Opinion
Le Mali, la France
et les Extrémistes
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Jeudi 17 janvier
2013 Le monde
observe, et la classe politique
française semble unanime sur le principe
d’une intervention militaire au Nord du
Mali contre les « islamistes », «
jihadistes », « extrémistes ». D’aucuns
reprochent certes au gouvernement de
s’être engagé seul mais ils estiment «
juste » la décision de mener une action
militaire. Le Président français,
François Hollande, qui semblait perdu au
cœur d’un gouvernement confus, redore
son blason et se refait une image
d’homme d’Etat, de chef de guerre, qui
veut « détruire l’ennemi », « l’empêcher
de nuire ». C’est donc au Nord du Mali
que la France voit se refléter, enfin,
l’image d’un Président fort, déterminé,
installé à Paris. Il faut commencer
par le commencement et prendre une
position claire. L’idéologie et les
pratiques des réseaux et groupuscules
salafi jihadistes et extrémistes sont à
condamner de la façon la plus ferme.
Leur compréhension de l’islam, leur
façon d’instrumentaliser la religion et
de l’appliquer en imposant des peines
physiques et des châtiments corporels de
façon odieuse est inacceptable. Encore
une fois la conscience musulmane
contemporaine, et internationale, doit
s’exprimer haut et fort, le dire et le
répéter, cette compréhension et cette
application de l’islam sont une
trahison, une horreur, une honte et les
premiers à devoir s’y opposer devraient
être les musulmans eux-mêmes et les
Etats des sociétés majoritairement
musulmanes. Politiquement,
intellectuellement et avec toute la
force de leur conscience et de leur
cœur. Cette position ne doit souffrir
aucune compromission.
A cette ferme position de principe,
il faut ajouter l’analyse géostratégique
et éviter de confondre la clarté de la
position morale avec la naïveté d’une
position politique binaire simpliste :
être contre les extrémistes jihadistes
reviendrait-il donc forcément à être en
accord avec la politique française dans
la région ? L’expression « Etre avec
nous ou contre nous » de George W. Bush
est fondamentalement fausse et
dangereuse dans sa substance autant que
dans ses conséquences. Derrière
l’engagement « noble » de la France aux
côtés des peuples africains en danger,
il demeure certaines questions qu’il
faut poser explicitement. L’Occident en
général, et la France en particulier, a
oublié les peuples pendant des décennies
sous les dictatures tunisiennes,
égyptiennes et libyennes avant de
chanter les louanges des « révolutions
», du « printemps arabe » et de la
liberté. En Lybie, l’intervention
humanitaire avait des aspects troubles,
des parfums d’intérêts pétroliers et
économiques peu dissimulés, voire
assumés.
Quelques mois plus tard, la France
interviendrait au Nord du Mali pour le
bien du peuple, avec cette seule
intention de protéger ce pays « ami » du
danger des extrémistes désormais alliés
des rebelles touaregs. Voire. L’absence
de données économiques et
géostratégiques dans la présentation
politique et médiatique des faits est
troublante. On ne dit rien, en sus, de
l’histoire longue, et plus récente, des
alliances de la France avec les
gouvernements maliens successifs. Tout
se passe comme si la France exprimait
soudain sa solidarité politique de façon
gratuite, généreuse et sans calcul. Or
dans les coulisses des bouleversements
politiques récents, la France n’a eu de
cesse d’interférer, de faire pression,
d’écarter les acteurs maliens gênants
(politiques ou militaires) et de créer
des alliances utiles, aux sommets de
l’Etat comme sur les terrains tribal,
civil et militaire. Amadou Toumani
Touré, renversé par un coup d’Etat le 22
mars 2012, a été grandement fragilisé et
isolé après la chute du colonel Kadhafi.
Il semble avoir payé le prix de sa
politique vis-à-vis du Nord et de ses
vues quant à l’attribution des futurs
marchés d’exploitation pétrolière. Les
liens (parfois difficiles) de la France
avec l’organisation sécessionniste, « Le
Mouvement National de Libération
d’Azawad » (MNLA), ne sont un secret
pour personne et permettaient d’établir
une zone de fracture entre le Sud et le
Nord du Mali bien utile à la lumière des
visées d’exploitation de richesses
minières très prometteuses. La présence
de l’Al-Qaida au Maghreb islamique
(AQMI) et son alliance avec les tribus
touaregs dans le Nord a été, depuis 3
ans (et davantage encore dans les
faits), un autre facteur justificatif de
la présence militaire française dans la
région (et qui s’est proprement
officialisée depuis le lancement de « la
guerre » il y a quelques jours).
