Le pas est
énergique. La silhouette légèrement voûtée. Le regard est vif.
Mais la blessure est profonde. Son histoire est bouleversante.
C’est l’histoire d’un ingénieur et banquier talentueux, qui
aurait pu continuer de faire merveille dans le monde et dans les
affaires si la « guerre » impitoyable, déclenchée par l’Occident
contre les musulmans, ne l’en avait pas empêché ; et si, contre
toute attente, la Suisse ne s’obstinait pas à le maintenir sous
un régime de sanctions pourtant contraires au droit (*)
Ce sont les mensonges de
journalistes qui ont été au commencement de sa descente aux
enfers. Mais aujourd’hui la question de savoir si ces
journalistes ont menti par légèreté ou intentionnellement, passe
au second plan [1].
Une question bien plus brûlante le taraude. La raison qui a
conduit le gouvernement suisse à céder à la volonté et à
l’arbitraire des Etats-Unis, donc à accepter la loi de la
jungle, a-t-elle un lien avec l’islamophobie ? S’il n’avait pas
été musulman, les choses ne se seraient-elles pas passées
différemment ?
M. Nada exprime ici sa grande
désillusion à l’égard de Berne. Il est innocent ! Mais il
n’arrive pas à obtenir la radiation de son nom de la « liste
noire » de l’ONU. La Suisse qui aurait pu lui épargner bien des
humiliations s’est pliée aux exigences de M. Bush, un Président
aussi borné que dangereux qui n’aura laissé que cadavres, larmes
et dévastations derrière lui.
Silvia
Cattori : Alors que les enquêtes menées
par le Ministère public de la Confédération suisse n’ont rien
trouvé à vous reprocher, Berne continue à vous infliger des
mesures contraires aux principes fondamentaux du droit [2].
Quand nous avons demandé aux autorités suisses pourquoi elles
n’ont rien fait pour défendre votre cas auprès du Conseil de
sécurité, elles ont répondu que, comme vous « n’êtes pas suisse
et ne résidez pas en Suisse », c’est à l’Italie dont vous êtes
ressortissant de demander la radiation de votre nom de la liste
noire de l’ONU, mais qu’elle « n’a rien fait ».
Youssef Nada :
Je ne suis pas suisse et je ne réside pas en Suisse, mais
j’avais mes bureaux en Suisse ! Et la Suisse est le seul pays
qui m’a mis sous enquête. Même l’Italie, ne m’a jamais interrogé
jusqu’à ce jour. Le seul pays européen qui a jeté le doute sur
moi et engagé des poursuites contre moi, est la Suisse. C’est
donc à la Suisse, qui me maintient sous sanctions de l’ONU, donc
assigné à résidence, que je me vois obligé de demander des
permis de transit pour sortir de Campione [une commune italienne
enclavée en territoire Suisse] et me rendre en Italie.
Quand les autorités suisses
disent que l’Italie n’a rien fait, cela n’est pas vrai. L’Italie
a présenté la demande de radiation de mon nom au Comité des
sanctions du Conseil de sécurité en juillet 2008. Mais celui-ci,
le 16 juillet, a répondu qu’il refusait.
Silvia
Cattori : Nous avons interrogé Le
Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) à ce sujet.
Il semble minimiser ses responsabilités en disant que le seul
lien que vous avez avec la Suisse « concerne le blocage de vos
avoirs bancaires » sur le territoire suisse.
Youssef Nada :
Dire que le seul lien que la Suisse a avec moi, est le gel de
mes biens, cela n’est pas exact. Il y a, un autre lien qui est
bien pire encore : c’est l’interdiction de voyager et de
transit. Avec ce système, je suis emprisonné à Campione. Et cela
est plus cruel que le gel de mes biens. Si j’étais libre de mes
mouvements et de reprendre mon activité, je pourrais me refaire.
Silvia
Cattori : Les collaborateurs de Mme Calmy-Rey
nous ont assuré qu’ils ont toujours été en contact avec votre
avocat et vous ont offert « de l’aide en ce qui concerne la
procédure de de-listing et l’interdiction d’entrée et de transit
par la Suisse ». Cela n’est-il pas vrai ?
