Emotions et lucidité
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Dimanche 13 février 2011
Une première étape de la révolution est franchie et le
dictateur a quitté le pouvoir. Les derniers jours de son règne
ont été étranges, au demeurant. Comme si un scénario télévisé
était à l’œuvre : script pensé, apparemment désordonné, ordonné
dans son désordre et, sur le fond, déroutant… nous menant,
toutefois, vers la seule destination possible. Les jeunes, les
manifestants et les opposants au régime ont choisi de nouvelles
méthodes de communication et de mobilisation : les pouvoirs
également et on aurait tort de rester naïfs.
Les interventions du président Moubarak ont souvent semblé
décalées de la réalité. On attend sa démission, des émissaires
du pouvoir l’annoncent par deux fois, la veille de la seconde
allocution, puis encore l’après-midi de la troisième et, à
chaque fois, le Raïs vient contredire les pronostics. Le
sentiment populaire, l’émotion, qui fut si important tout au
long de ces dix-huit jours a suivi un effet « yoyo » de grande
amplitude : immense espérance, profonde déception, puis
espérance encore, puis rechute jusqu’à l’apparente victoire
finale. En psychologie élémentaire on sait que les variations
émotionnelles, et a fortiori de masse, ont un effet sur
l’analyse, la distance critique : l’effet des medias, de la
communication et de la liesse populaire amplifient forcément ce
phénomène. Il faut pourtant faire une pause et reconsidérer le
sens et les enjeux.
A distance, le positionnement américain donne l’impression de
suivre la même courbe de l’incontrôlé et de l’ignorance des
décisions internes. « L’Histoire se déploie » dit le président
Barack Obama, quelques heures avant que Hosni Moubarak annonce
qu’il reste pourtant. Espoir d’une résolution rapide à
Washington, puis contradiction encore par la voix du Caire.
Dépassée l’administration américaine ?... et sa maîtrise des
affaires égyptiennes seraient donc tout à fait relative ? Elle
aurait finalement accepté et reconnu la victoire du peuple. Sans
intervenir, en observant, et en se plaçant finalement sagement
du côté de ce dernier.
Il se pourrait pourtant que, dans les coulisses, les choses
soient moins chaotiques que le laissent apparaître ces
apparences. Nos émotions furent fortes, poignantes, vives et
intenses, certes, mais la réalité des conflits et des enjeux est
autrement plus comptable, délimitée et pondérée. Les conflits et
les tensions à l’intérieur du commandement de l’armée égyptienne
sont connus et la collaboration avec l’administration américaine
n’a jamais été un secret pour personne. La période de transition
qui s’annonce est autrement plus difficile et dangereuse que le
moment de la mobilisation populaire contre le dictateur
Moubarak. Il va falloir être vigilant, lucide et courageux.
Le commandement militaire affirme qu’il a dissolu le
Parlement et suspendu la Constitution avec, en ligne de mire,
des élections prévue dans, au plus, six mois. Le gouvernement –
dont les membres ont quasiment tous été choisis par Hosni
Moubarak – reste en place pour gérer les affaires courantes et
assurer la transition. Le régime ne tombe donc pas et les
acteurs restent les mêmes. Les plus optimistes se rassureront en
pensant que l’essentiel a été fait, des analystes plus prudents
– nourris par les leçons de l’Histoire – resteront sceptiques :
il y a forte à parier que les dix-huit jours, puis la période à
venir, ont permis et permettront un recadrage des réformes, une
évaluation des intérêts à préserver et des objectifs à réaliser.
Pour contenter les aspirations et l’émotion populaires et
protéger par ailleurs les alliances et les intérêts économiques
et géostratégiques.
Nous venons d’assister à deux Révolutions des masses
populaires et de la jeunesse portées par de nouveaux modes
globaux de communications. Les couvertures médiatiques emportant
les adhésions ont pu jouer, au juste sens du terme, comme des
« couvertures », des écrans, déformant les réalités et les
enjeux, comme la part du maîtrisé et de l’incontrôlé. Il faut
saluer le peuple tunisien, et les Egyptiens (dont les bloggeurs
travaillent à la sensibilisation populaire depuis près de trois
ans) : leur contribution au réveil des peuples sont sans commune
mesure. Ces appels à la liberté et ces manifestations de masse
marquent une rupture : un chemin vers la liberté et cette
jeunesse, ces bloggeurs, nous auront impressionnés par leur sens
de l’initiative, leur sagesse et leur analyse pondérée et non
violente des situations. Un sens des responsabilités et un
courage qu’il faut saluer et une nouvelle conscience politique
et humaniste en qui il faut avoir confiance.
Il importe de rester lucide néanmoins. Les pouvoirs ont pris
la mesure de ces phénomènes. A tous ceux qui pensent que
l’administration américaine s’est trompée, a été maladroite ou
encore a été dépassée ; nous aimerions dire qu’il faudrait peut
être qu’ils reconsidèrent les choses à la lumière de ce qui se
passe et qui va se passer dans les jours qui viennent. L’Egypte
– comme la Tunisie d’ailleurs – est encore sous contrôle et la
façon d’avoir réussi ces opérations de
déplacement-contrôlé-des-pouvoirs et le signe d’une formidable
maîtrise de la communication (allant jusqu’à contrôler les
apparentes erreurs de jugement exposées au public lors des
conférences de presse) et des logiques internes au monde arabe.
Il faut inviter les peuples à être moins émotifs et les
leaders d’opposition à être plus vigilants et responsables. Il
appartient à ces derniers de faire face aux responsabilités
critiques – et historiques – qui sont les leurs à l’heure où
nous écrivons ces lignes. Les mobilisations doivent rester
potentiellement possibles mais ce qui importe est
l’établissement, dans les sociétés civiles arabes, de
plateformes d’opposition qui intègrent la pluralité des voix
politiques et des espérances idéologiques. Il ne peut s’agir
d’être les spectateurs passifs d’une récupération des mouvements
populaires dans l’apaisement, la durée, les discours lénifiants
et les déclarations de principes entendues. De la à nous sommes,
les mêmes recommandations s’imposent : rester éveillés, de pas
prendre pour argent comptant les promesses politiques ou les
déclarations de soutien aux démocraties qui naissent, après
trente années de collaboration avec les dictatures qui meurent.
Il y a quelques années nous appelions de nos vœux l’émergence
d’un nouveau « Nous » nourri par des principes, des valeurs, des
exigences de cohérence et un sens de l’appartenance à des idéaux
nationaux communs. C’est une page historique qui s’ouvre ici
afin que nous réalisions les objectifs concrets et pratiques de
ce nouveau « Nous ». Nous engager ensemble, libérés des
potentielles surdités émotives et nourris par la lucidité au
regard des exigences démocratiques, pour que nos gouvernements –
de l’Occident comme de l’Orient – ne nous divisent point, ne
nous manipulent plus et ne nous fassent pas croire à des
divergences qui n’existent pas dans le quotidien de nos vies et
de nos espoirs d’êtres humains. Après la joie et le soulagement,
l’heure est à la lucidité et aux fronts de résistance communs et
raisonnables. La vigilance et la persévérance doivent être les
armes de nos résistances non violentes. Ni la Tunisie, ni
l’Egypte ne sont encore libres et indépendantes : les
mobilisations doivent se poursuivre pour accompagner les
révolutions qui se déroulent sous nos yeux… et accompagner
l’espérance de nouvelles.