Guerre contre
le « terrorisme »
L'incroyable
histoire de Youssef Nada
Silvia Cattori
Youssef Nada
13 juin 2008 Sous couvert de
lutte « anti-terroriste », les Etats-Unis et l’Union
Européenne ont accordé des pouvoirs illimités aux services de
renseignements secrets et aux polices. Des mesures d’exception,
hors de toute prérogative judiciaire, instaurées de façon
provisoire en 2001, sont devenues permanentes. Depuis septembre
2001, au moins 80’000 personnes de confession musulmane
essentiellement, auraient été kidnappées, enfermées dans des
prisons secrètes, torturées par des agents de la CIA et du FBI
notamment. Des centaines d’autres, ont été inscrites sur la
« liste noire » de l’ONU. C’est ce qui est arrivé
à l’homme d’affaire Youssef Nada, 77 ans, citoyen italien
d’origine égyptienne. Accusé par G.W Bush de financer Al-Qaïda,
après deux enquêtes qui ont pourtant débouché sur un non lieu,
M. Nada n’arrive pas à faire radier son nom de la « liste
noire » (*). Ses avoirs demeurent gelés, tout déplacement
hors des frontières nationales lui est interdit. Il ne peut pas
sortir de Campione – une enclave italienne en territoire suisse
- où Silvia Cattori est allée le rencontrer.
Silvia
Cattori : Ayant été amené à
connaître le détail de votre incroyable histoire, M. Dick
Marty a dénoncé l’injustice que vous subissez. Il s’est tout
particulièrement appuyé sur votre cas dans son rapport du 19
mars 2007 au Conseil de l’Europe [1].
Malgré cela, vous demeurez inscrit sur la liste des présumés
soutiens au terrorisme, privé de liberté, car mon pays continue
d’appliquer contre vous les sanctions de l’ONU. Vous vivez en
Italie et vous êtes gardé en otage par la Suisse ?! Je
crois que nous sommes nombreux à être révoltés par le supplice
que la Suisse continue de vous imposer !
Youssef Nada :
Vous ne pouvez pas dire que c’est le « pays, la Suisse ».
Les citoyens sont une chose, la politique en est une autre. Il est
vrai qu’en Suisse, les gens sont tolérants, pacifiques et
neutres. Ce n’est pas seulement le Gouvernement qui est neutre,
les gens eux-mêmes sont neutres. Mais M. Dick Marty a montré
qu’il en était le plus bel exemple. Quand vous suivez ce
qu’il fait, vous lisez ce que sa pensée exprime, vous comprenez
que vous êtes là en présence d’un homme profondément humain.
Les risques qu’il a pris en acceptant d’enquêter sur les
« Extraordinaiy Renditions » [2]
personne n’a accepté de les prendre avant lui. Tous les
politiciens savent ce qui se passe, mais personne n’a le courage
de parler. C’est le seul qui ait eu ce courage. Ceci pour vous
dire que, bien que je respecte tous les Suisses, je respecte
par-dessus tout M. Marty, et non pas seulement partant de
l’attitude qu’il a eu à mon égard. Le courage qu’il a de
parler des gens qui sont laissés sans justice ni espoir, face à
la plus grande puissance, est unique.
Silvia
Cattori : M. Marty s’est
conduit de manière exemplaire. Pas les médias malheureusement.
Vous les mettez du reste vivement en cause, sur votre site
personnel [3].
Est-ce à dire que les journalistes sont en première ligne dans
cette guerre ?
Youssef Nada :
Certains journalistes et certains médias sont honnêtes. On ne
peut pas généraliser. Il y a beaucoup de gens honnêtes, dans
les médias, qui font bien leur travail et cherchent à établir
les faits dans l’intérêt du public. Chaque mois, je reçois
entre 15 et 20 journalistes. Des chaînes de télévision sont
venues, deux de France, deux de Grande Bretagne, une d’Autriche,
deux d’Allemagne, deux d’Italie, une d’Espagne, d’autres
du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient. Certains de ces
journalistes sont très honnêtes. Certains autres ont un agenda
particulier et font toutes sortes d’amalgames : ils
s’appuient en partie sur les informations que je peux leur
donner, en partie sur leur idées préconçues et ils mélangent
le tout. Mais il y a également des journalistes qui, même sans
m’avoir jamais rencontré, ont présenté mon cas de façon très
correcte.
Silvia
Cattori : Cela a dû être une épreuve
terrible ! Chaque jour vous étiez confronté à de nouvelles
accusations, toutes plus invraisemblables et accablantes les unes
que les autres, sans pouvoir les rectifier !
Youssef Nada :
Dans les affaires, on se heurte à beaucoup de surprises. J’ai
été dans les affaires pendant 55 ans ; naturellement,
chaque semaine, j’avais une surprise. Je suis devenu résistant
aux surprises. Je suis à la fin de ma vie. Pour moi, ce qui
arrive maintenant est comme ce qui pourrait arriver demain ou après
demain.
Silvia
Cattori : Sur votre site, parmi ceux
des journalistes qui ont dû particulièrement vous blesser, vous
avez mentionné Guido Olimpio [4],
Richard Labévière [5],
Sylvain Besson [6].
Qu’est-ce que vous leur reprochez en particulier ?
Youssef Nada :
Je considère que les journalistes que vous venez de citer
pouvaient poursuivre des objectifs cachés, ou avoir été motivés
par la haine. Ils m’ont attaqué par des mensonges. Je l’ai
expliqué sur mon site.
Silvia
Cattori : Avez-vous rencontré M. Sylvain
Besson, qui a écrit un livre qui vous met gravement en cause ?
Livre qui est sorti, du reste, après mai 2005, c’est-à-dire
après que toutes les actions ouvertes contre vous aient été
fermées pour absence de preuves et que le Procureur fédéral
suisse ait été blâmé pour ses actions par le Tribunal fédéral
.
Youssef Nada :
Je n’ai jamais accepté. Il a essayé. Il n’a pas seulement
essayé, il est venu ici sonner à ma porte. Je lui ai dit :
« Je suis désolé ; je vous ai déjà
dit au téléphone que je ne vous recevrais pas ».
Silvia
Cattori : Selon vous, pourquoi
autant de journalistes se sont-ils acharnés à vous démolir à
ce point ? Était-ce par erreur ? Ou avaient-ils un
objectif spécifique ?
Youssef Nada :
Certains d’entre eux ont un objectif spécifique ; certains
d’entre eux peuvent travailler comme espions pour des services
étrangers, je ne sais pas pour lesquels. Mais il n’y a pas de
doute qu’ils ont fait des erreurs, qu’ils sont sortis du
chemin. Il n’y a aucun doute qu’ils ont un objectif spécifique.
Je ne veux pas développer ici. J’ai une action en justice
ouverte au Tribunal contre M. Guido Olimpio [7].
Il y a une autre grosse affaire pour les dommages, une affaire
civile. Le Tribunal a accepté de transférer l’affaire au
Tribunal civil de Milan.
