|
Opinion
La Syrie après la
levée de l'état d'urgence
Qui, du pouvoir ou du peuple, finira par
se retirer ?
Subhi Hadidi
Bashar al-Assad
in Al-Quds al-Arabiyy, 22 avril 2011
Si Bashar al-Asad voulait bien se donner la
peine et trouvait le temps de signer les projets de résolutions
que lui a transmises le conseil des ministres au sujet de la
levée de l’état de siège, de la dissolution du tribunal de
sécurité de l’Etat et de l’organisation du droit de manifester,
il trouverait parmi les questions immédiates ne manquant pas de
piquant, celle-ci : « Que feront, une fois que les projets
seront devenus des décisions exécutoires, les officiers
supérieurs des divers services de sécurité, comme le général Ali
Mamluk, le général Zuhaïr al-Hamad, le colonel Tha’ir al-Amr,
l’adjudant Anis Salaméh, le colonel Hafez Makhluf (des services
de la Sûreté générale/sécurité de l’Etat), ou encore le colonel
Jamil Hasan (renseignements généraux [Mukhâbarât] de l’armée de
l’air), le colonel Muhammad Dib Zaïtun (branche de la sécurité
politique) ? »
La mission de ceux que je viens de citer
consistait exclusivement à arrêter des opposants, hommes et
femmes, chenus et jeunes, à les brutaliser et à les transférer
devant les la Cour de Sûreté de l’Etat ou devant des tribunaux
civils non moins inféodés à l’appareil sécuritaire sous des
accusations en tout genre, devenues, à force, davantage comiques
qu’infamantes (l’exemple le plus célèbre en étant l’« atteinte à
la détermination de la Nation »).
Parmi leurs responsabilités
« considérables », il y avait celle d’interdire de voyager à des
citoyens, soit qu’ils aient élevé la voix afin de protester,
soit qu’ils aient exprimé une opinion non conforme, soit qu’ils
aient été considérés suspects à la suite d’une déclaration bidon
rédigée par un dénonciateur haineux, suivie de celle consistant
à harceler l’interdit(e) de voyage au sujet des raisons de son
déplacement, des raisons parfois impérieuses, d’ordre médical ou
familial, par exemple, afin de mettre à l’épreuve sa dignité et
de mettre la pression sur lui (ou sur elle).
Or, durant les semaines qui ont suivi le
déclenchement de l’Intifada syrienne, ces officiers se sont
attelés à d’autres missions, plus compliquées, mais dont il faut
bien dire qu’elles n’étaient pas totalement nouvelles pour eux,
même si elles avaient acquis une tonalité différente et si elles
nécessitaient des techniques nouvelles avec lesquelles ces
généraux, ces colonels et ces commandants avaient été
insuffisamment familiarisés jusqu’alors. Ils devaient recourir à
tous les procédés du passé en matière de dispersion ou de
répression de toute manifestation, à Deraa, à Douma, à
Lattaquié, à Banias ou à Homs, dont le fait de répandre le sang,
les tirs de snipers et de « Ninjas » (Shabî7ah) – ils devaient
continuer à utiliser tout cela – mais… (oh, nouveauté)… loin des
petites caméras dont les citoyens sont dotés, avec leur
téléphone portable et loin de ces petits appareils photos très
simples à utiliser que l’on trouve partout.
Naturellement, les images furent occultées,
ce fut comme un remake des méthodes utilisées lors des massacres
de Hama, de Jisr al-Shughur ou de Hayy al-Mashariqa, durant les
années soixante-dix et au début des années quatre-vingts du
siècle dernier. Mais c’était une option intenable, car relevant
d’un passé dépassé et révolu. Et c’est avec ce choix que se sont
effondrés les murs de la peur, ces murs symboliques,
métaphoriques, ou ces murs réels, effectifs, devant le spectre
du membre des Mukhâbarât toujours vainqueur, cet assassin
effrayant auquel la loi ne demande jamais aucun compte et
auquel, au contraire, les lois donnent un permis de tuer de
manière arbitraire ou lui confèrent une impunité le protégeant
contre n’importe quelle demande et contre toutes les demandes de
reddition de comptes. Il est devenu clair que cette culture de
l’image, s’insérant dans une autre culture, celle de la
chronique, de l’enregistrement, de la documentation et des
communications sociétales, plus vaste et plus marquante, a
surpris les techniques héritées du passé dont s’étaient nourris
les appareils sécuritaires depuis des lustres et qu’elle a
éclipsé les équations précédentes en matière de soumission, de
dressage et de répression.
