ENTRETIEN AVEC M. BALTHASAR GLÄTTLI
La menace terroriste : un instrument pour limiter les
libertés
Le Palais fédéral à Berne
Les Services de Renseignements suisses se seraient-ils laissé
influencer, comme leurs voisins, par ces puissances étrangères
belliqueuses qui exagèrent la « menace islamique », pour
entraîner d’autres Etats - qui n’ont jamais été confrontés à des
attentats - à adopter des mesures « antiterroristes », à entrer
dans leur guerre ; et à accorder aux services de renseignements
des pouvoirs accrus, pour surveiller de manière plus intense et
systématique les populations ? 28 août 2008
Après le scandale des « fiches » qui, en 1989 avait révélé que
900.000 personnes et organisations étaient surveillées par la
police fédérale, ainsi que par les polices cantonales,
assiste-t-on à un nouveau scandale de fichage ?
Alors même que la loi ne
permet pas de surveiller des activités politiques, les Suisses
découvrent aujourd’hui, avec stupeur, que tel journaliste, tel
parlementaire, tel député, figurerait sur le fichier de gens
surveillés par le Service de renseignement intérieur, alors
qu’il n’a aucun titre à s’y trouver. Et que des sociétés privées
participeraient à ces investigations illégales en violation des
droits fondamentaux des citoyens.
Sept ans après les attentats
de 2001, la guerre déclarée par les Etats-Unis au terrorisme a
eu des conséquences désastreuses sur les droits fondamentaux des
citoyens, en Suisse aussi.
L’extension du fichage des
populations concerne désormais tous les pays prétendument
démocratiques. S’opposer à la guerre antimusulmane de l’axe Tel
Aviv-Washington, suffit à faire de vous un suspect. Voir sa vie
privée soumise à un contrôle, par des filatures, par la
violation du secret du courrier électronique et du téléphone,
est un sentiment qui rend la vie irrespirable. Nous pensons que
ceux qui se voient ainsi humiliés, et savent identifier les
« taupes », doivent le faire savoir, afin que cet édifice
immonde s’écroule.
Le parlementaire zurichois,
Balthasar Glättli, 36 ans, qui a récemment eu la désagréable
surprise de découvrir qu’il était mis sous la surveillance
d’agents secrets, évoque ici son histoire et appelle les gens à
s’assurer qu’ils ne sont pas "fichés" eux aussi.
Silvia Cattori :
Comment en êtes-vous
venu à découvrir que vous faisiez l’objet d’une surveillance de
la part des services de renseignements helvétiques [1] ?
Balthasar Glättli :
Fin mars 2008, avec d’autres associations et personnes qui
travaillent dans nos bureaux [2],
nous avons eu la curiosité de savoir si nos noms figuraient sur
l’ordinateur de la banque de données du Service d’Analyse et de
Prévention ; autrement dit, si nous étions « fichés ». Nous
avons décidé d’adresser une demande à M. Thür, le « Préposé
fédéral à la protection des données et à la transparence ».
Le 17 juillet 2008, nous
avons reçu, en réponse, un petit résumé où M. Thür nous
signifiait que notre association ne figurait pas dans le fichier
mais que mon nom y figurait. C’est ainsi que j’ai découvert que
j’étais « fiché » à titre personnel [3]
et que l’inscription de mon nom, sur la banque des données de la
Police fédérale, avait commencé en 2005 ; période où j’avais
adressé à la ville de Zurich une demande d’autorisation à
manifester en soutien au peuple palestinien. Je tiens à préciser
qu’il n’y avait eu aucune violence lors de cette manifestation.
Silvia Cattori :
Etait-ce une raison
suffisante pour faire de vous un suspect et instaurer des
mesures de surveillance policière à votre encontre ?
Balthasar Glättli :
La loi fédérale instituant des « Mesures visant au maintien de
la sûreté intérieure » (LMSI), dit clairement que personne ne
peut être mis sous surveillance, ni être « fiché », à cause de
son engagement politique [4].
Il n’y a qu’une exception qui autorise cette surveillance :
lorsque des personnes se servent de l’exercice de leurs droits
politiques pour dissimuler des actions extrémistes ou
terroristes.
Silvia Cattori :
Si j’ai bien
compris, votre activité, en défense des droits des Palestiniens,
est à l’origine de cette surveillance secrète. Ce qui voudrait
dire que la police fédérale considère que les personnes qui
soutiennent la cause des Palestiniens sous occupation
israélienne, sont assimilables à des « extrémistes » ?