Silvia
Cattori : Toutes ces campagnes
antimusulmanes n’ont-elles pas un ennemi commun : la guerre
de dépossession que mène Israël contre ses voisins arabes
depuis 1948 ? Les accusations que M. Olimpio, a portées
contre vous, dans son article du 20 octobre 1997, où il affirmait
que vous financiez le Hamas, auraient très bien pu émaner des
milieux du « Renseignement » israélien ?
Youssef Nada :
Au moment où il a écrit cet article, M. Olimpio travaillait
pour "Le Corriere della Sera" à
Milan. Au Tribunal, il a déclaré qu’il avait fait un témoignage,
en 1996, sauf erreur, au Congrès et au Trésor des Etats-Unis, au
sujet du financement au terrorisme ; témoignage dans lequel
il nous avait inclus [la Banque Al-Tawqa et M. Nada].
Silvia
Cattori : On peut donc supposer que
les accusations de journalistes, comme Guido Olimpio et Richard
Labévière, ont été utiles au développement de
l’islamophobie ?
Youssef Nada :
Je ne vois pas pourquoi il faudrait mentionner seulement ces deux
noms ; alors qu’il s’agit d’une « bande »,
d’un réseau de gens liés entre eux [8].
Cela dit, je ne veux pas m’embarrasser à me préoccuper d’eux
plus que cela. J’ai à me défendre, c’est tout. Ce qu’ils
font, et pour le compte de qui, n’est pas intéressant pour moi.
Assurément, ils ont un objectif spécifique ; quel objectif,
je ne sais pas. Je ne les ai jamais rencontrés. Si je les avais
vus, peut-être que je pourrais comprendre leur motivation. Je ne
les considère pas comme très importants. Il est vrai qu’ils
ont mis de l’huile sur le feu, mais ils ne sont rien pour moi.
Silvia
Cattori : L’objectif de ceux qui
ont été à l’origine de la cabale contre vous n’était-il
pas de viser, en compromettant par des informations émanant du
« Renseignement », l’opposant égyptien influent au
Président Moubarak que vous êtes (Moubarak est un allié
important d’Israël). Opposant qui fait partie des « Frères
Musulmans », combattus aussi bien par M. Moubarak que
par Israël ? Répandre la rumeur que votre banque « versait
de l’argent au Hamas » -qu’Israël qualifie de « branche
des Frères musulmans »- n’était-ce pas une manière de
fournir à M. Bush de quoi accuser les associations
caritatives musulmanes d’être liées au terrorisme, et
convaincre les pays européens de les lister ? Comme cela
s’est passé du reste ?
Youssef Nada :
Je ne vais pas me poser plus de questions que cela pour deviner
qui est derrière eux et pourquoi. Je n’ai pas les moyens
d’approfondir ces questions.
Silvia
Cattori : La stratégie des
Etats-Unis et d’Israël depuis 1990 est claire : entretenir
un climat de peur au sujet des « terroristes », quitte
à les fabriquer, pour faire accepter la mise en place de mesures
situées en-dehors de tout cadre légal.
Youssef Nada :
Ce que nous avons entendu comme accusations venait de
l’administration des Etats-Unis, pas d’Israël. Tous avaient déjà
accepté dès le début. M. Bush avait dit : « Vous
êtes, ou avec moi, ou contre moi ». Et alors les
suiveurs ont dit : « Nous sommes avec
toi ».
Silvia
Cattori : Mais, si les Etats européens
ont accepté avec une telle facilité l’instauration des procédures
d’urgence voulues par les Etats-Unis, n’est-ce pas parce
qu’il y a eu également, de la part des médias, tout ce travail
de mise en condition sur le « danger islamiste » dont
vous avez été vous-même la première victime ?
Youssef Nada :
Cette « menace terroriste » ne tient pas debout. En
Europe, au cours des 30 dernières années, vous avez entendu
parler de Baader et Meinhof, des Brigades Rouges, de l’ETA, des
crimes de Cosa Nostra, de l’IRA, de toutes ces actions de
terreur criminelle qui se sont passées, et que l’Europe a
absorbées. Cela n’a pas ruiné la vie des Européens ! Les
gouvernements ont pris des mesures, ils ont contenu ces activités
criminelles, et ils les ont absorbées. Et cela a passé. Il y a
eu une vague d’actions insensées, une vague de crimes – il y
avait là des criminels, et il est vrai que c’était des crimes
organisés - mais la démocratie et l’Etat se sont montrés
capables, par des mesures légales, au travers de la loi, de les
absorber et de les contenir ; sans se mettre hors la loi.
Mais, quand quelque chose se
produit aux Etats Unis –personne jusqu’ici ne sait qui sont
les vrais commanditaires de l’attentat de New York ; si
c’est Oussama Ben Laden ou d’autres– le monde entier doit en
payer le prix !
Silvia
Cattori : Dans son livre intitulé
« Innocent Victims in the Global War on Terror », le
Dr. M.A. Salloomi [9]
documente le fait que les États-Unis et les pays occidentaux
bloquent l’argent des ONG musulmanes, des organisations
humanitaires musulmanes, sous prétexte qu’elles alimentent le
terrorisme. On comprend fort bien au travers de cette étude,
qu’un des buts d’Israël et des États-Unis a été de faire
interdire toute aide financière et humanitaire pouvant aller de
ces ONG aux victimes de cette « Guerre contre le Terrorisme ».
Ces restrictions font manifestement partie de la guerre menée par
Israël et les Etats-Unis sur divers front. On écrase un pays, on
isole et affame les gens -comme à Gaza- et on attend qu’ils se
rendent. Les associations caritatives musulmanes en Palestine sont
aujourd’hui pénalisées par ces mesures antiterroristes qui
frappent également le Hamas. Leurs fonds sont gelés.
Youssef Nada :
C’est un malentendu. S’il est vrai que certains de ces
terroristes -ou ceux qui appartiennent à cette nouvelle forme de
terrorisme qui est apparue et a explosé partout- se sont trouvés
être des musulmans, cela ne signifie pas qu’ils se conforment
à l’Islam.
Je ne parlerai pas du Hamas,
c’est une autre affaire. Le Hamas est complètement en-dehors de
mon dictionnaire. De toutes les manières, le Hamas est en-dehors
de la question. Je n’en parle absolument pas ; je ne veux
pas avoir davantage de problèmes et l’affaire en question est
toujours en cours. Je n’en parle pas, parce que l’une des
principales accusations que les autorités états-uniennes ont
portées contre moi était celle qu’avait portée Guido Olimpio.
Le Trésor des Etats-Unis a repris
ce que ce journaliste avait affirmé : à savoir que la
banque Al Taqwa avait donné « 70 millions au Hamas ».