Et n’a pas manqué l’invention des mensonges
destinés à être répétés ad nauseam par les trompettes des
services de sécurité (comme l’assertion selon laquelle les
documents vidéo horribles, d’une grande sauvagerie, montrant des
éléments des services de sécurité et des Ninjas en train de
piétiner des corps de nos concitoyens dans le village d’Al-Baydâ’
n’auraient pas été filmés en Syrie), de même que n’ont pas
manqué les variations sur la stigmatisation des manifestants au
moyen de leur qualification d « infiltrés », d’ « agents de
l’étranger », de « salafistes », de « djihadistes » et leur
accusation d’avoir perpétré des tirs et des actes visant à
terroriser la population et à passer des armes en contrebande ;
les forces de sécurité n’avaient plus qu’à renouer avec
certaines méthodes du passé devenues indispensables, comme les
arrestations, la dispersion des manifestations par l’utilisation
de gaz lacrymogènes prohibés internationalement ou les tueries
aveugles par recours aux tirs à balles réelles.
De nombreux indices montrent que les
services de sécurité qui ont participé et continuent à
participer à la répression de l’insurrection syrienne,
directement ou de derrière plusieurs sortes de coulisses aux
spécialisations variées, ont commencé à vivre un état de
« dépaysement » entre leur proche passé (où ils exerçaient leur
violence, brutalisaient et réprimaient sans avoir à redouter de
devoir rendre des comptes et le plus souvent sans témoin) et
leur présent, qui les voit s’accrocher à leurs méthodes du
passé, mais avec une différence fondamentale, qui est qu’ils
sont désormais contraints à perpétrer les mêmes crimes contre
une rue dont ces crimes ne font que renforcer la détermination à
résister, à tenir bon et à monter d’un cran dans les styles de
protestation, d’une part, tandis que, d’autre part, le crime
était perpétré au vu et au su du monde entier.
S’il a fallu une semaine à la tête du
régime pour être contraint à apporter un démenti au bobard des
services de sécurité au sujet de la vidéo tournée dans le
village d’Al-Baydâ’, et pour annoncer le limogeage du colonel
Amjad Abbas, responsable de la sécurité politique à Banias,
héros de ces crimes barbares, de combien de semaines le ministre
de la Justice actuel Taysir Al-Qala Awwad aura-t-il besoin, en
sa qualité de président de ce qu’il est convenu d’appeler la
« commission d’enquête sur les événements de Deraa et de
Lattaquié », pour proposer une forme quelconque de demande de
rendre des comptes adressée à Atif Najib, cousin du Président et
héros des massacres de Deraa, ou encore aux chefs des
« Ninjas », là encore des cousins du Président, héros des
massacres de Lattaquié ? Et qu’attendent les appareils
sécuritaires – qui sont de dix-sept types et spécialités –
(protégez-nous des jaloux !) – pour révéler l’identité des
assassins du colonel Abdu Khudr Al-Tilawi, de ses deux fils et
de son neveu ? Ou celle des assassins de Iyad Harfush, du
colonel Mu‘în Muhalla ou du conscrit Muhammad Awad Al-Qanbar, ou
du conscrit Muhammad Ali Radwân al-Qûmân, ou du conscrit
Muhammad Musa al-Jarrad et d’autres militaires tombés en
martyrs, fils de toutes les régions de la Syrie ? Les gardiens
du régime dormaient-ils à ce point profondément qu’ils n’aient
pas vu ces renards « infiltrés », ces « salafistes », ces
« tchetniks » ? N’est-ce pas plutôt le renard introduit par les
services de sécurité eux-mêmes qu’il s’agit d’arrêter ?
Parlons-en : il est libre et court toujours, à l’affût d’une
nouvelle victime.
