Opinion
Le pion chypriote
Thierry
Meyssan
Conférence
de presse de l’Eurogroupe, le 24 mars
2013 : Christine Lagarde, directrice
générale du FMI ;
Jeroen Dijsselbloem,
ministre des Finances des Pays-Bas et
président de l’Eurogroupe ;
Olli Rehn,
commissaire européen aux Affaires
économiques et monétaires.
Lundi 25 mars
2013 Au sein de
l’Union européenne, la crise financière
chypriote n’est à nulle autre pareille.
Pour la première fois des principes
fondateurs de l’Union ont été mis en
cause. Cette brèche ouvre un processus
de décomposition politique qu’il sera
difficile d’arrêter. Pour Thierry
Meyssan, c’est un choix de Washington de
privilégier la captation des capitaux
pour résoudre sa propre crise
financière, plutôt que de maintenir une
organisation politique structurée de sa
zone d’influence.
Washington a été
prompt à utiliser la crise
financière chypriote pour mettre en
œuvre la stratégie de captation de
capitaux que je décrivais il y a
trois semaines dans ces colonnes [1].
Avec l’aide de la directrice du
Fonds monétaire international,
l’États-unienne Christine Lagarde,
ils ont remis en cause
l’inviolabilité de la propriété
privée dans l’Union européenne et
tenté de confisquer un dixième des
dépôts bancaires, prétendument pour
renflouer la banque nationale
chypriote affectée par la crise
grecque.
Il va de soi que la finalité
annoncée n’est qu’un prétexte car
loin de résoudre le problème, cette
confiscation si elle devait être
mise en œuvre ne pourrait que
l’aggraver. Menacés, les capitaux
restants fuiraient l’île provoquant
l’effondrement de son économie.
La seule véritable solution
serait d’annuler les dettes en
anticipant les recettes
d’exploitation du gaz chypriote. Ce
serait d’autant plus logique que ce
gaz bon marché relancerait
l’économie de l’Union européenne.
Mais Washington en a décidé
autrement. Les Européens sont priés
de continuer à se procurer leur
énergie au prix fort au
Proche-Orient, tandis que ce gaz à
bas prix est réservé à alimenter
l’économie israélienne.
Pour masquer le rôle
décisionnaire de Washington, ce
hold-up bancaire n’est pas présenté
comme une exigence du FMI, mais
comme celle d’une troïka incluant
l’UE et la BCE. Dans cette
perspective, la confiscation
remplacerait une dévaluation rendue
impossible par l’appartenance à la
zone euro. Sauf qu’ici la
dévaluation ne serait pas une
politique de Nicosie, mais un
diktat du patron de la BCE,
Mario Draghi, l’ex-directeur
européen de la banque Goldman Sachs,
qui est précisément le principal
créancier de Chypre.
Madame Lagarde, ex-conseillère
juridique du complexe
militaro-industriel US, ne cherche
pas à nuire à Chypre, mais à affoler
les capitaux basés en Europe et à
les guider jusqu’à Wall Street pour
qu’ils relancent la finance US.
Pourquoi s’en prendre à cette île ?
Parce que c’est un des rares paradis
fiscaux restant au sein de l’Union
européenne et parce que les dépôts y
sont principalement russes. Pourquoi
le faire maintenant ? Parce que les
Chypriotes ont commis l’erreur
d’élire comme nouveau président
l’États-Unien Nikos Anastasiades.
Ils ont ainsi marché sur les pas des
Grecs qui, victimes du même mirage
américain, avaient élu comme Premier
ministre l’États-unien Georgios
Papandreou.
Cette petite cuisine a cependant
mal tourné. Le Parlement chypriote a
rejeté à l’unanimité des suffrages
exprimés la taxation confiscatoire
des dépôts bancaires. Il y a là un
apparent paradoxe. Le gouvernement
libéral veut nationaliser une
dixième des capitaux tandis que le
Parlement communiste défend la
propriété privée. C’est que cette
nationalisation ne se ferait pas au
profit de la collectivité nationale,
mais de la finance internationale.
Les conseils amicaux ont donc
fait place aux menaces. On parle
d’exclure Chypre de la zone euro, si
les représentants de son Peuple
persistent dans leur refus. Ce n’est
pourtant guère possible. Les traités
ont été ainsi conçus que la zone
euro est un voyage sans retour. Il
n’est pas possible de la quitter de
son propre chef, ni d’en être exclu,
à moins de quitter l’Union
européenne.
Or cette option, qui n’avait pas
été envisagée par les racketteurs,
est redoutée par Washington. Si
l’île sortait de l’Union, elle
serait rachetée pour une dizaine de
milliards de dollars par Moscou. Il
s’agirait du plus mauvais exemple :
un État de la zone d’influence
occidentale rejoignant la zone
d’influence russe, dans un chemin
inverse à tout ce à quoi on a
assisté depuis la chute de l’URSS.
Il ne manquerait pas d’être suivi
par les autres États des Balkans, à
commencer par la Grèce.
Pour Washington, ce scénario
catastrophe doit être évité coûte
que coûte. Il y a quelques mois, il
avait suffit au département d’État
de froncer les sourcils pour
qu’Athènes renonce à vendre son
secteur énergétique à Moscou. Cette
fois, tous les moyens, même les plus
anti-démocratiques, seront utilisés
contre les Chypriotes s’ils
résistent.
La Russie feint de ne pas être
intéressée. Vladimir Poutine a
négligé les offres avantageuses
d’investissement qui lui ont été
faites par le gouvernement
Anastasiades. C’est qu’il n’a pas
l’intention de sauver les oligarques
russes qui avaient planqué leurs
capitaux dans l’île, ni l’Union
européenne qui les avaient aidé à
organiser leur évasion fiscale. En
coulisse, il a négocié un accord
secret avec Angela Merkel qui
devrait permettre une solution
financière à la crise, mais devrait
aussi déboucher sur une vaste remise
en cause de règles européennes. Au
passage, le Tsar a glané des
informations étonnantes sur les
investissements de la Russie dans
l’île durant l’ère Medvedev ; des
informations qu’il pourrait utiliser
comme moyen de pression
supplémentaire sur son inconsistant
Premier ministre.
[1]
«
L’Otan
économique, solution à la crise aux
États-Unis
», Al-Watan/Réseau
Voltaire,
3 mars 2013.
Source
Al-Watan (Syrie)
Thierry Meyssan
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Professeur de
Relations internationales au Centre
d’études stratégiques de Damas. Dernier
ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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