Balthasar Glättli :
Sur la base des rares informations fournies, on ne peut que le
conjecturer. Dans le cadre du contexte légal actuel, je n’ai
rien reçu de précis qui me permette de savoir ce qui a été
réellement inscrit sur ma « fiche » ; je n’ai reçu qu’un résumé
succinct établi par le Préposé à la protection des données.
Silvia Cattori :
Ce fichage révèle
que la police s’en prend à des gens pour délit d’opinion !
N’est-ce pas là une grande nouvelle ?
Balthasar Glättli :
Oui, c’est une grande nouvelle. Selon l’organisation « Droits
fondamentaux » [5]
je suis même la première personne à bénéficier d’une telle
indication.
Silvia Cattori :
Toute personne qui
veut savoir si elle est surveillée peut-elle déposer une
demande ?
Balthasar Glättli :
Selon la loi fédérale LMSI, tout un chacun peut adresser une
demande au Préposé fédéral pour savoir si son nom est inscrit
dans la banque des données de la police fédérale. Il faut savoir
que le Préposé fédéral ne peut consulter cette banque de données
que lorsqu’une personne lui en adresse la demande. Dès qu’il
introduit le nom d’une personne, il peut voir si elle est
« fichée ». Et, si c’est le cas, il peut lire le contenu et
savoir dans quelles circonstances la police a commencé à mettre
cette personne sous surveillance.
Toutefois, la réponse du
Préposé fédéral ne permet pas à la personne qui en a fait la
demande de savoir si elle est « fichée ». Car il s’agit d’une
« lettre standard » qui se limite à dire que le « Service
d’analyse et de prévention » a agi conformément à la loi. Rien
de plus.
Lors de cette vérification,
le Préposé fédéral a le devoir d’examiner si les informations
policières collectées l’ont été en conformité avec la loi. S’il
découvre des erreurs, il doit demander à l’Office fédéral de les
corriger. C’est ainsi que la procédure fonctionne depuis l’entré
en vigueur de la LMSI en juillet 1998.
Il y a néanmoins, dans cette
loi, un paragraphe qui accorde une exception [6].
Cette exception concerne, par exemple, des gens qui, en cas de
fichage incorrect, se verraient refuser des postes dans
l’administration fédérale. Le Préposé fédéral peut, dans ce cas,
à titre exceptionnel, fournir aux personnes qui en font la
demande, un bref résumé qui leur permet de savoir s’ils sont
fichés et, en cas d’erreurs, de les faire rectifier..
Bien que je ne me trouvais
pas dans ce cas de figure, le Préposé fédéral, a choisi de me
mettre au bénéfice de ce droit d’exception. C’est ce droit
d’exception qui m’a permis de savoir que je faisais l’objet
d’une surveillance depuis trois ans.
Silvia Cattori :
L’autorité
administrative a donc fait là un choix significatif ! Devant un
cas aussi problématique - la découverte que des agents secrets
espionnaient un homme politique – le Préposé devait-il répondre
à votre requête comme il l’a fait ? De façon à ce que cette
affaire éclate au grand jour ?
Balthasar Glättli :
Le Préposé fédéral est une instance de contrôle indépendante de
la police politique et de l’administration. Je pense que, dans
ce cas, M. Thür a pleinement assumé son rôle de responsable. Il
est l’avocat du peuple et non pas de l’administration. C’est la
philosophie de ce poste qui le veut. Certes, une autre personne
à sa place, n’aurait peut-être pas agi de la même façon.
Silvia Cattori :
L’article de loi,
qui permet d’espionner des gens soupçonnés de « préparation ou
exécution d’actes relevant du terrorisme », ne prête-t-il pas à
ce genre d’abus ? Avez-vous le sentiment que le contrôle
parlementaire et les commissions de gestion fonctionnent bien ?
Balthasar Glättli :
Le risque de tels abus existe ; il ne pourra pas être totalement
empêché, aussi longtemps que l’on est dans cette situation de
sureté intérieure. Sans doute pourrait-on réduire sensiblement
le risque d’abus si, premièrement, l’on rétablissait le droit
d’accès direct aux fiches pour tous ; si deuxièmement, l’on
donnait davantage de pouvoirs et de compétences à la commission
parlementaire de contrôle ; si troisièmement, l’on accordait au
Préposé fédéral à la protection des données davantage de
personnel et un pouvoir de contrôle direct. Voilà trois
exigences, clairement exprimées à l’époque, en réaction au
« scandale des fiches », qui, malheureusement, ne sont toujours
pas remplies à ce jour.