En premier lieu, comment cela aurait-il été possible alors que
le capital de la banque Al Taqwa était de 50 millions ? En
second lieu, nous, les banquiers sommes soumis à des règles ;
nous avons un auditeur. « Deloitte & Touche » est
un des trois grands cabinets d’audit dans le monde. Ces gens ne
sont pas aveugles lorsqu’ils enquêtent ! Lorsqu’ils
auditent ou comptabilisent ils peuvent tout vérifier. En outre,
nous présentons tous nos rapports d’audit à la Banque centrale
des Bahamas. Eux non plus ne sont pas aveugles.
Pour revenir à la question des
« terroristes » et de l’Islam je précise ceci :
ces gens n’ont rien à voir avec l’Islam. Ces gens, s’il se
trouve qu’ils sont musulmans, se sont emparés de l’Islam et
lui ont tordu le bras pour servir leurs propres objectifs.
En ce qui me concerne, je suis
membre des Frères Musulmans depuis l’âge de 17 ans. J’en
fais toujours partie ; et j’en ferai partie jusqu’à ma
mort. Cela est une chose ! Mais dire que ce que font des
criminels est accepté par l’Islam est une toute autre chose.
Nous ne l’acceptons pas. Nous les condamnons – nous n’avons
pas peur, ce n’est pas parce que nous aurions peur que nous les
condamnons – nous faisons face à tout et nous sommes prêts à
faire face même à la mort. Quand nous disons que nous les
condamnons, cela signifie que nous les condamnons. Et quand nous
disons que l’Islam n’accepte pas cela, cela signifie que
l’Islam, que nous connaissons et en lequel nous croyons,
n’accepte pas cela.
Silvia
Cattori : Quand M. Olimpio a
laissé entendre qu’un membre des « Frères musulmans »
-c’est-à-dire vous-même- finançait le Hamas, ce dernier n’était
pas encore formellement inscrit sur une « liste terroriste » [10].
La propagande d’Israël, alors, s’attachait déjà à le délégitimer,
à amener les instances internationales à le considérer comme
entité « terroriste ». Vous connaissez la suite :
Israël et les Etats-Unis ont réussi au delà de toute prévision. [11]
Youssef Nada :
Quand il a dit que je finançais le Hamas il n’a pas pu le
prouver. Cela démontre que leurs accusations étaient fausses. Si
cela avait été vrai, ils auraient pu le prouver. Laissez-moi
vous dire que j’ai été poursuivi dans deux pays, en Suisse et
en Italie. En Suisse, l’enquête du Procureur a duré depuis le
7 novembre 2001 jusqu’au 31 mai 2005 ; jusqu’au moment où
le Tribunal fédéral lui a intimé de clore le dossier. La
justice italienne a ouvert une enquête en novembre 2001, quand la
Suisse lui a demandé de faire une razzia dans notre maison, et
d’emporter tous les documents qu’ils trouveraient.
Lorsque la Suisse a fermé le
dossier, nous avons demandé à l’Italie de le clore aussi. Le
dossier a été clos. Ceci, sans que j’aie été à aucun moment
interrogé par les Italiens.
Les enquêteurs suisses m’ont
interrogé sur « les Islamistes » partout dans le
monde, sur mes impôts, sur ma nationalité, comment je l’avais
obtenue, sur ma famille, sur mon argent, sur tout, mais ils ne
m’ont jamais dit un seul mot concernant le Hamas. Parce qu’ils
savent que je n’ai rien à voir avec ce mouvement.
Silvia
Cattori : Il demeure que le mal est
fait. Les journalistes que vous avez désignés ont fait de vous
une personne suspecte, déjà rien qu’en insistant sur votre
appartenance aux Frères Musulmans ! Mouvement que des auto-
proclamés « experts en terrorisme » se sont souvent
employés à présenter comme le fer de lance d’une idéologie
qui mène au fanatisme.
Youssef Nada :
Je me sens honoré de faire partie des Frères Musulmans. Je ne
vois rien de mal à cela. C’est un honneur pour moi. Ceux qui écrivent
ces choses sur les Frères Musulmans sont des ignorants qui
copient ce que les tyrans au pouvoir au Moyen-Orient disent à
leur sujet. Ce sont des gens qui ne connaissent rien des Frères
Musulmans.
En politique, vous allez découvrir
bien des choses ; c’est de la politique. Quand vous
politisez la justice, tout s’effondre. C’est ce qui se produit
maintenant.
Silvia
Cattori : Quand vous lisez des
articles où l’on s’attache à démontrer que les Frères
Musulmans sont liés au Hamas, ou à Al-Qaïda, qu’est-ce que ce
genre d’interprétation vous inspire ?
Youssef Nada :
C’est de l’ignorance. Ceux qui affirment cela sont des
ignorants. Les Frères Musulmans sont une philosophie, pas une
organisation. Les Frères Musulmans, dans chaque pays, sont complètement
indépendants les uns des autres. Je vous donne un exemple :
au Maroc, les Frères Musulmans sont dans le Gouvernement, ils ne
sont pas dans l’opposition. Ce n’est pas une question de
« branches » comme certains le disent.
Les Frères Musulmans ne sont pas
une organisation, c’est une manière de penser. Vous pouvez
rencontrer aux Etats-Unis, des personnes qui pensent de la même
manière, qui sont inspirées par ce courant de pensée, et qui
appartiennent donc aux Frères Musulmans ; vous pouvez en
rencontrer en Russie, en Chine, en Indonésie, et cela est un
fait. Les services de la CIA disent que nous sommes présents dans
70 pays, et cela est vrai. Ils n’en ont oublié que deux, parce
que nous sommes présents dans 72 pays. Mais dans chaque pays,
tout un chacun est complètement indépendant. Personne ne peut
les influencer. Ils sont ensemble dans leur manière de penser,
mais ils ne sont pas ensemble dans leurs actions.
Silvia
Cattori : Mais en ce moment les
associations qui aident les plus démunis dans les pays musulmans
n’ont plus d’argent à distribuer parce que leurs fonds ont été
gelés, criminalisés. Et la population de Gaza, affamée par Israël,
privée de toute aide, s’éteint à petit feu.
Youssef Nada :
Vous revenez à nouveau à la Palestine et à Gaza ; de cela,
je ne veux pas parler. Mais quand vous parlez de charité, dans
tout autre lieu, elle est constituée de deux parties :
l’une est personnelle, l’autre est gouvernementale. Les
gouvernements peuvent couper de leur aide des entités précises.
Mais pour l’aide qui est personnelle, qui va de la poche des
riches directement aux pauvres, personne ne peut l’arrêter.
Silvia
Cattori : Ceux qui vous ont pris
pour cible savaient le profit politique qu’ils pouvaient tirer
en criminalisant un banquier d’origine égyptienne, membre des
Frères Musulmans. Répandre l’idée que les fonds de cette
banque arabo-égyptienne, basée à Lugano, servaient à financer
le terrorisme international n’était-il pas leur principal
objectif !? Un exemple qui leur donnait l’occasion de faire
passer des procédures de contrôle planétaires qui donnaient
tous les pouvoirs aux services secrets ?