Le gouvernement français et les
responsables des multinationales du gaz
et du pétrole ont toujours,
officiellement, relativisé ou minimisé
les découvertes en matière de ressources
minières dans la région sahélienne entre
la Mauritanie, le Mali, le Niger et
l’Algérie (on a même parlé de « mirage
malien »). Pourtant les données sont
bien plus connues et certifiées qu’on ne
le laisse entendre et Jean François
Arrighi de Casanova, le directeur
Afrique du Nord de Total, n’a pas hésité
à parler « d’un nouvel Eldorado » avec
d’immenses découvertes gazières et
pétrolifères. La région n’a pas moins de
cinq bassins des plus prometteurs. Le
bassin de Touadenni, à la frontière
mauritanienne, a déjà révélé
l’importance de ses ressources. Il faut
y ajouter les bassins du Tamesna et des
Iullemeden (frontaliers avec le Niger),
le bassin de Nara (proche de Mopti) et
le graben de Gao. L’Autorité pour la
Recherche Pétrolière (AUREP) confirme le
potentiel du sous-sol du nord Mali en
matière de ressources minières
(essentiellement gaz et pétrole). Le
Mali, la Mauritanie, l’Algérie et le
Niger sont les premiers concernés et –
avec la chute du colonel Kadhafi – les
perspectives d’exploitation se sont
ouvertes pour les compagnies françaises
(au premier chef Total), italiennes
(ENI) et algérienne (Sipex, filiale de
Sonatrach) qui ont déjà investi plus de
100 millions de dollars (selon les
estimations) en études et forages malgré
les difficultés dues à l’aridité et à
l’insécurité. Le peuple ami malien vaut
bien que l’on défende son sang, sa
liberté et sa dignité quand on sait,
accessoirement, ce que peut recéler son
désert de gaz et de pétrole. Ce ne sont
pas les ressources minières du nord du
Mali qui sont un mirage mais bien la
réalité de la décolonisation.
Certaines questions ne sont-elles pas
légitimes au demeurant ? Nul ne peut
nier l’existence de groupes violents
extrémistes et radicalisés qui ont une
compréhension coupable et inacceptable
de l’islam. Nous l’avons dit, il faut
les condamner. Il faut constater que ces
groupes ont des stratégies politiques
contradictoires et ont une fâcheuse
tendance à s’installer aux lieux exacts
où les ressources minières sont un enjeu
capital. On le savait en Afghanistan
(dans une région immensément riche de
pétrole, gaz, or, lithium, etc.) et
voilà – on ne comprend pas bien pourquoi
– que les « fous » extrémistes
s’installent dans le Sahel malien pour y
appliquer leur « shari’a » inhumaine et
si peu islamique. Dans le Sahel
désertique ! Que l’on nous entende bien,
il n’y a pas doute sur l’existence de
ces groupuscules extrémistes mais il y a
des questions légitimes sur leur
infiltration possible (les services de
renseignements américains, comme
européens, ont admis faire usage de
l’infiltration en s’appuyant sur des
agents instigateurs). Leurs lieux
d’installation et leurs méthodes
d’opération pourraient bien être
encouragés et orientés : on le savait
avec George W.Bush, on le voit au Mali,
on peut faire un usage utile « des
terroristes ». Un chef militaire malien
nous disait son trouble lors de notre
dernière visite : « On a ordre de les
exterminer, de les ‘détruire’ (sic),
même quand ils sont désarmés. Pas de
prisonniers ! On fait tout pour les
rendre fous et les radicaliser ».
Etonnante stratégie de guerre en effet.