Youssef Nada :
Non. Cela n’est pas vrai, personne n’a jamais soutenu mon
avocat, M. Wernli. En réalité, c’est lui qui s’est trouvé dans
l’obligation de prendre contact avec les autorités. Mais
celles-ci répètent toujours la même chose : que je ne suis pas
Suisse et qu’elles ne peuvent rien faire.
Silvia
Cattori : Qu’en est-il des
autorisations de déplacements ?
Youssef Nada :
Les autorités suisses m’ont accordé un permis de transit
seulement deux fois.
Une première fois pour une
durée de 24 heures et une seule entrée ; il était mentionné que
ce permis m’était remis en vertu de l’article instituant des
mesures à l’encontre « de personnes et entités
liées à Oussama ben Laden, au groupe « Al-Qaïda » ou aux
Talibans ».
M’associer avec Ben Laden,
c’est une manière de présenter les choses que je considère comme
très humiliante. Je n’ai rien à voir avec Ben Laden. Les
enquêtes menées par la Suisse ont abouti à un non-lieu. Mais ils
ont répété cela partout, comme s’il s’agissait d’un fait acquis.
Mais surtout, cette
permission de transit, qui devait me permettre de me rendre en
Italie, à un rendez-vous avec le Procureur Spataro, n’était
valide que pour 24 heures et une sortie. Ce qui veut dire que
c’était très dangereux pour moi. Car, imaginez que, pour une
raison où une autre, un accident ou des raisons de santé, je ne
puisse pas revenir dans ce délai de vingt-quatre heures ! Je ne
serais alors plus en mesure de rentrer chez moi à Campione, et
je devrais rester à la rue.
Le deuxième permis de transit
qui m’a été accordé devait me permettre de me rendre à Sion, le
16 septembre 2008, à la première audience du Juge qui enquête
sur les fuites de documents du bureau du Procureur. Cette fois
encore je n’ai pu m’en servir car il n’était valide que pour une
entrée et une durée de deux jours. Ce qui signifie que, si je
sortais de Campione via Domodossola pour rejoindre Sion, la
permission expirait et je n’aurais plus pu rentrer chez moi.
Voilà ce qui s’est passé en
réalité. J’ai reçu deux permis de la part de la Suisse, mais je
n’ai pas pu m’en servir. Tout cela pour dire que ces autorités
qui vous ont fourni des réponses n’examinent pas les questions
dans le détail ; et ne vérifient pas si ce qu’on leur dit est
vrai ou pas ; si telle mesure est effective ou pas.
Ces procédés me rendent très
triste et me font très mal ! C’est vraiment affligeant et
difficile à croire !
Silvia
Cattori : Quand nous avons cherché à
savoir si la Suisse avait examiné toutes les possibilités dont
elle dispose pour lever votre interdiction de voyager, on nous a
répondu que la « levée d’interdiction de voyage a besoin d’une
décision du Comité [du Conseil de sécurité] » ; et qu’il vous
incombait de demander cette exemption pour des raisons
humanitaires. Quel est votre point de vue ?
Youssef Nada :
Le problème est que c’est la Suisse qui m’a frappé et,
qu’ensuite, ses autorités disent qu’elles n’ont pas le pouvoir
de réparer le mal qu’elles ont fait.
Dire que c’est à moi de
demander un « droit d’exemption pour des raisons
humanitaires », cela revient à dire que je devrais mendier
la charité « pour des raisons humanitaires ».
Mais, je ne demande pas la
charité ! Je demande le respect de mes droits ! Cela est mon
droit. Je ne mendie pas leur charité !
Silvia
Cattori : Mme Calmy-Rey aurait bien sûr
dû refuser d’appliquer ces mesures qui vous privent de liberté
et que M. Dick Marty qualifie depuis longtemps de « flagrante
injustice ». Tout ne se passe-t-il pas comme si, dans ce
dossier, elle cherchait simplement à s’en laver les mains ?
