Liban
Le phénomène Al
Assir
Soraya Hélou
Lundi 2 juillet 2012
Depuis
près d’une semaine, les médias libanais
n’ont d’yeux que pour cheikh Ahmed al
Assir. Impossible d’y échapper. Quel que
soit le média consulté, presse écrite ou
audiovisuelle, le cheikh apparaît en
tête des informations, interviewé
quotidiennement, et ayant toujours
quelque chose à dire. En réalité, le
cheikh de Saïda qui occupe si
soudainement et si totalement le paysage
médiatique fait le bonheur des
journalistes, qui font à leur tour son
bonheur. En cette période confuse, où
toutes les composantes politiques du
pays vivent dans un attentisme tendu,
guettant le moindre indice venu de
Syrie, les médias n’ont pas grand-chose
à dire, ne sachant pas vraiment comment
remplir ce temps mort. Et voilà que
cheikh Ahmed Al Assir est arrivé sur la
scène, sachant à merveille comment
utiliser les médias. Bon communicateur
et avec un timing bien étudié, cheikh al
Assir est devenu un phénomène, se
faisant inviter dans les talks shows les
plus prisés du pays, multipliant les
énormités pour être sûr de capter
l’attention générale.
Pourtant, il y a deux mois, lorsque
cheikh Al Assir avait décidé un sit-in
au centre ville de Beyrouth, moins de
200 personnes avaient répondu à son
appel. Avec beaucoup de finesse, le
cheikh médiatisé a compris le message.
Il a donc choisi cette fois de bouger à
Saïda, son fief initial, où il est
assuré d’avoir une poignée de partisans,
et il a choisi un point névralgique pour
y installer son sit-in, en prenant soin
de s’entourer d’enfants et de femmes
voilées des pieds à la tête pour
impressionner les photographes et autres
cameramen. Son sit-in est ainsi devenu
l’attraction locale des médias libanais,
qui ont installé sur place des
dispositifs de transmission en direct et
désormais ceux qui veulent passer dans
les bulletins télévisés n’ont qu’à se
rendre à Saïda et à exprimer leur
solidarité avec le sit-in du cheikh al
Assir.
Voilà
comment à partir de presque rien, un
phénomène médiatique est créé et il est
tellement amplifié qu’il en devient une
menace pour l’ordre public libanais.
Toutes les chaînes libanaises montrent
ainsi le cheikh en long et en large,
s’attardant complaisamment sur lui en
train de parler au téléphone, de
regarder la télévision, de parler à ses
partisans ou de faire des déclarations à
la presse. Avec cette pression
médiatique, il y a de quoi se prendre
pour une star internationale et c’est
d’ailleurs presque en diva que le cheikh
se comporte désormais, donnant son
opinion sur les prestations des
journalistes et sur les leaders
politiques, allant même jusqu’à affirmer
qu’il parle au nom du peuple. La
situation pourrait être risible, si elle
n’était aussi dramatique, car quelles
que soient les motivations initiales du
cheikh al Assir et même si au départ son
initiative pourrait avoir des motifs
justifiés aux yeux de certains, il est
lui-même en train de dépasser les
limites du jeu politique interne. D’une
part, il bafoue le prestige de l’Etat et
de ses forces de l’ordre, en refusant de
débloquer la rue passante où il a
installé son sit-in, ensuite il dérange
les citoyens en provoquant des
embouteillages sur la route du Sud
empruntée par de nombreux Libanais en
week end, et même à l’intérieur de Saïda
où toutes les instances économiques
commencent à se plaindre et enfin, il
tient un discours confessionnel qui ne
peut qu’avoir des répercussions
négatives en cette période extrêmement
délicate dans la région et au Liban. Le
cheikh al Assir
affirme
vouloir redonner leur dignité aux
Libanais, mais est-ce préserver cette
même dignité que de les humilier sur les
routes avec des embouteillages monstres,
est-ce préserver leur dignité que des
les obliger à fermer leur commerce, les
contraignant à mendier pour vivre en les
empêchant d’avoir un gagne pain décent ?
Est-ce préserver leur dignité que de les
dresser les uns contre les autres et de
bafouer l’autorité de l’Etat en misant
sur sa volonté de ne pas recourir à la
violence et en prenant plaisir à montrer
que les ministres et autres responsables
le supplient de changer son sit-in de
place ? Drôle de conception de la
dignité que celle-ci. Drôle de
conception de la dignité aussi que celle
qui pousse un homme qui défend une idée
à s’entourer de femmes et d’enfants pour
se protéger…Mais là n’est pas la vraie
question. Que le cheikh al Assir ait des
idées et qu’il veuille les exposer à sa
manière, c’est son droit. Mais ce qui
reste incompréhensible c’est l’attitude
des médias à son égard. Que resterait-il
de l’action du cheikh si les médias
cessaient de couvrir en direct son sit-
in et d’en faire la une de leurs
manchettes et de leurs bulletins
télévisés ? Il a d’ailleurs lui-même
déclaré dans l’une de ses multiples
interviews : « je ne veux pas déplacer
mon sit in vers un lieu en retrait où
personne ne sentira qu’il existe… ».
Le
cheikh a vite compris l’importance des
médias dans son action, puisqu’ils lui
ont permis en dépit du nombre réduit de
ses partisans de faire parvenir son
message à tous les Libanais… Lui sert
ainsi ses intérêts propres et il espère
à ce rythme devenir rapidement une force
incontournable à Saïda et peut-être même
sur la scène sunnite. Mais les médias
servent-ils ainsi les leurs et ceux de
leurs concitoyens en faisant d’une
affaire à la portée au départ réduite,
un véritable phénomène ? Font-ils un
travail de professionnels en amplifiant
ce qui aurait dû être un peu plus qu’un
fait divers au point d’en faire un
événement majeur ? Est-il possible que
cheikh al Assir, avec tout le respect
qu’on peut avoir pour son action, soit
aujourd’hui, la figure de proue du Liban
? Quand on pense qu’en cette période de
révolution des moyens de communication,
ce sont les médias qui pratiquement font
et défont les guerres, on ne peut que se
poser des questions sur cette
amplification systématique de l’action
du cheikh. Simple mode ou nouvelle étape
du plan visant à entraîner le Liban vers
la discorde et le chaos, après l’échec
des tentatives menées sur le terrain au
Nord et à Beyrouth ? Hier, le secrétaire
général du 14 mars Farès Souhaid
déclarait au quarantième de la mort de
cheikh Abdel Wahed : « Nous sommes tous
cheikh AbdelWahed ». Demain, il lancera
sans doute : « Nous sommes tous avec
cheikh al Assir », pour être en phase
avec la nouvelle star des médias et à
force de déclarations de ce genre,
petit-à-petit, le Liban glissera
consciemment ou non vers une nouvelle
crise, là où au départ, il n’y avait
qu’un cheikh inconnu qui voulait qu’on
parle de lui…
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