Opinion
Crise en Egypte :
du bon usage des islamistes
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 10 décembre
2012
La situation en Egypte est très grave
et particulièrement complexe. Les
manifestations sont massives, la
violence est réapparue et l’on compte
les morts et les blessés victimes des
affrontements entre les pros et les
antis Mohammed Morsi. L’Egypte devait
être en route vers la démocratie et la
stabilité politique, or depuis le 25
janvier 2011 – date du départ de Hosni
Moubarak – la situation n’a jamais été
ni claire ni apaisée. La polarisation
entre les islamistes et les laïcs,
l’apparition des salafis littéralistes,
le jeu trouble de l’armée et les
influences, voire les pressions, de
l’étranger ont été autant de facteurs
empêchant l’Egypte d’avancer vers la
normalisation ou, en d’autres termes,
d’accomplir le cycle entier de sa
révolution. Nous en sommes bien loin
aujourd’hui et il devient difficile de
comprendre l’évolution des événements,
leurs enjeux et les alliances
stratégiques sur le terrain.
Certains éléments permettent
néanmoins de tirer quelques
enseignements et de proposer quelques
hypothèses quant à l’évolution possible
de la situation, à brève et à plus
longue échéance. Il est désormais
évident que des forces tentent de
déstabiliser l’avancée du pays vers la
démocratie : on a vu le rôle joué par
les salafis, avant puis après les
élections, comme durant les débats sur
la Constitution. On a pu identifier
également des responsables de l’ancien
régime, de même que l’armée et des laïcs
qui, derrière la scène, attisaient les
tensions, tentaient de fragiliser le
nouveau gouvernement à la tête duquel se
trouvait Mohammed Morsi, des Frères
Musulmans, cherchant à le mettre en
difficulté, voire en échec, à ce moment
crucial de la transition politique. Ces
pressions, jeux et manipulations
politiques sont évidentes et le
Président Morsi, en y faisant référence
dans sa dernière adresse publique,
parlait d’une réalité tangible dans
l’espace politique égyptien : d’aucuns
font dans la manipulation et la
déstabilisation, d’autres dans le
populisme et l’agitation populaire.
Ce constat ne peut néanmoins nous
amener à négliger une autre série de
faits troublants et, somme toute, graves
quant à l’avenir du pays. Lorsqu’en août
2012, Mohammed Morsi démet, à la suite
de l’attaque dans le Sinaï, le chef des
services secrets, puis le président du
CSFA, le maréchal Tantaoui, ainsi que le
chef de l’État-major, le général Sami
Anan, la population se réjouit et le
monde interprète ces gestes comme « un
contre coup d’Etat militaire ». Le
nouveau Président aurait eu le courage
d’écarter une armée égyptienne pourtant
si puissante : il va en tirer, pour un
temps, un gain symbolique. Cette
lecture, bien trop optimiste, ne
correspondait pas aux faits : ces
décisions n’ont pas été prises contre
l’armée mais bien en accord avec les
dirigeants les plus influents, avec
l’idée de donner un rôle nouveau à
l’armée au cœur d’un Etat dirigé par des
civils. Le gouvernement de Mohammed
Morsi, soucieux de sa légitimité et de
sa sécurité intérieures et
internationales, n’avait d’autre choix
que de composer avec les militaires et
de négocier avec l’administration
américaine qui la soutient depuis des
décennies. Il n’a cessé de le faire
durant les derniers mois. Ce n’est
d’ailleurs pas sans étonnement que l’on
a vu les Etats-Unis accepter - avec
autant de facilité - le rôle de
médiateur joué par le gouvernement Morsi
lors de la dernière attaque israélienne
sur Gaza. Quelle surprise d’ailleurs que
le gouvernement de Netanyahu ait lui
aussi accepté – au moment même des
bombardements – qu’un ministre de
l’intérieur islamiste d’Egypte (des
Frères Musulmans, proche de ceux dont il
exécutait sommairement les responsables)
puisse se rendre à Gaza ! Quelle trouble
quand, en sus, les Israéliens
acceptèrent, en Egypte, les termes d’un
cesser le feu ! Le gouvernement de Morsi
engrangeait une seconde victoire
symbolique : hier contre l’armée,
aujourd’hui face à Israël avec la double
reconnaissance intérieure et
internationale. Lecture des faits sans
doute trop hâtive encore.
C’est armé de cette légitimité que le
Président Morsi a voulu forcer la marche
en avant vers la stabilité politique. Il
savait les forces d’opposition
particulièrement actives et le pouvoir
judiciaire menaçait même, semble-t-il,
de proposer de nouvelles élections
présidentielles. L’octroi par décret de
pouvoirs discrétionnaires temporaires au
Président (décret qu’il a finalement
accepté d’annuler le 9 décembre 2012) et
l’élaboration définitive du texte de la
Constitution soumis à référendum ont
soulevé les opposants et les foules.
Mohammed Morsi aurait-il pu aller si
loin s’il ne se sentait pas - ne se
savait pas – protégé ? La lecture des
événements, comme du texte de la
Constitution, nous permet d’avoir une
idée plus claire de qui protège l’actuel
président et de qui son propre
gouvernement va assurer la protection à
l’avenir. Alors que des dizaines de
milliers de manifestants se massaient
devant le palace présidentiel, c’est la
Garde républicaine et l’armée qui
assuraient la protection des lieux et
des personnes. Le commandement de
l’armée a lancé un appel au calme et
recommandé le dialogue entre le pouvoir
et l’opposition pour éviter « une
catastrophe ». La rumeur d’un possible
coup d’Etat a été démentie par l’armée ;
néanmoins la seule référence à ce
scénario est déjà un message adressé à
l’opposition quant à savoir les limites
de son action. Le texte de la
Constitution est encore plus clair quant
au rôle de l’armée et à ses
prérogatives. La création d’un Conseil
National de Sécurité, fort de 15
membres, est révélatrice : l’autonomie
de ce dernier quant à la gestion des
affaires de l’armée, l’autorité ultime
qui lui est octroyée relative aux
déclarations de guerre et la compétence
des tribunaux militaires pouvant juger
des civils (dans des cas qui seraient
liés aux affaires militaires) sont
autant de pouvoirs qui placent l’armée
au centre du nouvel échiquier politique.
