Conférence du Réseau Voltaire à Beyrouth
Thierry Meyssan : « Qui veut encore connaître la vérité sur
l'assassinat de Rafic Hariri ? »
Conférence à Beyrouth, le 10 avril
2008. De gauche à droite :
Maria Maalouf (journaliste NBN), général Amin Hotait, Nasser
Kandil (ancien député),
Thierry Meyssan (analyste politique), Sarkis Abouzaid (directeur
de presse)
Beyrouth, le 11 avril 2008
Nous reproduisons l'intervention de Thierry Meyssan à la réunion
organisée à Beyrouth, en présence de nombreux médias de la
presse écrite et audiovisuelle, autour de son livre
« L'Effroyable imposture 2 ». Le président du Réseau Voltaire a
notamment souligné le tournant opéré par la mission d'enquête de
l'ONU sur l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais
Rafic Hariri. En effet, le 10e rapport, présenté le 27 mars au
Conseil de sécurité, abandonne la piste syrienne et se dirige
sur la piste du réseau criminel décrit dans le livre.
Chers lecteurs et amis,
Depuis
une dizaine d’années, je poursuis une étude systémique des
États-Unis : comment ils ont choisi, à la faveur de la
disparition de l’Union soviétique, de se transformer en un
empire global. Article après article, j’ai observé leur conquête
du monde et analysé leur mode de fonctionnement. Cela m’a
conduit à publier en 2002
L’Effroyable imposture
sur les attentats du 11 septembre, l’instauration de l’état
d’exception permanent aux États-Unis, et la conquête de
l’Afghanistan. L’ouvrage a connu un succès mondial et a été
décrié par la presse atlantiste à la hauteur de son succès. Non
seulement rien de ce qui s’y trouvait n’a été démenti depuis,
mais la prospective qui en découlait s’est malheureusement
trouvée vérifiée avec
l’invasion de l’Irak.
C’est
par l’étude de l’Empire états-unien que j’en suis venu à
m’intéresser à la guerre israélienne contre le Liban de 2006 et
à écrire ce nouvel ouvrage,
L’Effroyable imposture 2.
Le regard que je porte sur votre pays est donc singulièrement
différent de celui que vous pouvez avoir. Je n’y ai aucun
intérêt à défendre, je suis étranger aux passions qui le
déchirent, et j’observe les événements qui s’y déroulent à
partir des influences extérieures qu’il subit et non à partir
des forces qu’il produit. En écrivant ces articles, puis ce
livre, je n’ai pas cherché à appuyer un parti ou un autre, j’ai
juste voulu comprendre et faire partager au public mes
interprétations de ces événements.
Je suis convaincu que c’est
sur cette terre meurtrie que se joue l’avenir —et je pense
aujourd’hui la défaite— de ce projet impérial que les
États-uniens eux-mêmes appellent « globalisation ». Pourquoi au
Liban et pas en Palestine ou en Irak ? Parce que cet
impérialisme est issu de la conjonction entre des intérêts
économiques et une idéologie, entre le contrôle des
hydrocarbures et le sionisme ; parce qu’il passe par la
domination des populations du Grand Moyen-Orient, lesquelles
sont représentées au Liban comme nulle part ailleurs. Briser la
résistance au Liban, c’est la briser dans toute la région.
Dans ce livre, je me suis
donc attaché à la fois à décrire les événements récents, la
longue liste des crimes politiques et l’agression israélienne,
et à étudier les superstructures, c’est-à-dire la place du
sionisme dans l’empire et les plans militaires de domination des
ressources énergétiques. Tout cela semble connu, mais à y
regarder de plus près, on n’en a souvent qu’une connaissance
très superficielle, voire erronée. Je me suis contraint à
vérifier chaque point auprès de la source originale et à la
citer en note à la fin de l’ouvrage. Le résultat, vous le lirez,
est fort surprenant.
Tout
auteur qui s’intéresse au Liban rencontre des difficultés
méthodologiques tant les sources libanaises sont
contradictoires. Le Liban étant selon l’expression consacrée un
« État faible », il n’était pas jusqu’en 2006 le maître de son
destin. Lorsqu’un événement survenait, chacun le subissait et
élaborait une hypothèse pour l’interpréter, selon ses préjugés.
Mais lorsque des éléments nouveaux permettaient de confirmer ou
d’infirmer une hypothèse, rares étaient les leaders politiques
qui en tenaient compte. Au lieu d’ajuster le discours, on
changeait de sujet. L’écrivain, lui, a le privilège de revenir
en arrière pour reconstituer l’enchainement des faits et faire
surgir leur cohérence. C’est ce que j’ai fait. Et il est
toujours plus facile de comprendre
a posteriori
plutôt que lorsque les protagonistes cachent encore leur jeu.