Youssef Nada :
Vous savez que je suis concerné par deux « listes noires ».
Celle des Nations Unies, et celle de la Suisse. Je ne puis
m’adresser qu’au pays qui me maintient dans cette situation
d’emprisonnement. C’est à ce pays que je dois demander de me
sortir de sa propre « liste noire ». Et ce pays est la Suisse.
Raison pour laquelle c’est à la Suisse que je demande la
radiation de mon nom de sa liste. Cette liste est distincte de
la liste des Nations Unies. Certes, elle est copiée sur celle
des Nations Unies mais elle relève de la loi suisse, c’est une
auto-imposition.
Et la Suisse dit : « Nous
sommes tenus, nous ne pouvons pas vous dé-lister de notre liste
avant que le Conseil de Sécurité ne vous dé-liste de sa liste ».
Très bien, ils sont tenus ; mais moi je n’ai guère d’autre choix
que de m’adresser à la Suisse, pas aux Nations Unies. Si les
autorités suisses se considèrent tenues par la liste des Nations
Unies, c’est à elles qu’il revient de demander la permission de
me sortir de la liste suisse. Mais cela, elles refusent de le
faire.
Silvia
Cattori : Le jugement du 3 septembre
2008 de la Cour de justice de l’Union européenne, à propos du
cas Yassin Kadi [3],
dit que les Etats ne peuvent pas appliquer les sanctions de
l’ONU au mépris de leurs propres lois. Pour les victimes, comme
vous, de cette situation scandaleuse c’est une très bonne
nouvelle. Or Berne semble écarter ce jugement dont elle nous
avait dit, il y a quelques mois, attendre le résultat. Elle dit
maintenant que, « la Suisse n’étant pas membre de l’UE », elle
n’est pas « soumise à la juridiction de la Cour de justice des
Communautés européennes ». Comment expliquez-vous ce
revirement ?
Youssef Nada :
En effet. Je ne peux pas comprendre. Quand cela les arrange ils
vous disent : « Nous ne sommes pas seuls, nous
sommes tenus d’appliquer les sanctions de l’ONU : voyez donc le
jugement du Tribunal de première instance des Communautés
européennes ». Et quand cela ne les arrange pas, parce que
la Cour européenne a ultérieurement renversé ce jugement, ils
disent : « Nous ne sommes pas concernés par ce
jugement de la Cour de justice des Communautés européennes car
nous ne faisons pas partie de l’Union Européenne » !
Silvia
Cattori : Interrogée à ce sujet
Mme Calmy-Rey nous a répondu qu’il fallait aussi attendre le
résultat de la décision de la Cour européenne des droits de
l’homme (CDH) où vous avez interjeté un recours contre la
décision du Tribunal fédéral de Lausanne du 14 novembre 2007.
Qu’est-ce que ce recours pourra bien vous apporter ?
Youssef Nada :
J’ai introduit une action contre la décision du Tribunal fédéral
de Lausanne car, en Suisse, on ne peut pas faire appel contre
les décisions de ce Tribunal, qui sont définitives selon la loi
suisse. Celui-ci avait estimé que l’on ne pouvait pas radier mon
nom de la « liste noire » suisse avant que je ne sois radié de
la « liste noire » du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Pour justifier son jugement, le Tribunal fédéral a présenté, sur
deux pages, des arguments basés sur le jugement du Tribunal de
première instance des Communautés européennes au sujet du cas Al
Kadi, jugement qui a été, depuis, annulé par la Cour de justice
des Communautés européennes.
Dès lors qu’en Suisse, il
n’est pas possible de faire appel contre une décision du
Tribunal fédéral, je n’avais donc pas d’autres voies que de
saisir la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Mais la Suisse n’est
nullement tenue d’appliquer les décisions de la Cour de
Strasbourg. Même si, demain, cette Cour prend une décision qui
condamne la Suisse, celle-ci peut très bien l’ignorer.