Silvia Cattori :
D’autres
personnalités politiques ont également été mises sous
surveillance [7].
Ces révélations suggèrent-elles que la Suisse est entrée dans un
système de contrôle policier pire que celui qu’elle avait connu
entre 1960 et 1990 ? Cela ne laisse-t-il pas supposer qu’il y a
des dysfonctionnements à tous les étages ?
Balthasar Glättli :
Oui. Après « l’affaire des fiches » en 1990, qui avait révélé
qu’il y avait une véritable police politique, non seulement au
niveau fédéral, mais aussi au niveau cantonal - dans la ville de
Zurich par exemple, il y a eu une enquête parlementaire sur
l’activité de la police politique communale. Une Commission de
gestion (CdG) locale a ensuite été chargée de contrôler les
activités de la police fédérale et les données policières, en
association avec une sous-commission.
Silvia Cattori :
La police fédérale
disposerait actuellement de 110’000 fiches ?
Balthasar Glättli :
Ce chiffre n’est pas confirmé ; il pourrait s’avérer plus grand
encore.
Silvia Cattori :
Que comptez-vous
faire maintenant ?
Balthasar Glättli :
Je veux maintenant chercher à obtenir l’entier de ce qui a été
collecté et inscrit sur ma fiche. Et je vais écrire à l’Office
fédéral pour exiger que les informations collectées à mon sujet
soient retirées de la banque de données.
Imaginez cette chose
incroyable : on m’a mis sous surveillance ; donc je suis
soupçonné d’avoir un lien avec le terrorisme, alors que je ne
suis qu’un simple militant, un membre du parti écologique VERT,
qui mène une action politique publique. Je suis donc un bon
exemple pour démontrer que la police fédérale est en train de
passer la limite ; que cette police n’accepte pas de se
conformer aux règles clairement établies par la loi.
Silvia Cattori :
Allez-vous
encourager les gens, dont l’opinion ou l’activité politique est
susceptible d’intéresser la police, à connaître leur situation
en matière de fichage ? Y a-t-il des forces politiques, des
associations, avec lesquelles vous comptez agir pour exiger des
autorités qu’elles mettent un terme aux activités illégales de
cette police secrète ?
Balthasar Glättli :
Oui, notre association entend porter à la connaissance des gens
cette affaire de fichage pour les encourager à savoir s’ils font
l’objet d’une surveillance et s’assurer qu’ils ne sont pas
fichés abusivement. Il est impératif que le plus de gens
possible déposent leur demande auprès du Préposé fédéral, M. Thür,
pour savoir s’ils sont fichés.
Nous sommes bien évidemment
conscients qu’aujourd’hui, avec les archives électroniques, il
est plus difficile de vérifier ce qui se passe que lors de la
précédente « affaire des fiches ». C’est pourquoi, nous allons
exiger du Conseil fédéral qu’il prenne toutes les précautions
pour que la police politique ne puisse en rien modifier ou
effacer le contenu des fiches. Il est impératif que toutes les
informations collectés illégalement soient soustraites au
« Service d’analyse et de prévention » et consigné dans les
archives fédérales. Ceci pour s’assurer que ce service de police
n’y ait plus du tout accès et ne puisse en aucun cas effacer les
traces de toute cette activité illégale. D’après la loi, et
l’ordonnance respective, les données et les dossiers devenus
inutiles, ou destinés à être effacés, doivent être transmis aux
archives de la Confédération [8].
Ceci de manière à ne plus permettre à la police de les modifier.
Nous demandons également, que
toutes les fiches soient examinées et, qu’après un certain
délai, elles puissent être accessibles, non seulement à ceux qui
font des recherches scientifiques, mais aussi aux « fichés »
eux-mêmes.
Silvia Cattori :
Qu’attendez-vous de
la part des autorités locales et fédérales ?
Balthasar Glättli :
Je suis intervenu auprès de la sous-commission de contrôle de la
ville Zurich, pour lui demander de vérifier ce qu’il y a dans
les archives de la police communale à mon sujet. J’attends donc
des autorités locales qu’elles interviennent et agissent de
façon à obtenir que tout le monde ait la possibilité de
consulter sa fiche.
