Egypte
Les Frères
Musulmans face à l'Histoire
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 11 juin 2012
L’évolution de la situation en Égypte
est quelque peu déroutante, pour ne pas
dire inquiétante. J’ai écrit, dit et
répété que le soulèvement qui a mené au
25 janvier 2011, n’était pas aussi
spontané qu’il apparaissait et que,
depuis, l’Armée (ou en tous les cas une
tendance à l’intérieur du Conseil
Supérieur des Forces Armées - CSFA)
n’avait jamais complètement perdu le
contrôle de la situation. Les choses se
confirment avec, en sus, l’étonnante
condamnation de l’ex-président Hosni
Mubarak et l’acquittement des autres
accusés (dont ses enfants : leur
implication dans les officines sombres
de l’ancien pouvoir et leur rôle dans la
corruption sont pourtant de notoriété
publique). Tout se passe comme si nous
assistions à une mise en scène du
changement avec le retour du même qui,
dans le processus, s’est libéré des
éléments gênants tout en consolidant sa
légitimité politique, militaire et
économique. Me reviennent en mémoire les
propos que m’avaient murmurés l’ancien
conseiller de Nicolas Sarkozy, M. Henri
Guaino, lors d’un débat télévisé
(novembre 2011) : "Il n’y a pas de
révolution en Égypte, il y a eu un coup
d’Etat militaire". À méditer.
Le candidat des Frères Musulmans (FM)
est arrivé en tête du premier tour et il
est bon, avant d’étudier ce résultat, de
revenir quelque peu en arrière et d’
analyser quelles furent les positions de
l’organisation. Les FM n’étaient pas
présents au début des manifestations et
c’est très tard (la veille du 25 janvier
officiellement) qu’ils ont rejoint le
mouvement populaire mobilisé contre le
régime dictatorial de Mubarak. La jeune
génération des FM a poussé les leaders
et les tensions et les divisions
internes ont été conséquentes et ont
laissé des traces. Les FM ont su se
trouver une place dans le soulèvement
grâce à leur crédibilité historique en
tant qu’opposants (ils ont été torturés,
emprisonnés, exilés), au fait de se
présenter comme les gardiens de la
référence islamique, ainsi qu’à leur
très bonne organisation et capacité de
mobilisation sur le terrain. Ils étaient
assurés d’un bon résultat aux élections
parlementaires. La participation
surprise et le succès impressionnant des
salafis - dont la présence était
clairement destinée à les gêner - a
placé les FM dans une position délicate
entre l’Armée, les laïques et les
salafis. Des membres de l’organisation
ont dialogué avec l’armée et ne s’en
sont pas cachés. La perspective de
s’assurer un rôle majeur et de protéger
les acquis ont imposé des stratégies qui
ont parfois éloigné l’organisation du
peuple et de ses aspirations et les a
amenés à composer avec le CSFA. La
réaction a été timide lorsque le comité
chargé d’écrire la Constitution a été
démantelé maintenant pourtant toutes les
décisions politiques et électorales dans
un flou peu satisfaisant en terme de
transparence des processus démocratiques
et du rôle et de la légitimité des
institutions.
Ils avaient annoncé que leur parti,
Liberté et Justice, ne présenterait
personne aux élections présidentielles
et ce fut l’une des raisons du renvoi de
Abd al Munaim Abu al Futuh de
l’organisation (lequel s’était opposé à
cette décision). Or, ils décidèrent
soudain de présenter un, Keirat
al-Shater, puis deux candidats, avec
Muhammad Morsi. Étrange revirement
poussé soit par la certitude de pouvoir
l’emporter, soit par les encouragements
intéressés du CSFA désireux de diviser
les rangs des opposants. Au lieu de s’en
tenir à leur rôle de parti de contre
pouvoir, les voici engagés dans une
course à la présidence qui a imposé des
compromis, laminé les fondations de leur
crédibilité et fait naître des questions
sur leur choix et le rôle que l’Armée
jouait et entendait leur faire jouer.
Les résultats du premier tour des
élections présidentielles (annoncées
comme transparentes) étaient bien
surprenants : Muhammad Morsi est
sensiblement en tête devant le candidat
de l’ancien régime, ami de l’Armée, et
protecteur, en sus, d’anciennes chasses
gardées économiques et de troubles
intérêts financiers. Il n’y a pas eu de
fraude nous dit-on : les résultats,
néanmoins, n’auraient pas pu mieux
correspondre aux intérêts de la nouvelle
tendance qui tient les rênes de l’Armée
de l’après Moubarak. Troublant à tout le
moins.