Donc cela ne règlera pas mon
cas. Ce sera seulement une victoire symbolique pour moi et ma
famille, en ce sens que cela montrera que je suis une victime et
que mes droits humains ont été violés tout au long de ces
procédures. Mais ce sera aussi, symboliquement, une tache noire
sur les « bonnes » performances de la Suisse en matière de
droits de l’Homme.
Silvia
Cattori : La Suisse, l’Allemagne, le
Danemark, le Liechtenstein, les Pays-Bas et la Suède, ont
proposé d’apporter des améliorations aux procédures
d’établissement et de révision des « listes noires » de l’ONU.
En quoi cela vous paraît-il concerner votre cas ?
Youssef Nada :
Cette initiative proposant l’amélioration des mécanismes
onusiens de « listing/ de-listing » est bien timide. Elle ne
s’attaque pas au problème des personnes dont le nom s’est trouvé
inscrit sur la « liste noire » de l’ONU et le demeurent, alors
qu’ils étaient innocents et que les enquêtes l’ont prouvé. Comme
vous le savez, même avec toutes les faiblesses que cette
initiative comportait, elle a tout de suite été refusée par le
Conseil de sécurité.
Il y a un grave problème dont
personne ne parle. Que se passe-t-il pour ceux qui sont déjà sur
des « listes noires » sans aucune raison ? Personne ne dit
comment résoudre cette question. Cela indique que les Etats qui
ont présenté ce document ne veulent pas s’attaquer directement à
ces « listes ». Qu’ils veulent juste se limiter à quelques
« améliorations » cosmétiques. De fait, ils admettent ce système
soi-disant « préventif ».
Comme vous avez-vous-même pu
le constater, en ce qui me concerne, la Suisse ne m’a pas
soutenu auprès du Conseil de sécurité de l’ONU. Car elle estime
que c’est à l’Italie de le faire. Et, en réalité, l’Italie l’a
fait. Mais en accompagnant la demande de radiation de mon nom,
du rapport rempli d’inexactitudes et d’accusations erronées que
leur avait transmis le Substitut du Procureur de la
Confédération, M. Nicati. J’avais répondu à ce rapport, et
escompté qu’il soit rectifié, mais M. Nicati n’a pas tenu compte
de mes arguments. Les Italiens ont copié ce rapport et l’ont
remis aux Nations Unies comme si c’était le leur. Cela a sans
doute pesé dans la décision du Conseil de sécurité des Nations
Unies de me maintenir sur sa « liste noire ».
Silvia
Cattori : Vous ne voyez donc aucun
progrès !?
Youssef Nada :
Je suis sans espoir. Ils considèrent ces listes comme
« préventives » ! Mais pendant combien de temps peut-on
continuer à prétendre qu’il s’agit d’une mesure « préventive » ?
Comment est-ce possible qu’après que l’on vous ait investigué,
interrogé, que l’on ait demandé une assistance légale dans le
monde entier, et que rien n’a été trouvé contre vous, les Etats
continuent de dire que l’on vous maintient sur la liste à titre
« préventif » ?
Ils déclarent qu’il y a un
monstre. Ils font peur à tout le monde en agitant le danger du
monstre. Et ensuite, ils violent les droits d’un certain nombre
de gens, comme moyen « préventif » de combattre le monstre !
Mais le fait est que le
monstre n’est pas là mais que l’on nie les droits de gens
innocents durant sept ans, et que personne ne sait combien
d’années cela peut encore durer !
Le problème est que ceux qui
ont créé ces procédures de « listing » ne veulent pas dire
« Nous nous sommes trompés ». Ils ne veulent pas dire que George
Bush s’est présenté à la télévision le 7 novembre 2001 [4],
pour annoncer devant des millions de gens, que Youssef Nada, ses
associés et sa banque, il allait les ruiner, les affamer !
Ils ne veulent pas rayer nos
noms des « listes noires », car c’est le Président Bush lui-même
qui a demandé de nous y inscrire. Comment pourraient-ils dire,
soit que Georges Bush a été induit en erreur, soit qu’il a
menti ?