Youssef Nada :
Vous mettez en parallèle mon affaire ! Mais elle est terminée,
mon dossier est clos. Personne n’a jamais pu prouver que j’aie
été lié au terrorisme ou que je l’aie soutenu où que ce soit
dans le monde. Mon cas est complètement clos.
En dépit du fait que les enquêtes
ouvertes contre moi ont abouti à un non-lieu, je n’ai plus de
compte en banque, je n’ai plus de carte de crédit, je n’ai
pas d’argent [12],
je ne peux pas sortir de Campione. Je dois continuer de me battre,
pas seulement pour faire sortir mon nom de la « liste noire »,
mais pour mon honneur et pour mon nom.
Silvia
Cattori : Vous êtes innocenté,
nous le savons bien aujourd’hui. Mais ceux qui vous ont accusé
savaient parfaitement que vous n’étiez pas coupable ; je
cherche à comprendre pourquoi ils s’en sont pris à vous ?
Youssef Nada :
Si vous en connaissez la raison, dites la moi.
Silvia
Cattori : Tout est si bien organisé !
Cela ne peut pas être le fait du hasard ?
Youssef Nada :
Ce sont ce qu’on appelle les « Renseignements » qui
organisent ces choses-là, ce sont les États. Pas quelques
individus.
Silvia
Cattori : « On se sert du
terrorisme pour faire peur et pour restreindre les libertés
fondamentales » observait M. Dick Marty [13].
Selon l’hypothèse que les Etats Unis, et Israël - car votre
affaire commence en 1997, avant les attentats de New York -
avaient besoin, pour frapper des mouvements de résistance comme
le Hamas, de bloquer tout financement versé à des associations
caritatives musulmanes, il leur fallait fabriquer un exemple qui,
répercuté par les médias de façon planétaire, allait faire
son chemin, préparer les futures lois répressives ?
Youssef Nada :
Mais le dossier est clos. Si, comme vous l’avez dit, ils veulent
faire cet exemple, mon cas est clos.
Silvia
Cattori : Votre cas est clos mais,
d’un autre côté, l’administration Bush a réussi à faire
passer toutes les lois antiterroristes, contraires au droit
international, qu’elle voulait. Elle a mis en place, y compris
en Europe, des systèmes de surveillance par les services secrets
pour contrôler les financements et couper les organisations
caritatives musulmanes de ressources financières. Elle a réussi
à vous détruire, à vous empêcher de voyager et de jouir de vos
propres biens !
Youssef Nada :
D’accord, mais il y a une différence entre dire « ils ont
réussi avec moi », ou « avec les autres ». Je
ne suis pas l’avocat des autres. Pour les autres je ne sais pas.
Avec moi, ils ont réussi, oui. Ils ont réussi à me détruire
complètement, oui.
Quant à m’empêcher de faire la
charité ils n’ont rien pu réussir, puisque je n’avais pas
d’organisation de charité, j’étais un banquier, pas une
organisation de charité. À l’origine, je suis Égyptien. L’Égypte
est remplie de pauvres gens ; de gens qui dorment dans les
rues et dans la boue et qui n’ont pas un morceau de pain à se
mettre sous la dent. Je peux vous assurer que, quand je disposais
de mon argent, et que j’aidais de pauvres gens, pas un seul
penny n’est allé à quiconque utilise la violence, ou travaille
avec des gens utilisant la violence.
Silvia
Cattori : Depuis que M. Sarkozy
a été élu à la présidence il a multiplié les éloges à
d’adresse du Président égyptien [14].
Lors de sa conférence de presse depuis le Palais de l’Elysée
en janvier 2008 il a déclaré : « Il faut aider
monsieur MOUBARAK en Egypte, (…) parce que, qu’est-ce qu’on
veut là-bas, les frères Musulmans ? » Qu’est-ce que
cela vous inspire ?
Youssef Nada :
Qu’il est ignorant, qu’il ne sait pas ce qui se passe là-bas.
Qu’il ne sait pas qui est Moubarak. Qu’il ne sait pas ce que
sont et font les Frères Musulmans. Il a juste fait siens les
dires d’autres gens ; c’est exactement ce que j’ai
expliqué sur mon site web. Quelqu’un se renseigne auprès
d’autrui, il est ignorant, et il tire son ignorance de ceux qui
sont encore plus ignorants que lui, et qui le considèrent comme
bien informé.
Silvia
Cattori : Cette manière constante
de stigmatiser les « Frères Musulmans », et de présenter
Moubarak comme le sauveur a valeur de parti pris ?
Youssef Nada :
Il faut savoir si ces personnalités défendent la démocratie, ou
les tyrans et la dictature ? S’ils défendent la démocratie,
ils ne pourront jamais dire que Moubarak « est bon ».
S’ils acceptent la dictature, les choses sont claires.
Savez-vous ce qui est arrivé en
avril alors même que je suis empêché ici de sortir de Campione ?
Moubarak m’a envoyé devant un Tribunal spécial militaire [15],
en même temps que 40 autres personnes, prétendant que je finançais
les Frères Musulmans à hauteur d’un « milliard de
dollars ». Pouvez-vous vous imaginer cela ? Je suis
ici, confiné, je ne peux pas sortir de Campione, je n’ai plus
de compte en banque, car tout est gelé et contrôlé dans le
cadre des sanctions de l’ONU, et Moubarak a proclamé que j’ai
financé les « Frères Musulmans » pour un milliard de
dollars !?
Comment peut-on affirmer des
choses pareilles ? Le Tribunal a rejeté le cas et a dit –
cela est écrit dans le procès-verbal du Tribunal – que
l’accusation était sans fondement. Il a demandé que les 40
accusés soient immédiatement relâchés. Arrivés à la porte du
Tribunal, ils ont à nouveau été arrêtés. Ils ont été renvoyés
devant un autre Tribunal. Le second Tribunal a dit la même chose.
Relâchés, ils ont été ré-arrêtés une troisième fois. Après
ces trois rejets par les tribunaux ordinaires, Moubarak a constitué
un Tribunal militaire. Il a envoyé des civils devant un Tribunal
militaire ! Le Tribunal militaire a lu la sentence écrite
par Moubarak.
Alors, si M. Sarkozy dit
qu’il soutient Moubarak, très bien, cela indique qu’il aime
la dictature. Cela veut dire que c’est son opinion sur la démocratie ;
qu’est-ce que je puis dire d’autre ?
J’ai reçu le procès-verbal présenté
au Tribunal par la Sécurité. Il dit ceci : « Après
une enquête approfondie qui nous a pris longtemps, nous avons découvert
que M. Nada possède la nationalité suisse » -ce
qui est un mensonge parce que j’ai la nationalité italienne et
non pas la nationalité suisse. Il dit également que « M. Nada
a parlé sur la chaîne Aljazeera et il a attaqué le Président ».
Silvia
Cattori : Et cela est vrai ?
Youssef Nada :
Oui.
Silvia
Cattori : C’est pour vos
interventions sur la chaine Aljazeera que M. Moubarak vous
considère comme un ennemi ?