J’ai fait le choix
méthodologique de départ de privilégier les sources écrites
non-libanaises. Ayant l’honneur de présider le Réseau Voltaire,
je suis en contact avec de nombreux journalistes, diplomates et
militaires dans le monde qui m’ont signalé des documents
dispersés que je n’aurais probablement pas trouvé si vite seul.
J’ai également eu accès aux confidences de quelques hauts
responsables, mais s’ils ont guidé mes recherches, je me suis
interdit d’en faire usage pour mon raisonnement et ne me suis
fié qu’aux documents vérifiables et aux éléments matériels.
Enfin, je dois dire que je ne
suis pas sorti indemne de cette recherche. Je suis arrivé
l’esprit vierge, mais je me suis pris de passion pour ce pays où
s’expriment le pire et le meilleur de la dimension humaine. J’ai
compris la passion que mon grand-père avait éprouvé pour cette
terre et pour ce peuple, lui, qui présida, il y a soixante ans,
la commission d’armistice Israël-Liban.
Au lendemain de la guerre,
deux grandes questions se posaient : d’une part pourquoi
avait-on tué Rafic Hariri (d’un point de vue non pas judiciaire
mais historique, la question du mobile est beaucoup plus
importante que celle des assassins et des commanditaires) ? et
d’autre part, pourquoi Israël avait attaqué le Liban (étais-ce
en riposte à l’action du Hezbollah comme déclaré, ou pour des
motifs stratégiques régionaux) ?
Si l’on part des documents
des thinks tanks états-uniens et du Pentagone, les choses
s’éclairent vite : l’agression israélienne était planifiée de
longue date et supposait en préalable à la fois le départ de
l’armée syrienne pour que le pays soit sans défense et le
retrait de Rafic Hariri pour écarter l’influence française.
Je m’étonne que des questions
de cette importance soient aujourd’hui reléguées au second plan
sans avoir été totalement éclaircies. Il y a peu de temps
encore, des affiches réclamaient sur les murs de cette ville
« la vérité ». Depuis que tous les indices et témoignages
susceptibles d’étayer la piste syrienne ont été l’un après
l’autre invalidés, plus personne ne semble vouloir connaître
« la vérité ».
La France, qui avait arrêté
—sur requête de la justice libanaise et à l’initiative du chef
de mission de l’ONU d’alors, Detlev Mehlis— Mohammad Al-Saddiq,
le témoin capital de la piste syrienne, déclare ingénument
l’avoir « perdu » depuis le 13 mars. C’est que cet individu, qui
accusait les présidents Bachar el-Assad et Émile Lahoud, avait
été confondu et que la piste syrienne s’était effondrée avec ses
mensonges. Le ministre des Affaires étrangères, Bernard
Kouchner, qui avait soutenu de manière partisane et acharnée ses
accusations, se dit incapable de retrouver « son » témoin.
Les
quatre généraux libanais qui avaient été arrêtés sur la seule
base de ces accusations et qui croupissent en prison depuis,
n’ont toujours pas été libérés. Le Conseil des Droits de l’homme
de l’ONU a lui même établi que leur détention —voulue par Detlev
Mehlis— est
exclusivement politique et viole les normes
internationales. Mais en les
écartant de leurs fonctions de sécurité, ceux qui manient
l’assassinat politique conservent les mains libres.
Quoi qu’il en soit, comme je
l’indique dans ce livre, nous pouvons affirmer premièrement
que ce crime profite à Israël et aux États-Unis et
deuxièmement qu’un groupe proche de la CIA, l’US
Committee for a free Lebanon, en avait connaissance à
l’avance.
De même, il est important de
savoir si c’est le Hezbollah qui a provoqué la guerre en
livrant une escarmouche à l’armée israélienne ou si nous
avons affaire à une guerre de soixante ans qui a été
rallumée sous ce prétexte. Or, de nombreux documents
attestent de la préparation de cette guerre pour l’automne
2006 et de sa mise en œuvre précipitée, sous le prétexte de
cette escarmouche. Ceci est d’ailleurs confirmé depuis par
la Commission Winograd.