Ils en avaient fait une telle
affaire ! Après la déclaration de M. Bush, des enquêteurs ont
été envoyés à travers le monde, pour chercher à collecter des
éléments qui devaient prouver que les accusations proférées par
M. Bush étaient fondées. Mais comme tout était mensonge, ils
n’ont jamais rien trouvé.
Alors, jusqu’à ce jour, tous
ces gens qui ont participé à ce système, et alors même qu’ils
savent que tout est faux, ils ne peuvent pas dire que M. Bush
est un menteur, que leur chef de gouvernement est un menteur.
Ils ne peuvent pas dire non plus que ceux qui ont fait dire à
M. Bush ces mensonges, sont tous des menteurs, car certains
d’entre eux sont encore au pouvoir.
Silvia
Cattori : Ces sanctions illégales ont
fait perdre tout crédit à l’ONU. Pourtant Mme Calmy-Rey continue
de considérer qu’il est très important pour la Suisse de les
respecter. « Si les Etats membres de l’ONU devaient refuser
d’appliquer les sanctions, le système perdrait toute
crédibilité » dit-elle.
Youssef Nada :
Tout cela est difficile à croire. Même le Substitut du Procureur
du Ministère public de la Confédération, M. Nicati, a fait un
rapport dans lequel quantité de choses sont incorrectes,
déformées. Ce rapport qui affirmait faussement que « M. Nada
finançait Al-Qaïda depuis 1981 », il l’a envoyé à dix pays [5].
Tout cela, ce n’est pas honnête, ce n’est pas professionnel. Le
Procureur qui a fait cette assertion savait que cela n’avait
aucun fondement. Al-Qaida n’existait pas en 1981. Comment
pouvais-je financer un groupe qui n’existait pas ?
Cela démontre que la Suisse a
nommé à un poste aussi important une personne qui n’était pas
neutre ni compétente. Une personne qui, au lieu de garder la
distance que ce métier exige, était en accord avec les positions
idéologiques des Etats-Unis, suivait la propagande des services
secrets et était prête à se soumettre à leurs pressions. C’était
des mensonges. Et les dix pays qui ont reçu ces mensonges
continuent de les prendre en considération. C’est inimaginable !
Vous vous dites que c’est une mauvaise plaisanterie. Une
plaisanterie de justice.
Il y a maintenant une enquête
ouverte contre le Ministère public de la Confédération car de
nombreux documents me concernant sont sortis. Il y a eu
violation du secret de l’instruction.
Ce système doit être corrigé.
C’est une situation très dangereuse. Pas pour nous. Pour nous,
le mal est déjà fait. Mais pour tous ceux qui vivent dans ce
pays. Comment les gens peuvent-ils avoir confiance en la justice
quand, à la lumière de mon cas par exemple, ils s’aperçoivent
que des injustices et d’innombrables erreurs sont faites au nom
de la justice ?
Silvia
Cattori : L’exécutif suisse a manqué de
courage dans cette affaire ! Mais, ne pensez-vous pas qu’il
devra finir par reconnaître ses graves erreurs et vous rendre
justice ?
Youssef Nada :
J’ai payé le prix. Mon associé, M. Himmat, il ne faut pas
l’oublier, vit le même calvaire que moi. Il est lui aussi
enfermé ici à Campione. Cette fois, c’est nous qui l’avons payé.
Mais, la prochaine fois, n’importe quel citoyen pourrait avoir à
payer ce prix. Et il y a peut-être aussi d’autres victimes dont
nous ne savons rien en ce moment.
Comme je vous l’ai dit, s’il
n’y a pas d’honnêteté, si au lieu d’examiner les faits, les
autorités se limitent à donner des réponses défensives, cela n’a
rien à voir avec la justice. Cette fois, il s’agit de moi. La
prochaine fois personne ne sait qui sera confronté à cette
situation.
Je pense que les autorités
qui sont conscientes de ces agissements peu honorables doivent
enquêter et vérifier ce qui se passe et où il y a eu faute. La
Suisse est un pays riche de nombreuses personnes de haute
qualité, comme je ne l’ai vu nulle part ailleurs.