Plus largement, le Canard Enchaîné
révèle que l’allié de la France, le
Qatar, aurait signé un accord avec Total
– quant aux exploitations du Sahel – et,
paradoxalement, soutiendrait
financièrement et logistiquement des
groupes radicalisés tels que « les
insurgés du MNLA (indépendantistes et
laïcs), les mouvements Ansar Dine, Aqmi
et Mujao (djihad en Afrique de l’Ouest)
». Si les faits sont avérés,
s’agirait-il d’une contradiction ? Ou
alors d’une façon d’encourager et de
pousser les pyromanes (extrémistes) afin
de rendre utile, nécessaire et
impérative l’action des pompiers
(français) ? Une répartition des rôles
entendue, particulièrement efficace, et
tellement cynique.
Le monde observe et la récente prise
d’otages en Algérie va davantage encore
mobiliser les sentiments nationaux en
soutien de l’opération militaire. Des
otages américains, anglais, norvégiens,
etc. et ce sur le sol algérien : les
enjeux dépassent désormais la France. Le
peuple malien se réjouit en majorité
mais beaucoup ne sont pas naïfs : la
France amie est surtout amie de ses
intérêts et sa façon d’intervenir
sélectivement (en Lybie ou au Mali et
non en Syrie ou en Palestine) n’est pas
nouvelle. La politique biaisée de la «
France-Afrique » est terminée nous
disait-on, les colonisations politique
et/ou économique ont fait long feu,
l’heure de la liberté des peuples, de la
dignité des nations et de la démocratie
a sonné ! Il faudrait donc que l’on
adhère béatement à cette hypocrisie
générale. Il faut dénoncer les
extrémistes, il faut condamner leurs
actions et l’instrumentalisation de la
religion et des cultures mais vient un
jour où il faut aussi regarder les
responsabilités en face. Aux Etats
africains et arabes qui oublient les
principes élémentaires de l’autonomie et
de la responsabilité politiques (et ceux
du respect de la dignité de leur peuple)
; aux élites africaines et arabes, et à
nous tous, qui sommes si peu capables de
proposer une vision claire de
l’indépendance politique, économique et
culturelle ; aux peuples qui se laissent
emporter par les émotions populaires et
les mirages « des puissance amies »... à
nous tous, politiques, intellectuels et
citoyens préoccupés par la dignité et la
justice dans les pays du Sud, il faut
renvoyer le miroir de notre
responsabilité ultime quant à ce qui
advient sous nos yeux. La « destruction
» des extrémistes jihadistes du Nord du
Mali n’est pas une promesse de liberté
du peuple malien mais, à long terme, une
forme sophistiquée d’aliénation
nouvelle. Pourtant, jamais comme
aujourd’hui les forces de résistance des
pays du « Global South » (avec les
mouvements politiques et intellectuels
engagés au Nord), jamais ces forces,
disions-nous, n’ont eu autant
d’opportunités d’ouvrir d’autres
horizons et une marche nouvelle vers
leur liberté.
On ne voit rien aujourd’hui que cette
euphorie, cette célébration ou ce
silence, face à l’action libératrice de
la France et de la « communauté
internationale » qui unanimement la
soutient. Comme si le Moyen Orient et
l’Afrique avaient accepté d’être soumis
encore devant les dernières cartouches
tirées par cet Occident meurtri et
mourant de ses doutes et des crises
économiques, politiques et identitaires
qui le traversent. Le meilleur service
que l’Afrique peut se rendre à
elle-même, et à l’Occident, ce n’est pas
de plier face à la nostalgie et aux
délires de puissance de ce dernier, mais
de lui résister avec dignité et
cohérence au nom des valeurs même que
l’Occident et la France défendent et
qu’ils trahissent pourtant
quotidiennement au gré de leurs
politiques mensongères et hypocrites en
Amérique du Sud, en Afrique comme en
Asie. Le Nord du Mali est un révélateur
qui donne la chair de poule : voilà un
peuple qui chante sa libération
politique laquelle est associée à son
nouvel enchainement et étouffement
économiques ; voilà des politiques et
des intellectuels africains ou arabes
qui sourient et applaudissent
(conscients ou inconscients, naïfs,
arrivistes ou compromis). L’hypocrisie
et la lâcheté de ces derniers n’est
somme toute que le miroir de
l’hypocrisie et de la manipulation des
grandes puissances occidentales. Rien de
nouveau sous le ciel des colonies.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 17 janvier 2013
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