Ainsi, quand bien même Al-Asad aurait
honoré le peuple syrien en signant des projets de décisions de
levée de l’état d’urgence, quelle pourra bien être la raison
pour laquelle le colonel Ali Mamluk reste à la tête des
Renseignements généraux, puisque la loi lui interdira d’empêcher
les gens de voyager ou d’emprisonner quiconque en l’absence
d’une décision de justice, ou plus exactement, quelle pourra
bien être la raison de priver son excellence le colonel de son
passe-temps préféré consistant à arrêter les gens du fait que
cela ne sera plus dans ses prérogatives ? Comment pourra-t-il
vivre sans pratiquer tous les arts de la répression, par les
mains, les bras, la langue et les rangers, comme il en a la
réputation ? Et qui, dès lors que ses prérogatives seront
abrogées l’une après l’autre, lui réservera tel ou tel cadeau en
termes d’influence et telle ou telle part du butin du pouvoir ?
S’attèlera-t-il à révéler l’identité de l’assassin du Hajj Imad
Mughniyyé au cœur de la capitale syrienne, par exemple, afin de
se donner l’impression d’exister et d’exercer sa profession ?
Son collègue le colonel Abdel Fattah
Qudsiyyéh, chef du renseignement militaire, cessera-t-il
d’arrêter des opposants civils afin de se consacrer au dossier
de l’assassinat du colonel Muhammad Suleiman, sur la plage de
Tartous, et de s’atteler à faire tomber le voile qui entourent
les nombreuses questions qui ont entouré cette opération : qui,
comment, pourquoi ? Leur collègue commun, le colonel Jamil
Hasan, chef des renseignements des forces aériennes,
s’attaquera-t-il à découvrir les secrets du bombardement du site
militaire syrien d’Al-Kabar, aux environs de la ville de Deir Ez-Zawr,
révèlera-t-il aux Syriens la vérité sur ce qui s’est passé et
répondra-t-il aux mêmes questions : qui a fait le coup, comment,
et pourquoi ? Quant au troisième collègue, le colonel Muhammad
Dib Zeitoun, comment comprendra-t-il les missions de la branche
de la sécurité politique, si la loi permet la liberté d’opinion,
de religion, d’organisation et de manifestation, et que
restera-t-il de la raison d’être de cette « branche »,
d’ailleurs ?
Comment, en supposant que les prérogatives
de ceux-là seront élaguées, alors que ce sont des raison
d’exister et de perdurer, et non pas seulement des
manifestations d’action et de service, ces changements se
reflèteront-ils dans les équilibres du corps sécuritaire du
pouvoir, puis, par voie de conséquence, dans les possibilités
d’un enchaînement de dissensions internes entre les divers
centres du pouvoir autour de ce qu’il restera d’influence
sécuritaire et de partage du butin, de manières de tyranniser la
société, d’un autre côté ? Il est vrai que les proches du régime
ont monopolisé les sources supérieures du pillage, les plus
juteuses, d’une manière familiale ou quasi familiale, sauf que
la pérennisation de la tyrannie sous ses différentes formes
allant de l’arrestation arbitraire à l’interdiction de quitter
le territoire en passant par la facilitation ou au contraire la
complication délibérée des démarches administratives des
citoyens ont créé une économie politique propre aux officiers
des services de sécurité, dont les revenus se réduisaient de
jour en jour.
Cette « industrie » existe bien, en tant
que telle, c’est d’elle que vit l’institution sécuritaire, dans
ses différentes organisations et ses différents grades ; elle
consiste à acquitter des prix qui, dans la pratique, atteignent
des niveaux de rançons en contrepartie de services tangibles qui
ne sont que rarement rendus et d’autres services théoriques qui
ne le sont jamais, sinon sous la forme de l’évitement d’un
pouvoir de nuisance, voire sous celle d’une certaine douceur
dans son exercice ! Cette « industrie » prendra-t-elle fin avec
la suppression des lois qui ont été le cocon de son lancement et
de son renforcement, dans le cadre du package de l’état
d’urgence, ou qui se sont accumulées au travers des
législations, des décisions et des circulaires, voire en raison
d’« usages » purs et simples sur lesquels les services sont
tombés d’accord, avec la permission de la tête du pouvoir
elle-même ? Pourquoi attendrait-on de ceux dont les privilèges
ont été (ainsi) révoqués ou qui sont tombés de haut qu’ils
pratiquent la même allégeance envers un régime qui ne sera
désormais plus en mesure, en raison de la fin de l’état
d’urgence et de la justice d’exception, de leur assurer une
couverture et l’impunité devant la loi ?