Youssef Nada :
Il ne dit pas ennemi de la dictature, mais « ennemi de
l’Egypte ». On réduit l’Egypte à une personne. 80
millions d’Egyptiens à une personne.
Silvia
Cattori : Vous êtes connu en Egypte ?
Youssef Nada :
Mon cas est connu là-bas. Ceux qui le suivent savent que je suis
innocent. J’ai la tête haute et je ne la courberai pas.
Silvia
Cattori : La justice n’a rien pu
vous reprocher et vous demeurez emprisonné dans votre maison.
Comment ressentez-vous cette injustice ?
Youssef Nada :
J’ai l’habitude. Avant de venir en Europe – je suis venu en
Europe en 1969, j’avais 28 ans – j’ai vécu 20 ans sous une
dictature ; j’ai l’habitude. S’ils sont sortis de la légalité
pour me mettre ici dans une trappe, illégalement, je suis habitué
à être traité illégalement par les dictateurs.
Le Tribunal fédéral suisse a écrit
dans sa décision adressée au Procureur de la Confédération :
L’accusé
doit savoir de quoi on l’accuse, et vous ne lui avez jamais dit
de quoi il était accusé.
Il était
permis que l’enquête prenne plus de temps parce que vous avez
eu à vous adresser à plusieurs instances juridiques dans quantité
d’autres pays, et peut-être que leurs réponses tardaient. Un
an, deux ans, trois ans pourraient être acceptés mais, au delà,
vous n’avez pas le droit de laisser le dossier ouvert. Soit vous
avez des preuves contre M. Nada et vous le déférez au
Tribunal, soit vous n’en avez pas, et vous fermez le dossier.
Le 31 mai 2005 Procureur de la
Confédération suisse a déclaré qu’il n’y avait aucune
preuve et il a clos l’enquête.
Silvia
Cattori : Vous êtes privé de
liberté mais, au moins, vous n’êtes pas comme les détenus en
Egypte, torturé !?
Youssef Nada :
Non, je n’ai jamais été torturé de ma vie. M. Besson a
prétendu que j’avais dit avoir été torturé. Ce n’est pas
vrai, je n’ai jamais dit que j’avais été torturé. J’ai été
arrêté en Egypte en même temps que d’autres. Ils nous ont
embarqués, mis dans un camp de concentration, sans aucun
jugement. La seule question qu’ils m’ont posée était :
« Quel est votre nom, le nom de votre père,
le nom de votre mère, et quelle est votre adresse ».
Après deux ans, ils m’ont relâché sans explication.
Cela s’est répété, ici, en
Suisse ; ils ont confisqué mon passeport, mes cartes de crédit,
et m’ont gardé aux arrêts domiciliaires dans les 1,6 kilomètres
carrés de Campione. Quand ils ont fermé le dossier d’enquête
ils ont déclaré qu’il n’y avait aucune preuve d’actions
illégales ou d’infractions, mais je me trouve toujours dans la
même situation que s’il y avait des preuves que je suis
coupable.
Où est la loi, où est la démocratie ?
Est-ce cela la Suisse démocratique, le pays réputé pour son
attachement à la loi et aux droits humains ? Si cela n’est
pas corrigé, ce sera une tache noire sur la claire histoire de ce
beau pays.
Silvia
Cattori : Vous avez tout perdu à
cause de journalistes qui vous ont assimilé, vous et votre
banque, à Ben Laden. Avez-vous l’intention d’ouvrir une
action en justice contre ces gens qui ont totalement ruiné votre
vie ?
Youssef Nada :
Ce ne sont pas les journalistes, c’était quelque chose de trop
important pour que de tels gens aient pu le faire. Ils ont juste
jeté quelques pierres mais le mal a été fait par d’autres
personnes bien plus importantes qu’eux. Ma vie est courte désormais.
Mais je dois continuer de lutter jusqu’à ma mort. Je dois me
battre au Tribunal, pour supprimer cette injustice. J’ai de bons
avocats. Ils m’assistent où cela est permis, sous condition
que, lorsque le Tribunal déterminera les dommages, ils seront payés.
Par exemple, lors du procès que j’ai gagné à Bellinzona, le
Tribunal a demandé de défrayer l’avocat ; il a reçu
environ 80’000 francs suisses.
Je n’ai plus d’argent (gelé
par l’ONU ndr) mais je fais partie d’une tribu d’environ
10’000 personnes ; ils ne me laisseront jamais souffrir de
la faim ; ils me donnent ce qu’il me faut de nourriture
mais pas d’argent.
Silvia
Cattori : M. Guido Olimpio, qui
est à l’origine des accusations qui ont été retenues contre
vous, vous a-t-il jamais demandé pardon ?
Youssef Nada :
Je ne sais pas si ce que vous dites est vrai ou pas ; mais,
comme je vous l’ai dit, j’ai la tête haute et je ne la
courberai jamais. J’ai été habitué à vivre sous une
dictature, et je me considère, maintenant, sous une dictature.
Silvia
Cattori : Et M. Labévière,
quand vous avez été innocenté par les tribunaux, s’est-il
exprimé pour réviser ses dires, ou a-t-il disparu ?
Youssef Nada :
Il a disparu. Pour moi, ce n’est qu’un menteur, un homme sans
noblesse, je l’ai oublié ; ce n’est que lorsque vous, ou
d’autres, évoquent son nom que je me rappelle ses mensonges et
sa nature.
Silvia
Cattori : La manière avec laquelle
ces quelques journalistes vous ont dépeint, est ahurissante !
Youssef Nada :
C’est une vague d’Islamophobie. L’histoire nous fournit
beaucoup d’exemples d’injustice. Les juifs ont été confrontés
par le passé à cette situation ; ils n’ont pas été
traités comme des êtres humains. Ils ont été traités de façon
injuste. Avec le temps, ils se sont relevés. Ceux qui ont
maltraités les juifs, je crois qu’ils ont été un jour
confrontés à la justice.
Maintenant, si cela se passe
contre les musulmans, il arrivera la même chose qui s’est
produite avec les juifs. C’est un cercle, vous ne savez pas
comment cela finira. La justice est la justice. Elle devrait être
rendue à quiconque, que ce soit aux juifs, que ce soit aux
musulmans, que ce soit aux chrétiens ou autres.
Quand je suis né, je suis né
humain, pas musulman. Après, je suis devenu musulman ; mais,
quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup de choses qui nous lient
tous : l’humanité que nous partageons.
Il y a des problèmes avec
certains musulmans en Europe et on braque le projecteur sur des
gens de basse classe qui sont ignorants, pauvres, qui n’ont pas
eu accès à l’éducation ou même à une nourriture décente
dans leur pays, du fait de la corruption de leurs gouvernements
qui ont volé toutes les richesses de leurs pays. D’un autre côté,
en Europe il y a beaucoup de musulmans instruits dans tous les
milieux sociaux ou professions, des ingénieurs fortunés ou de la
classe moyenne, des médecins, des juristes, des hommes
d’affaire, des banquiers, des professeurs, etc. Ce sont des
citoyens respectueux de la loi, adhérant à la démocratie,
respectueux des autres et ouverts à eux, servant leurs sociétés.