J’explique, dans le livre,
que cette précipitation visait à interrompre l’enquête en
cours sur un « réseau criminel » libanais installé par le
Mossad et qui aurait pu participer à l’assassinat de Rafic
Hariri ; une piste vers laquelle s’oriente désormais le juge
Bellemare, président de la mission d’enquête de l’ONU, ainsi
que l’atteste le rapport qu’il a présenté la semaine
dernière au Conseil de sécurité. C’est pour stopper la
plainte du Liban à l’ONU sur ce réseau criminel, et non en
réaction à une action militaire du Hezbollah, qu’Ehud Olmert
a déclenché la guerre.
Il s’en suit que la guerre
de 2006 n’est pas une guerre d’Israël contre le Hezbollah,
même si c’est celui-ci qui lui a opposé une résistance
victorieuse, mais une guerre d’Israël contre le Liban. À
travers elle, se jouait la guerre des États-Unis contre le
monde arabe.
Peut-être savez-vous que les
deux principaux distributeurs français ont essayé, dans un
premier temps, d’empêcher la diffusion de ce livre dans mon
pays, et que les grands médias ont longtemps refusé à la
fois d’en faire mention dans leurs articles et émissions et
ont toujours refusé de vendre des espaces publicitaires pour
le faire connaître. Cela n’a pas empêché son succès, mais
l’a ralenti. C’est que ce livre comprend un crime de
lèse-majesté et une hérésie.
En annexe de l’ouvrage, vous
trouverez des reproductions de « unes » et d’éditoriaux du
quotidien Le Monde, fleuron de
l’intelligentsia atlantiste. Vous y trouverez des exemples
de propagande outrancière, comme cette « une » qui annonce
la prise de Bint Jbeil par Tsahal, alors qu’Israël y vécu
une cuisante défaite, ou cette autre qui montre l’armée
israélienne sortir victorieuse de la guerre ; une version
que même Ehud Olmert ne saurait tenir ! Voilà pour le crime
de lèse-atlantisme.
L’hérésie, c’est la partie
de l’ouvrage qui retrace l’histoire du mouvement sioniste
d’Oliver Cromwell à George W. Bush. J’y montre, preuves à
l’appui, qu’à l’origine le sionisme n’était pas une
idéologie juive, mais une doctrine politico-religieuse
puritaine, on dirait aujourd’hui évangélique. Cela a toutes
sortes de conséquences. D’abord les relations entre
Washington et Tel-Aviv ne doivent pas être analysées en
termes d’influences réciproques, mais au regard de
l’idéologie qu’ils partagent, tout au moins lorsque les
puritains sont au pouvoir à Washington. D’autre part, la
nature de l’État d’Israël ne doit pas être envisagée comme
une réponse aux persécutions subies par les juifs d’Europe,
mais comme un projet colonial religieux impliquant à terme
un strict système d’apartheid. Enfin, et pour faire vite vu
le temps qui nous est imparti, les clivages religieux dans
la région n’opposent pas les chrétiens aux musulmans, mais
les chrétiens évangéliques et juifs d’un côté aux
catholiques et musulmans de l’autre. Le sionisme anglo-saxon
voue aux mêmes gémonies les musulmans et les maronites.
Toute alliance entre les maronites et les États-Unis est
suicidaire, tout au moins tant que les évangéliques sont au
pouvoir à Washington,
comme l’ont parfaitement compris Benoît XVI et Mgr Sabbah.
Je note qu’à ce jour, alors
que ce livre contient des milliers d’informations précises,
les lecteurs de la version française n’y ont trouvé que deux
erreurs mineures portant sur la composition sociologique de
la population libanaise. Elles seront corrigées dans les
versions ultérieures et n’affectent au demeurant pas le
raisonnement qui j’y développe. De même pour quelques
imprécisions de vocabulaire dans la traduction arabe.
En conclusion, je voudrais
souligner l’importance de ce qui s’est passé ici à l’été
2006. Alors qu’aucune chancellerie au monde ne doutait de la
victoire israélienne et que la diplomatie internationale
visait uniquement à limiter vos souffrances, vous avez
renversé le cours de l’Histoire. Alors que l’asymétrie des
forces —et notamment l’usage de l’arme aérienne— auraient dû
vous plonger dans « le choc et la stupeur », vous avez tenu
sous les bombardements et vous avez repoussé l’invasion
terrestre. Vous avez montré que l’Empire n’est pas
invincible et qu’il ne pouvait pas vous asservir. Vous êtes
un exemple pour le reste du monde. Je voulais vous dire mon
admiration, et j’en suis sûr, celle de tous ceux —où qu’ils
soient— qui se battent pour la liberté.
Thierry Meyssan
Analyste politique, fondateur du
Réseau Voltaire. Dernier ouvrage paru :
L’Effroyable imposture 2 (le remodelage
du Proche-Orient et la guerre israélienne contre le Liban).
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