Si nous allons plus loin, c’est-à-dire là
où nous conduit la simple logique, en réalité, la question qui
se pose ensuite est celle-ci : comment la corruption des gros
requins de la maison familiale du pouvoir pourra-t-elle
coexister avec la corruption des petits gros bonnets appartenant
aux diverses maisons du pouvoir, et sur le dos de qui ? S’il
devient nécessaire que la loi ait le dernier mot, afin que les
gens ne disent plus que c’est la décision venue d’en-haut,
comment tous ceux-là échapperont-ils au procès, ne serait-ce que
dans les limites minimales qu’ont connues d’autres sociétés
arabes ?
S’il est vrai que la contradiction, et non
pas la coexistence, sera la maîtresse du jeu, quel sera le type
de conflit qui éclatera ? Quel sera le degré de son caractère
impitoyable ? Quelle sera la nature, plutôt les natures, des
prises de parti qui régiront ses forces et ses protagonistes ?
Ce sont là (est-il besoin de le préciser)
des questions purement hypothétiques que nous avançons afin de
faire avancer le débat, lui aussi théorique, car ce régime est
dans l’impossibilité de s’engager dans un quelconque processus
réformateur sérieux et concret. La structure du régime – comme
je l’ai personnellement noté depuis le moment où la dévolution
du pouvoir s’est effectuée au profit du fils Asad, et je le note
aujourd’hui encore, est trop tordue pour supporter la moindre
réforme et le moindre changement inopiné dans sa structure
morphologique ne pourra que provoquer des fractures, des fêlures
et des effondrements susceptibles d’affecter l’ensemble de
l’édifice et d’aboutir à son effondrement. C’est ce qu’avait
compris Asad père au début des années quatre-vingts, lorsque
certaines équations et certains équilibres internes du régime
avaient été ébranlées au cours du combat armé contre les
« Frères armés » [jeu de
mot : musallahîn, au lieu de muslmîn, ndt], ainsi qu’avec de
larges couches de représentants de la société civile dans
l’opposition et dans les syndicats, ainsi que dans les quartiers
populaires, puis le conflit à l’intérieur de la maison du
pouvoir entre Hafez Al-Asad et son frère Rifaat, et entre
celui-ci et des officiers supérieurs tels que Ali Haydar, Shafiq
Fayyad et Ali Duba.
C’est ce que al-Asad fils comprend
aujourd’hui, devant l’Intifada populaire, lorsqu’il parie sur le
temps (qui, sait-on jamais, se chargera d’éroder l’enthousiasme
populaire ou entraînera la réduction de son cadre social et
géographique et la déchéance de ses objectifs au simple niveau
de la revendication, ce qui permettra de les supprimer), avec
des variations sur l’offre de miettes de lois « réformistes » et
sur le renforcement des mesures répressives. Par conséquent,
Bashar al-Asad ne désire aucunement, il en est d’ailleurs
totalement incapable, d’apporter des réformes qualitatives
garantissant les libertés publiques, réformant et renforçant
l’état de droit, l’adoption d’un code électoral stipulant des
élections libres et honnêtes, soumises à un contrôle juridique,
dégageant des assemblées représentatives à-même d’amender
radicalement la constitution et de mettre un terme au régime du
parti unique, de donner libre cours à une vie politique saine,
ainsi qu’à des modalités pacifiques de dévolution du pouvoir…
Dans l’attente que la rébellion populaire
impose les conditions de la transition de la Syrie vers une
situation authentiquement et effectivement démocratique, la
suppression de l’état d’urgence ne supprimera pas à elle seule
la situation de tyrannie et elle ne saurait contraindre le
gouvernant à s’effacer devant la volonté du gouverné sans une
révolution populaire totale se perfectionnant et se complétant
tous les jours, qui ne se contente pas d’enjoliver la façade et
l’aspect, mais qui réforme en profondeur, depuis les racines des
racines !
Subhi Hadidi, Ecrivain et chercheur syrien
résidant à Paris
Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Le
dossier Syrie
Les traductions de Marcel Charbonnier
Dernières mises à
jour
|