Ils sont des millions en Europe et on ne se focalise que sur ceux
qui posent problème.
Mais, dites-moi, quand vous avez
besoin d’ouvriers pour de sales besognes, les ordures par
exemple - aucun Suisse ne veut ramasser les ordures - alors vous
faites venir des gens. Ces gens, qui viennent d’une dictature,
qui viennent de la pauvreté, qui viennent de pays sans soins de
santé, sans système éducatif, et qu’on a habitués à être
traités plus mal que des animaux, quand vous les amenez ici –
ils sont les pauvres parmi les musulmans – si vous vous
concentrez sur cette catégorie, sur leurs défauts et leurs
mauvais comportements, personne ne peut nier qu’ils sont une réalité.
Il aurait mieux valu éviter cela en amont, et les éduquer quand
vous les amenez ici où il y a la démocratie, où la loi existe,
où il n’y a pas de dictature, où vous devez respecter la loi ;
et, alors, ils pourront faire les sales besognes que vous voulez
qu’ils fassent.
Mais, les faire venir d’une
dictature, et vous attendre à ce qu’ils soient comme vous, sans
rien faire de votre côté pour les aider à changer. Le problème
fondamental, le cœur du problème, c’est la dictature. Par
exemple, pour revenir à ce que vous avez dit à propos de Sarkozy :
il encourage Moubarak, il encourage la dictature, et il est le président
d’un pays démocratique !
Silvia
Cattori : Ne l’encourage-t-il
parce que Moubarak défend les intérêts d’Israël et des
Etats-Unis dans la région ? M. Sarkozy est leur
meilleur allié aujourd’hui.
Youssef Nada :
Vous passez à un autre sujet.
Silvia
Cattori : Ces sujets sont liés.
Youssef Nada :
Pour moi, non. C’est de la sale politique. Si vous oubliez les
principes que vous prétendez défendre, c’est-à-dire la démocratie,
et que vous soutenez la dictature, ce n’est pas une politique
propre.
Mais, en ce qui me concerne, je
suis un cas spécial.
Vous savez que la liste des
Nations Unies concernant les soi-disant « terroristes »
comprend 400 personnes et entités. Pensez-vous que le monde, les
démocraties, dans le monde entier, soient menacées par 400
personnes ? Quelle sorte de démocratie est-ce donc ?
Est-elle fragile au point que 400 criminels puissent changer la démocratie
en dictature ? Ce Ben Laden qui est dans une grotte, dans une
montagne, sans pouvoir en sortir, vous considérez qu’il est un
très grand danger pour la démocratie dans le monde ?
C’est gonfler une petite créature pour en faire un géant et
avoir peur du géant ! C’est ça la respectable démocratie
de ces dirigeants ?!
Silvia
Cattori : C’est la raison pour
laquelle c’est si préoccupant : car ce sont des mensonges
qui préparent une prochaine guerre, contre l’Iran peut-être,
et votre cas fait partie de cette longue guerre qui a commencé en
Irak en 1991.
Youssef Nada :
Mon cas est complètement différent.
Silvia
Cattori : Alors, c’est juste par
erreur ?
Youssef Nada :
Non, c’est intentionnel. Mais je n’ai rien à voir avec les
autres cas.
Silvia
Cattori : Mais c’est un cas
politique ?
Youssef Nada :
Oui. C’est un cas politique, c’est vrai. Laissez-moi vous dire :
toute ma vie, depuis mon enfance, même avant de rejoindre les Frères
Musulmans, j’étais ouvert à mes amis dans une école primaire
où il y avait des coptes orthodoxes, et où il y avait des juifs,
et je suis resté ouvert à eux jusqu’à aujourd’hui. Je
partage avec eux la même humanité ; nous sommes des
humains. Nous différons ; un Chinois, un Japonais, diffère
de moi, mais c’est un humain ; je partage avec lui tant de
choses. Je diffère de lui sur quelques points, l’un d’entre
eux est la religion ; cela ne signifie pas qu’il soit mon
ennemi.
Silvia
Cattori : Pourquoi une personne
aussi distinguée et courtoise que vous…
Youssef Nada :
(en riant) Quand vous le saurez, dites le moi.
Silvia
Cattori : Vous ne semblez pas en colère
vis-à-vis de ces gens qui vous ont fait souffrir.
Youssef Nada :
Comme je vous l’ai dit, ayant vécu 29 ans sous une dictature,
j’en ai l’habitude ; ce n’est pas nouveau. Pour vous
c’est nouveau, parce que vous avez vécu dans une atmosphère démocratique,
mais pour moi, je suis habitué à ce que les choses se passent
en-dehors de la légalité. J’ai été traité en-dehors de la légalité.
Silvia
Cattori : Quelle est, pour vous, la
chose la plus difficile ?
Youssef Nada :
Ma liberté ; je suis né homme libre et, maintenant, je ne
suis pas un homme libre. On m’a volé mes droits.
Silvia
Cattori : Et maintenant, votre téléphone
est sous contrôle ?
Youssef Nada :
Je ne m’en soucie pas parce que je ne dis rien de mal ;
mais je ne suis pas un homme libre. Si je ne suis pas un homme
libre, alors je peux m’attendre à tout ou à ce que ma liberté
me soit enlevée ; et c’est ce qui s’est produit. Je ne
suis pas un homme libre et je ne suis pas heureux sans ma liberté.
Silvia
Cattori : Qu’en est-il de votre
santé : êtes vous toujours préoccupé par des ennuis de
santé ?
Youssef Nada :
Ma main est cassée. J’ai aussi des saignements dans les yeux et
aux artères du cou, mais je ne peux pas aller chez le docteur. Je
ne peux pas consulter des spécialistes parce qu’il n’y en a
pas à Campione. J’en ai besoin, mais ils me l’ont refusé. Il
m’est interdit de sortir. Je leur ai demandé à plusieurs
reprises, par écrit, la permission, mais ils ont refusé. Même
le Tribunal fédéral de Lausanne a dit : « Les droits
de cet homme sont violés ». Et que, dès lors que la Suisse
a enquêté sur cette affaire et n’a rien trouvé, les services
suisses de l’émigration ne devaient pas m’empêcher, alors
que c’est autorisé, d’aller chez le docteur, qu’ils
devaient m’assister, insister auprès du Conseil de Sécurité
et les convaincre. Il est vrai que ce qui m’arrive n’est pas
justifié, mais la Suisse doit suivre le Conseil de Sécurité. En
dépit de tout cela, je leur ai envoyé une lettre pour leur
demander l’autorisation d’aller me faire soigner hors de
Campione ; ils ont refusé. Même après le jugement du
Tribunal. Dans un pays démocratique, on doit passer par le
Tribunal ; il n’y a aucun autre moyen.