Cette situation n’est point nouvelle
mais, au cœur même du processus de
démocratisation, elle se confirme dans
les coulisses de la scène politique. Les
Etats-Unis, l’Europe et Israël ne
peuvent que se réjouir de ces évolutions
: le pouvoir politique reste fortement
sous le contrôle de leurs partenaires de
ces dernières décennies. Plus encore :
l’arrivée au pouvoir des islamistes
semble offrir encore plus d’opportunités
que ne le permettaient les anciennes
dictatures. Si nul ne peut contester le
pragmatisme dont ont su faire preuve les
islamistes durant ces dernières années,
on ne peut que s’étonner des compromis
qu’ils ont été prêts à accepter, voire
des principes d’éthique politique qu’ils
ont fini par négliger. Tout porte à
croire que la force reconnue des
mouvements islamistes, dans
l’opposition, se transforme en faiblesse
et fragilité une fois aux commandes de
l’Etat : leur obsession de
reconnaissance et de crédibilité
(nationale et internationale) les pousse
à multiplier les compromis et à
s’enfermer dans des contradictions
inextricables qui les affaiblissent
considérablement. L’Occident comme
Israël semblent avoir compris comment
ils peuvent faire « un bon usage » des
islamistes au pouvoir. L’histoire
récente tend à prouver le bien-fondé de
ce pari. En Turquie, au-delà des
positions symboliques courageuses face à
Israël, l’avènement des islamistes n’a
rien changé aux équilibres politiques du
Moyen-Orient. Au contraire, la Turquie a
plus vite intégré, et avec efficacité,
le libre marché de l’économie et s’est
alliée aux politiques occidentales de
sécurité. La République islamique d’Iran
est devenue le nouvel épouvantail utile
qui a permis de renforcer les
justifications de la politique
d’ingérence en Irak, de déplacer le
centre de gravité de la menace au
Moyen-Orient (du conflit
israélo-palestinien à l’Iran) et
d’accroître la division sunnite-chiite.
La politique de diabolisation et de
sanction a porté, et porte, ses fruits
aujourd’hui en isolant l’Iran comme ce
fut le cas avec le pouvoir
militaro-islamiste au Soudan : ici, la
séparation entre le Nord et le Sud est
un vieux rêve occidental devenu réalité
et l’on sait combien la politique
israélienne sur le continent a œuvré en
ce sens. La liste est longue encore :
l’accès de Hamas au pouvoir a fait
imploser la résistance à l’intérieur,
comme auprès des soutiens extérieurs.
Israël en a tiré un profit multiplié, en
jouant sur la division palestinienne et
le danger des islamistes, et a poursuivi
sa politique de colonisation. On voit
aujourd’hui les termes de cette même
équation dans une multitude de pays : le
pragmatisme des islamistes les entraîne,
de la même façon, de compromis en
contradictions et en perte de
crédibilité en Tunisie, au Maroc comme
dans les allées du pouvoir en Jordanie,
au Yémen ou au cœur de la résistance
syrienne.
Le paradoxe est puissant : les
dangereux opposants islamistes d’hier
pourraient devenir les alliés objectifs
des politiques stratégiques et
économiques aujourd’hui. Il y aurait
donc un possible bon usage des
islamistes quant à la protection des
intérêts de l’Occident et d’Israël.
Fragilisés par leur accès au pouvoir et
au gré d’une autorité objectivement
restreinte, ils font face à des forces
politiques (salafis ou laïques) et à des
institutions (financières et/ou
militaires) qui atrophient leur
potentielle compétence à réformer les
pays respectifs. La situation est grave
car non seulement il n’y a pas eu de
printemps arabe réveillant le
Moyen-Orient au gré de consciences
politiques transnationales, mais le
processus a enfanté exactement le
contraire : des positions idéologiques
nationalistes et sectaires qui livrent
les pays aux puissances et aux intérêts
étrangers. On pourra encore reprocher à
l’Occident d’user de politiques aussi
machiavéliques pour parvenir à ses fins
: rien n’est plus logique pourtant. Les
Etats-Unis, hormis Israël, n’ont pas
d’amis mais uniquement des intérêts et
Israël n’a que le pouvoir que lui offre
la faiblesse des Arabes, des athées, des
chrétiens comme des musulmans, des
sunnites comme des chiites, des laïques
comme des islamistes. C’est la
conscience politique de tous qu’il faut
questionner : cette obsession du pouvoir
réduit la gouvernance à une lutte
d’intérêts singuliers, d’egos
surdimensionnés et d’idéologies
étriquées, sinon vides. Le monde arabe a
besoin de visionnaires, de leaders, de
politiques qui servent des idées et des
idéaux, portés par des valeurs et
soucieux de l’unité comme de la
diversité. Le monde arabe vient de
prouver au monde qu’il savait dire
noblement « non » ; il lui reste à
prouver qu’il saura dire dignement «
pour quoi ? » et « comment ».
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 11 décembre 2012
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