selon le
prince Bandar, le communiqué n’était
pas dirigé contre Pékin, mais contre
Washington ; une précision d’autant
plus intéressante qu’elle ne
correspond pas à la situation.
Face à l’incrédulité suscitée par
ces déclarations et aux commentaires
apaisants du département d’État, le
prince Turki Ben Faisal expliqua à
Reuters que les paroles de son
ennemi personnel, Bandar,
engageaient bien le royaume et que
cette nouvelle politique ne serait
pas remise en question. Il n’est
donc plus question d’une division du
pouvoir entre les deux branches
rivales de la famille régnante, les
Sudairi contre les Shuraim, mais
bien de leur vision commune.
En résumé, l’Arabie saoudite
insultait la Russie en juillet, la
Chine il y a deux semaines, et
maintenant les États-Unis. Le
royaume annonce qu’il retirera ses
investissements d’Amérique pour se
tourner probablement vers la Turquie
et la France, même si aucun expert
ne voit comment cela serait
possible. Deux explications de ce
comportement sont possibles : soit
Riyad feint la colère pour permettre
à Washington de continuer la guerre
en Syrie sans en prendre la
responsabilité, soit la famille des
Séoud commet un suicide politique.
La première hypothèse semble
infirmée par la sortie du prince
Bandar devant les ambassadeurs
européens. S’il jouait en sous-main
pour les États-Unis, il
s’abstiendrait de venir prêcher la
révolution auprès de leurs alliés.
La seconde hypothèse rappelle le
comportement des chameaux, animaux
fétiches des bédouins saoudiens. Ils
sont réputés capables de se laisser
animer durant des années par leurs
rancunes et de ne pas trouver le
calme avant d’avoir assouvi leur
vengeance, quel qu’en soit le prix à
payer.
Or, la survie de l’Arabie
saoudite est en jeu depuis la
nomination de John O. Brennan à la
tête de la CIA, en mars 2013. Jadis
en poste en Arabie, c’est un
adversaire résolu du dispositif mis
en place par ses prédécesseurs avec
Riyad : le jihadisme international.
M. Brennan considère que si ces
combattants ont fait du bon boulot,
jadis, en Afghanistan, en
Yougoslavie et en Tchétchénie, ils
sont devenus à la fois trop nombreux
et ingérables. Ce qui était au
départ quelques extrémistes arabes
partis faire le coup de feu contre
l’Armée rouge est devenu une
constellation de groupes, présents
du Maroc à la Chine, qui se battent
en définitive bien plus pour faire
triompher le modèle saoudien de
société que pour vaincre les
adversaires des États-Unis. Déjà, en
2001, les États-Unis avaient pensé
éliminer Al-Qaïda en le rendant
responsable des attentats du
11-Septembre. Cependant, avec
l’assassinat officiel d’Oussama Ben
Laden, en mai 2011, ils avaient
décidé de réhabiliter ce système et
en firent très grand usage en Libye
et en Syrie. Jamais sans Al-Qaïda,
Mouamar el-Kadhafi aurait pu être
renversé comme l’atteste aujourd’hui
la présence d’Abdelhakim Belhaj,
ex-numéro 2 de l’organisation, comme
gouverneur militaire de Tripoli.
Quoi qu’il en soit, aux yeux de John
O. Brennan, le jihadisme
international devrait être ramené à
de faibles proportions et n’être
conservé que comme force d’appoint
de la CIA en certaines occasions.
Le jihadisme est non seulement la
seule force effective de l’Arabie
saoudite, dont l’armée est divisée
en deux unités obéissant aux deux
clans de la famille des Séoud, mais
c’est aussi son unique raison
d’être. Washington n’a plus besoin
du royaume pour se fournir en
hydrocarbures, ni pour plaider la
cause de la paix avec Israël. D’où
le retour au Pentagone du vieux plan
néoconservateur : « Jeter les Séoud
hors d’Arabie », selon le titre d’un
Powerpoint projeté en juillet 2002
devant le Conseil politique du
département de la Défense. Ce projet
prévoit le démantèlement du pays en
cinq zones distinctes, dont trois
sont appelées à former des États
indépendants les uns des autres et
deux devraient être rattachés à
d’autres États.
En choisissant l’épreuve de force
avec les États-Unis, la famille des
Séoud ne leur donne pas le choix. Il
est improbable que Washington se
laisse dicter sa conduite par
quelques bédouins fortunés, mais
prévisible qu’il va les remettre au
pas. En 1975, ils n’hésitèrent pas à
faire assassiner le roi Faysal.
Cette fois, ils devraient être plus
radicaux encore.
Source
Al-Watan (Syrie)
Articles sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|