Le fait que des gens ont fait
des erreurs, cela ne veut pas dire que tous les Suisses sont
fautifs. Peut-être que, dans un autre pays, je ne pourrais même
pas parler avec vous comme je le fais.
Il y a la liberté ici, oui.
Il y a la démocratie ici, oui. Mais il y a quelques personnes
qui ne sont pas honnêtes. Même si elles sont rares en Suisse,
ces personnes sont dangereuses.
Silvia
Cattori : Qui, plus particulièrement, a
contribué à détruire votre banque, votre vie, votre famille ?
Youssef Nada :
Les victimes ne peuvent pas parler. Ceux qui ont l’amour de la
justice doivent enquêter et parler. Pas les victimes.
Mon problème le plus grand
est ma liberté. Je suis assigné à résidence. Je suis prisonnier.
Je n’ai pas les moyens d’être entendu. Je suis en état
d’arrestation. Même quand j’ai besoin de documents, pour moi
même, je ne puis aller les chercher. Même si je veux me
documenter, c’est difficile pour moi maintenant. Pas seulement
parce que je suis emprisonné. Mais parce que mes collaborateurs
ou amis, commencent à disparaître les uns après les autres. Et
je ne puis aller voir ceux qui sont encore en vie et effrayés.
A mon âge, tous mes
collaborateurs, chefs d’entreprises et de banques, tous mes
contacts sont des gens avancés en âge : chaque jour j’apprends
que l’un d’eux est paralysé, suite à une attaque cardiaque, ou
qu’il est décédé… [ La voix brisée, M. Nada marque ici un temps
d’arrêt ].
Ce n’est pas un mois mais
sept années ! Juste parce que M. Bush est venu dire à la
télévision des mensonges sur M. Nada et ses associés et
collaborateurs de la société Al Taqwa, les responsables
politiques en place ne veulent pas le contredire et revenir en
arrière pour réparer le mal fait.
La Suisse est un petit pays ;
mais cependant, c’est un pays qui est fameux par ses lois et sa
démocratie directe ; un pays qui a des moyens d’agir.
La seule valve de sécurité,
pour tout être humain, c’est la justice. Le pilier de la
démocratie, c’est la justice. Sans justice, il n’y a pas de
démocratie ; sans justice, il n’y a pas d’humanité, il n’y a
plus que la jungle.
Nous sommes tous d’accord que
le terrorisme doit être combattu là où il existe. Mais pas sur
le dos de gens innocents.
Silvia
Cattori : Combien d’actions en justice
avez-vous ouvertes ?
Youssef Nada :
Ne m’en parlez pas. Je suis assis toute la journée à mon bureau
pour répondre aux demandes de mes avocats. Il y a sept causes
ouvertes, pas seulement en Suisse. C’est trop, trop ! Comme je
vous l’ai déjà dit, je suis très inquiet pour les victimes qui
ont, ou qui auront, à faire face à ce genre de situation. Pour
moi, je résiste encore. Je suis prêt à supporter. Mais je pense
à ces gens, nombreux, qui ont été atteints dans leur santé, qui
ont eu des attaques cardiaques et sont paralysés.
Si je me bats, c’est pour
défendre la justice. Je me battrai jusqu’à mon dernier souffle.
Silvia Cattori :
Je vous remercie pour votre émouvant témoignage.
Associer M. Nada au mouvement de résistance
palestinien Hamas servait l’objectif d’Israël qui dès les années
90 intensifiait les campagnes pour criminaliser la résistance
musulmane aux yeux de l’Occident. L’accusation de M. Olimpio a
servi au FBI et d’autres agences, à étoffer des fausses listes
de « présumés terroristes » et à les sortir au moment fatidique,
comme on a pu le voir en 2001. Malgré les démentis, M. Olimpio,
n’a jamais retiré ses accusations. Il a continué à relayer des
informations biaisées sur M. Nada (et d’autres musulmans).
Reprises sans vérifications par d’autres journalistes aux
ordres, ces fausses informations ont fait le tour du monde
détruisant la réputation et la vie de nombreuses personnes.