Egypte
Egypte : des
élections, et quelques questions
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 28 mai 2012
Si le Moyen Orient est une région
complexe, l’Egypte est un pays
particulièrement compliqué. Depuis plus
d’une année, le monde en général et les
Égyptiens en particulier ont pu
constater des changements profonds dans
la société. Les masses qui se sont
soulevées et ont permis de se
débarrasser de Moubarak ont provoqué une
prise de conscience profonde dans les
populations (dans l’ensemble du monde
arabe). Il était possible, ont-ils
montré, de faire tomber le despote,
d’influer sur les événements et de
participer à l’écriture d’une autre
Histoire.
Nul ne peut nier ce renouveau, ce
réveil, cette conscience nouvelle.
Quelles que soient les forces qui ont
participé en amont à l’entraînement des
blogueurs et des cyberdissendents,
qu’elles que soient les influences et
les pressions, étrangères et internes,
cette conscience collective est le plus
grand acquis des mouvements qui ont
transformé le Moyen-Orient. Il reste
qu’il ne faut point, au nom de
l’optimisme qui naît avec les peuples
qui se soulèvent, se laisser aller à des
conclusions hâtives, sans analyse
profonde des enjeux économiques,
géostratégiques et politiques nationaux
et régionaux. Je l’ai répété depuis le
début des événements, dès novembre 2010,
les forces qui ont poussé et accompagné
les soulèvements ne furent ni spontanées
ni désintéressées et l’évolution de la
situation dans tous les pays ( de la
Tunisie à la Syrie en passant par
l’Egypte) me donne raison : il faut
rester très prudemment optimistes.
Les élections présidentielles en
Égypte sont particulièrement
révélatrices. Les précédentes élections
parlementaires avaient été surprenantes
avec l’arrivée en tête des Frères
Musulmans et, bien plus étonnant encore,
l’apparition inattendue d’un parti
salafi, an-Nour, arrivant en seconde
position (après seulement quelques mois
de mobilisation). La nouvelle
Constitution n’a toujours pas été écrite
et le comité chargé de son élaboration a
été quasiment dissous. Les candidats aux
élections ont été acceptés, puis parfois
rejetés, selon des procédures et avec
des explications pas toujours claires ni
vraiment transparentes. L’ ensemble des
partis et des acteurs politiques ont
évité de polémiquer pour ne pas
envenimer l’atmosphère même si de
nombreuses voix étaient très critiques
et accusaient les anciens du régime, de
même que l’Armée, de procédés douteux en
coulisses.
Il s’agissait donc des "premières
élections libres" en Égypte. Une
douzaine de candidats étaient finalement
en compétition et quatre candidats
semblaient être favoris. Deux anciens du
régime, plus ou moins associés à
l’ancien ordre autocratique, Amr Moussa
et Ahmad Shafiq, et deux islamistes,
plus ou moins associés aux Frères
Musulmans, Muhammad Morsi et Abd
al-Mun’im Abul Futuh. Les sondages et
les pronostics présentaient souvent ces
deux derniers comme premier ou second
candidat dans la course, ou inversement.
Personne, apparemment, ne pouvait
prédire qui allait l’emporter. On
assistait à des alliances étranges : le
parti salafi choisissant Abul Futuh
plutôt que Morsi alors que le premier
est reconnu comme " bien plus libéral".
Un indice de plus que la nature de la
participation des salafis au processus
électoral est peu claire (depuis bien
avant les élections parlementaires au
demeurant). On nous parlait beaucoup de
Amr Moussa comme s’il représentait la
seule alternative sécularisée. Ahmad
Shafiq, qui avait temporairement été
placé à la tête du pays, avait été
"oublié". La lecture et l’interprétation
des faits est bien difficile.
Pourtant le scénario qui se dessine
pourrait bien être particulièrement
intéressant pour l’ancien régime et
l’armée dont les intérêts économiques et
politiques demeurent immenses. La
défaite de Abul Futuh - candidats
soutenus par les jeunes générations
d’islamistes et les blogueurs qui
avaient auparavant soutenus Muhammad
al-Baradei - et la disparition de Amr
Moussa - laïque mais pas toujours
contrôlable - offre une avenue
intéressante même si elle est paradoxale
à première vue. L’arrivée en tête du
candidat des Frères Musulmans, suivi par
Ahmad Shafiq, pourraient offrir deux
options très favorables à court ou à
long terme.
Soit il va s’agir d’agiter
l’épouvantail de l’islamisme et des
Frères Musulmans et de mobiliser
l’Egypte face aux dangers des Frères
contrôlant le Parlement et la
Présidence. Tout porte à croire que les
Frères Musulmans pourraient subir un
contre-coup réel et effectivement perdre
les élections au profit d’un ancien du
régime protecteur des intérêts des
caciques. Soit il s’agit, sur le plus
long terme, d’exposer les Frères
Musulmans et de laminer leur crédibilité
dans l’exercice même du pouvoir. Il y a
fort à parier qu’un scénario du type
turc - avec les succès de l’AKP et son
intégration à l’économie capitaliste -
ne se produira pas en Égypte car l’état
économique du pays (et son potentiel)
n’est pas comparable ni d’ailleurs les
enjeux régionaux, avec notamment le
conflit israélo-palestinien et les
relations avec les autres États arabes (
des pétromonarchies à la Syrie et au
Yémen sans oublier le front de rupture
sunnite-chiite).
La transparence politique est loin
d’être un acquis des soulèvements
arabes. Les manœuvres politiciennes, les
mensonges et les rapports de force
restent la règle et les espérances des
peuples ne sont de loin pas toujours
prises en compte ni respectées. La route
est longue et les apparents vainqueurs
aujourd’hui ne sont pas forcément ceux
que l’on croit. La conscience qui s’est
réveillée dans le monde arabe ne doit
pas se laisser endormir et s’il exista
un processus révolutionnaire (inachevé à
l’évidence), c’est aujourd’hui qu’il
doit manifester sa force de résistance
et de changement. Rien n’est gagné
encore et les ingérences et
manipulations ne vont pas cesser. À ceux
qui ont pensé que les élections
présidentielles égyptiennes règleraient
toutes les questions en suspend, il faut
dire qu’il est l’heure de se réveiller
de ces illusions dangereuses. C’est
parce que l’Egypte est un grand pays
associé à des enjeux cruciaux qu’il a
besoin de politiques et d’intellectuels
déterminés, réellement démocrates avec
une crédibilité éthique éprouvée. La
situation est critique.
Sans cette conscience et ce courage
de refuser les mises en scène, il se
pourrait que les élections
présidentielles soient moins une page
nouvelle de l’avenir démocratique de
l’Egypte, que la répétition d’un ancien
chapitre de mise sous tutelle. Le pire,
après la dictature, serait une mise en
scène démocratique, avec de véritables
acteurs politiques sur le devant de la
scène, jouant - et jouets - d’un
scénario écrit par quelques
intelligences économiques, militaires,
étrangères ou intérieures, qui ont
appris, par l’Histoire, que l’on peut
tromper les peuples avec le choix des
mots, en nourrissant les illusions ou en
instrumentalisation les peurs. Rien
n’est gagné en Égypte, c’est bien le
moins que l’on puisse dire.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 28 mai 2012
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