Arrivés en tête, les Frères Musulmans
ne pouvaient naturellement pas contester
les résultats. Tous les autres candidats
sont restés prudents. Les jours qui ont
suivi les élections ont mis en évidence
des signes perturbants. Des ralliements
étranges, des prises de positions
singulières de tels ou tels candidats
avec le sentiment, pour le peuple,
d’être placé devant un choix difficile
et bien insatisfaisant. Un candidat
tellement proche de l’ancien régime et
un parti représentant une organisation
dont les messages ont été peu clairs,
contradictoires : il représente sans
doute un tiers des aspirations
populaires mais aussi celui qui a
accepté de composer avec les militaires
en étant d’abord préoccupé de son gain
politique. Encouragés, voire
illusionnés, par les exemples turcs et
tunisiens, les Frères Musulmans semblent
avoir pensé que leur heure était venue.
On ne peut pourtant manquer de compter,
au cours de ce processus, une suite
d’erreurs de calcul, voire de fautes
politiques, qui pourraient coûter cher,
non seulement à l’organisation mais
également au pays entier et à son
avenir. La gestion de la diversité des
opinions, en interne ; les règles
d’affiliation exclusive au nouveau parti
créé ; l’absence d’écoute de la jeunesse
; les renvois des voix dissidentes ; le
choix de se présenter aux élections
présidentielles ; les relations avec
l’Armée, etc. sont autant de faits qui
posent question sur les orientations et
les objectifs de l’organisation. Tout
porte à croire, a fortiori, après le
premier tour des élections, que les
Frères Musulmans ont peut-être
simplement servi de faire valoir à
l’Armée. La victoire de Ahmad Shafiq est
aujourd’hui très probable tant les
cartes ont été troublées et les
partisans de l’ancien régime habiles. La
condamnation à perpétuité de Moubarak et
la relaxe de ses enfants et des autres
accusés est à lire au-delà des
apparences. Loin de jouer en faveur des
FM, elle révèle la présence forte du
CSFA derrière la scène, et la mise en
scène. Dans le nouvel ordre, certains
seront protégés, d’autres simplement
éloignés mais dans le nouveau régime, il
demeurera beaucoup de pratiques
anciennes.
L’exemple tunisien (et le précédent
turc) a, en même temps que l’aspiration
de reconnaissance (après plus de
soixante années d’opposition et de
clandestinité), trompé les leaders de
l’organisation et du parti qui se
retrouvent premiers et pourtant coincés
au terme du premier tour. Les FM
auraient-ils été utilisés pour légitimer
un changement de régime démocratico-militaire
mais assurément pas si transparent qu’il
n’y parait ? Ils y ont laissé une part
de leur crédibilité assurément. S’ils
gagnaient les élections néanmoins (ce
serait bien surprenant), ils se
trouveraient dans une situation
politique quasiment intenable avec des
défis politiques, sociaux et économiques
qu’ils auraient bien du mal à relever.
Leur situation n’a en cela rien de
comparable avec celle de la Turquie :
ils peuvent bien avoir fait le choix
similaire de l’économie capitaliste
dominante (en étant prêt à traiter avec
le FMI et la Banque Mondiale), les
moyens économiques de l’Egypte n’ont
rien d’identiques à ceux de la Turquie
et leur place au Moyen-Orient est
autrement plus sensible (notamment quant
au conflit israélo-palestinien). Ainsi,
à bref ou à long terme, qu’ils perdent
ou qu’ils gagnent les élections, tout
porte à croire que la victoire ne sera
pas au rendez-vous.
La situation de l’Égypte est grave.
Le second tour approche et les deux
scénarios qui se présentent ne portent
que très peu de promesses de
stabilisation et de paix sociale. Si
Ahmad Shafiq revenait au pouvoir, il se
peut que certains veuillent redescendre
dans la rue et il y a fort à parier que,
cette fois-ci, l’armée ne sera ni
attentiste ni observatrice (comme elle
le fut, au début de 2011) s’appuyant
désormais sur la légitimité démocratique
issue des urnes. Espérons que le peuple,
et les jeunes, sauront rester mobilisés
sans tomber dans le piège de la
violence. Le printemps égyptien est loin
et la révolution vient peut-être juste
de commencer, ou peut-être est-elle déjà
avortée... si même elle a existé.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 11 juin 2012
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