Silvia
Cattori : Pensez-vous pouvoir
obtenir bientôt l’annulation de ces sanctions des Nations Unies
contre vous, et voir enfin votre nom sorti de cette liste qui vous
désigne comme « soutien aux terroristes » ?
Youssef Nada :
Je l’ai demandé ; ils ont refusé. Ils m’ont écrit que
ma demande était rejetée. Le pays qui m’a désigné a refusé
[les Etats-Unis ndr]. Je ne peux pas sortir de Campione.
L’Italie est mon pays, je suis Italien. Campione est une enclave
italienne en territoire suisse.
Silvia
Cattori : Vous vous sentez en prison ?
Youssef Nada :
Oui. Bien sûr. Je suis dans un « Guantanamo suisse ».
Le Tribunal a dit que, par cette action, et du fait que je suis à
Campione, cela signifie que je suis assigné à résidence. Je
suis sur la liste des prétendus « soutiens aux terroristes ».
Silvia
Cattori : Pourquoi vous y
maintiennent-ils encore ?
Youssef Nada :
Je ne le sais pas ; si vous le savez, dites le moi.
Silvia
Cattori : Qu’est-ce qui vous aide
à faire face à cette adversité ?
Youssef Nada :
Ma relation avec celui qui m’a créé. Il m’a créé et je
crois que j’irai à lui.
Silvia
Cattori : Que faire pour vous sortir
de cette situation ?
Youssef Nada :
Personne ne le peut, mis à part la justice. Jusqu’à présent,
la chose est entre les mains de la sale politique. Quand ils ont
fait irruption dans ma maison et mes bureaux, M. Roshacher a
fait une déclaration à « Swiss info ». Le jour même,
le 7 novembre 2001, M. Bush est apparu à la télévision et
il a parlé de moi. C’était ici le matin quand ils ont envahi
ma maison ; et le soir, c’est-à-dire que c’était alors
le matin à Washington, M. Bush est apparu à la télévision
pour parler de nous, (la banque et les associés) et il a dit :
« Nous allons les affamer ».
Silvia
Cattori : Si ces mensonges ont été
fabriqués par certaines agences de renseignement, et non pas par
M. Olimpio, cela reviendrait à dire que ce dernier
n’aurait été dans cette histoire, qu’une marionnette ?
Youssef Nada :
Lui et les autres sont des instruments, utilisés pour ce cas.
Comme je vous l’ai dit, je les ai oubliés ; ce n’est que
quand vous en parlez que je me souviens d’eux.
Silvia
Cattori : Depuis quand ne
pouvez-vous plus quitter Campione ?
Youssef Nada :
En fait, personne ne m’a averti qu’il m’était interdit de
sortir de Campione, jusqu’à ce que je me rende à Londres. C’était
le 10 novembre 2001, trois jours après que les policiers aient
fait irruption dans ma maison et mes bureaux. J’ai signalé au
Substitut du Procureur général de la Confédération, M. Claude
Nicati, que je partais à Londres J’étais invité par
Aljazeera. Il m’a dit : « Il n’y a
pas de restriction (il m’a donné une pièce écrite) mais
si je vous appelle, vous devez venir, autrement je vous arrêterai ».
Je suis retourné à nouveau à
Londres en 2003. Pendant 6 mois j’étais continuellement à
Aljazeera, chaque semaine vous pouviez me voir là, à l’écran,
(et ce que j’y disais était d’ailleurs traduit par le Wall
Street Journal, et par le Washington Post).
Revenant d’Aljazeera au Hilton, j’ai constaté que ma porte ne
s’ouvrait pas et je suis allé voir le concierge. Il m’a dit :
« Juste un moment M. Nada ».
Il m’a laissé environ cinq minutes, puis il m’a apporté une
autre clé en disant : « Désolé,
parfois ces cartes magnétiques ne fonctionnent pas ».
Je suis remonté au 5ème étage. Quand la porte de l’ascenseur
s’est ouverte, cinq personnes se sont précipitées :
« Scotland Yard ! » Je leur
ai demandé : « Qu’est-ce qui ne va
pas ? » L’un m’a répondu « Allons
à la chambre ». Nous sommes allés à la chambre et,
alors, il m’a dit « M. Nada, prenez
votre bagage ». Je lui ai dit : « Désolé,
je dois d’abord faire mes prières ». Il m’a rétorqué :
« Nous n’avons pas le temps ».
Je lui ai répondu : « Faites ce que
vous voulez mais je vais faire mes prières ; si vous voulez
me forcer, forcez moi, mais je dois les faire avant de partir ».
Je suis allé à la salle de bains. L’un d’entre eux a voulu
me suivre. Je lui ai dit : « Non, mais
je laisse la porte ouverte ». J’ai fait mes prières,
puis il m’a dit : « Prenez votre
bagage ». Je lui ai répondu « J’ai
l’âge d’être votre grand-père, je ne peux pas le porter.
Vous le portez si vous voulez ou vous le jetez par la fenêtre ».
Ils ont porté le bagage et l’ont descendu jusqu’en bas.
Silvia
Cattori : Vous êtes un homme très
solide !
Youssef Nada :
Je suis déjà brûlé. Que peuvent-ils faire de plus ?
Silvia
Cattori : Etes-vous en train d’écrire
votre histoire ?
Youssef Nada :
Oui, je suis très occupé. J’ai beaucoup de choses à faire ;
je dois rester en contact avec les avocats, ils ne peuvent pas
travailler seuls ; je dois leur fournir des documents. Vous
savez que, une fois le dossier clos, la loi suisse vous autorise
à consulter votre dossier et à prendre des copies. J’ai obtenu
l’autorisation d’y aller avec mon avocat, deux fois. La première
fois, nous avons copié les index ; cela faisait 40 boîtes,
avec 10 dossiers par boîte. Et, la seconde fois, j’ai emporté
copie de 2’500 pièces. J’ai tous les documents. Les avocats
viennent ici, de temps à autre.
Silvia
Cattori : Quand je songe à ce que
vous devez endurer à cause de l’attitude de mon pays, j’ai
honte...
Youssef Nada :
Non. Vous n’avez pas à avoir honte parce que, je vous le dis
franchement, le respect que j’ai pour ce pays est plus grand que
pour tout autre. Les erreurs, c’est une autre chose. Mais le
respect dont j’ai été entouré ici, par les gens ordinaires,
par le procureur, par les avocats, par les parlementaires, par les
médecins, par les journalistes, par les ouvriers, par les ingénieurs,
j’ai été entouré du plein respect de chacun et je l’éprouve
également pour eux. Après qu’ils aient fait irruption dans ma
maison, alors que je descendais la rue, trois personnes m’ont
approché en disant « Viva Signor Nada ».
Dans les médias, il est vrai, il
y a eu beaucoup de vilaines choses. Comme je vous l’ai dit, les
gens ignorants se servent de gens encore plus ignorants qu’eux.
Et c’est ce qui s’est passé avec Richard Labévière.