J’espère vivement que nos
démarches conduiront à un changement de la politique suivie
jusqu’ici par Berne. Pour l’instant, si j’en juge par les
déclarations de M. Urs von Daeniken, chef de la Division
principale du « Service d’analyse et de prévention », les choses
ne vont pas dans la bonne direction. Au journaliste du Sonntag
Blick qui lui demandait pourquoi on m’a mis sous surveillance,
"fiché" pour le simple fait d’avoir demandé l’autorisation d’une
manifestation pacifique, il a répondu :« Il y a
bien sûr des raisons pour que l’on ait constitué cette fiche ».
La presse locale a repris les affirmations de M. Daeniken qui
maintiennent en substance, que ce ne sont pas les fiches le
problème, que le vrai problème ce sont les moyens de contrôle
limités qui entravent les services de police dans leur tâche de
"protéger les Suisses du terrorisme".
Ce genre de propos, qui
tendent à insinuer que de graves suspicions pèsent sur moi, que
je serais assimilable à des « terroristes » ou des
« extrémistes », sont intolérables. C’est pourquoi je ne vais
pas en rester là. Je veux savoir tout ce qui s’est passé. Je
veux savoir si la police locale a collecté des informations me
concernant, dans d’autres circonstances que celles évoquées,
mais qui n’apparaissent pas sur l’ordinateur de la police
fédérale. Je veux savoir quel genre d’information la police de
Zurich a transféré à la police fédérale durant trois années de
surveillance et aussi combien de personnes sont concernées par
ce fichage.
Je pars de l’hypothèse que,
même si il n’y a pas de fichier ou d’informations stockées sur
telle ou telle personne dans la banque de données fédérales, il
se pourrait que, dans les Cantons, ou au niveau local, il y ait
également des informations archivées. En effet, le processus de
surveillance, de collecte et de fichage, est le fait de
policiers cantonaux et – pour la ville de Zurich, ou de
n’importe qu’elle localité, de policiers communaux. Ce sont donc
les policiers locaux qui rédigent des rapports sur les gens
surveillés et leurs activités ; ils transfèrent ensuite ces
rapports à la police fédérale. C’est cette dernière qui décide
si telle ou telle information sera stockée et conservée dans la
banque de données fédérale.
Silvia Cattori :
Je vous remercie de
nous avoir accordé cet entretien.
Silvia Cattori
Sur l’érosion des libertés, voir :
« Jean-Claude
Paye : Les populations sous surveillance », par Silvia
Cattori, silviacattori.net, 15 février 2008
[1]
Il s’agit du « Service d’Analyse et de
prévention » (SAP). Ce service de
renseignement fédéral a été vivement critiqué en 2006, quand les
Suisses ont découvert qu’il avait fait surveiller par un agent
secret le centre islamique de Genève, dirigé par M. Hani
Ramadan, un intellectuel suisse] de confession musulmane. Les
méthodes illégales du SAP, dans la surveillance de M. Ramadan,
et les raisons de cette infiltration abusive, restent encore à
éclaircir.
[2]
M. Balthasar Glättli est Directeur de l’association « Solidarité
sans frontières ». Il est membre
du Parlement de la ville de Zurich, parti VERT.
[3]
Voir la réponse du PFPDT à M. Glättli.
[4]
L’article de loi qui règle les limites du fichage
(état au 1er août 2008),
L’ensemble de la loi.
[5]
Voir :
http://www.droitsfondamentaux.ch/2008/aktuell23072008.shtml
[6]
L’Art. 18 règle le Droit d’être renseigné.
Dans les cas de M. Glättli, le Préposé fédéral à la protection
des données et à la transparence (PFPDT) s’est basé sur le
paragraphe 18.3 qui prévoit une réponse sommaire dans des cas
exceptionnels (et non pas l’art 18.1 qui n’apprend rien au
requérant).
[7]
L’arrestation du journaliste de la Wochen Zeitung (WoZ) à Berne,
lors d’une manifestation de protestation contre le Forum
économique mondial (WEF) le 19 janvier 2008, par un agent secret
qui avait suivi le journaliste les jours précédents, a permis de
lever un coin du voile sur les activités réelles de la police
fédérale. La découverte que six députés socialistes à Bâle
étaient espionnés, agite depuis quelques mois les milieux
politiques concernés.
[8]
Voir l’Ordonnance sur le système de traitement des données
relatives à la protection de l’Etat,
article 20.
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