Lorsqu’il est allé en Egypte, il s’est appuyé sur des gens
plus ignorants que lui pour se renseigner à mon sujet. Il a pris
toutes ces informations et il en a fait un film et un livre ;
rien que des absurdités.
Pouvez-vous imaginer qu’il a écrit
cette chose-ci : que Youssef Nada avait aidé Hadj Amin
al-Husseini, le Mufti de Palestine, à s’enfuir d’Allemagne
après avoir rencontré Hitler, au travers de la Suisse, pour
gagner l’Egypte, et d’Egypte la Palestine ! J’avais 13
ans quand le Mufti s’est enfui d’Allemagne ! Richard Labévière,
quand il a écrit ces balivernes, n’a pas dit que j’avais 13
ans à cette époque. Cela a été relevé même dans Wikipedia.
Parmi d’autres absurdités ils ont aussi dit que «
Nada travaillait avec l’amiral SS Canaris en Egypte, pendant la
guerre » ! Là aussi ils avaient oublié de vérifier
ma date de naissance. Et n’avaient pas pensé que Canaris et le
Mufti n’avaient pas besoin d’un enfant de 13 ans pour les
aider.
Silvia
Cattori : Je peux me figurer à quel
point cela a été dur.
Youssef Nada :
J’ai travaillé dans 27 pays pour me trouver isolé ici dans ce
village de 1,6 kilomètre carré. Mais, grâce à Dieu, j’ai des
visiteurs qui viennent du monde entier. Je connais mes valeurs qui
me donnent la force de me tenir debout dans les mauvais jours
aussi bien que dans les bons jours. J’ai la tête haute et je la
garderai haute jusqu’à ma mort.
Silvia
Cattori : Merci de nous avoir accordé
cet entretien
(*) Voir : Vidéo
du témoignage de Youssef Nada sur le refus de l’ONU de
radier son nom de la liste noire
Entretien traduit de
l’anglais par JPH
[1]
Voir :
« Listes
noires du Conseil de sécurité des Nations Unies - Note
introductive », par Dick Marty, rapporteur, Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, 19 mars 2007.
« Dick
Marty dénonce la ’liste noire’ du terrorisme », Swissinfo.ch,
25 avril 2007.
[2]
Voir :
« Allégations
de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus
concernant des Etats membres du Conseil de l’Europe »,
Rapport de M. Dick Marty à la Commission des
questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, 12 juin 2006.
« Détentions
secrètes et transferts illégaux de détenus impliquant des Etats
membres du Conseil de l’Europe : 2e rapport »,
Rapport de M. Dick Marty à la Commission des
questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, 7 juin 2007.
[3]
Voir : « Official
site of Youssef Nada ».
[4]
Voir, notice
concernant M. Olimpio, sur le Site
officiel de Youssef Nada
Guido Olimpio, correspondant
du « Il Corriere della Sera ». En
1996, Guido Olimpio avait témoigné à Washington, auprès de la
"Task force" sur le terrorisme et les armes non
conventionnelles. Présenté comme « expert en terrorisme
international », M. Olimpio couvre les affaires du
Moyen Orient depuis les années 80. De 1999 à l’été 2003, il
était chef correspondant pour le Corriere della
Sera en Israël.
[5]
Sur Richard Labévière, auteur de « Les Etats-Unis et les
islamistes », 1999, « Les Coulisses de la terreur »,
voir notice
le concernant sur le Site officiel de Youssef
Nada.
[6]
Sylvain Besson, journaliste au quotidien suisse Le
Temps. Auteur du livre : « La conquête de
l’Occident », octobre 2005.
[7]
C’est l’article « Hamas
perde meta’ del tesoro », par Guido Olimpio, Corriere
della Sera, 20octobre 1997, qui a lancé l’accusation d’un
financement du Hamas par la banque Al Taqwa de Youssef Nada.
M. Youssef Nada a écrit
sur son site : « Cela a duré de 1997
à 2005 pour obtenir la condamnation du Tribunal criminel de Milan
contre Guido Olimpio auteur de l’article du "Corriere della
Sera", et un procès civil est en cours. Les mensonges de
l’article de Guido Olimpio ont été diffusés et répandus
partout ».
[8]
M. Youssef Nada a écrit sur son site : « Parmi
ceux qui ont participé à diffuser les mensonges, que ce soit par
envie ou par haine, en connaissance de cause ou non,
intentionnellement ou non, qu’ils aient été recrutés pour
acculer les activistes islamistes, ou motivés politiquement ou
financièrement, ou par leurs propres objectifs professionnels, ou
qu’ils aient été induits en erreur, on peut citer les noms
suivants : Richard Labéviere, Roland Jacquard, Leo Sisti,
Kevin Coogan, Paolo Fusi, Daniel Pipes Victor Comras, Sylvain
Besson, et d’autres qui seront nommés plus tard . »
Durant ces années où Israël
et les Etats-Unis menaient leur guerre contre l’Islam, on a vu
apparaitre des experts en terrorisme, des théoriciens de
l’islamophobie, tel que Daniel Pipes aux Etats-Unis. Voir
« Daniel
Pipes, expert de la haine », Réseau
Voltaire, 5 mai 2004.
[9]
Livre publié en arabe. En publication en anglais, français et
allemand.
[10]
La résolution
1267 de 1999, concerne Al-Qaïda et les Taliban. Le Conseil de
sécurité de l’ONU a inauguré la pratique des « sanctions
ciblées » contre des personnes (et non des Etats) en
octobre 1999, pour « contrecarrer le régime des talibans en
Afghanistan ».
[11]
La résolution
1373 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée après le
11 septembre 2001, met l’accent sur la lutte contre le
financement du terrorisme en introduisant une obligation générale
de gel des avoirs et des ressources économiques des personnes et
entités impliquées dans des actes de terrorisme. Le Conseil de
l’Union européenne a constitué sa propre liste au lendemain du
11 septembre 2001.
[12]
Voir : « Swiss
firm shuts down after terrorism probe », swissinfo.ch,
9 janvier 2002.
[13]
« On
se sert du terrorisme pour faire peur et pour restreindre les
libertés fondamentales », Interview de Dick F. Marty, Horizons
et débats, 28 janvier 2008.
[14]
Voir :
« VISITE
OFFICIELLE EN EGYPTE POINT DE PRESSE CONJOINT DU PRESIDENT DE LA
REPUBLIQUE, M. NICOLAS SARKOZY, ET DU PRESIDENT DE LA
REPUBLIQUE ARABE D’EGYPTE, M. HOSNI MOUBARAK - PROPOS DE M. SARKOZY »
« Interview
de M. Nicolas SARKOZY, Président de la République, accordée
au quotidien " AL AHRAM" », 1er août 2007.
[15]
Voir :
« Des
cadres des Frères musulmans devant un tribunal militaire »,
El Watan, 12 juin 2008.
« Égypte.
Condamnations prononcées contre des membres des Frères musulmans :
une justice faussée », Communiqué de presse, Amnesty
International, 15 avril 2008.
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