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Palestine - Solidarité

 

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Entretien avec Hedy Epstein

« Quelle leçon doit-on tirer de l’Holocauste ? »
Silvia Cattori


Hedy Epstein

11 janvier 2008

Hedy Epstein est une survivante de l’Holocauste, née en 1924, dont les parents ont été déportés à Auschwitz, où ils ont péri. En 2003, elle a décidé de faire un voyage en Palestine. Horrifiée par les mauvais traitements que les soldats de l’armée israélienne font subir aux peuple palestinien, elle se consacre, depuis lors, à les dénoncer.
Dans l’entretien accordé à Silvia Cattori, Hedy Epstein a affirmé pour commencer : « Je voudrais dédier cet entretien aux enfants de Gaza, dont les parents ne peuvent ni les protéger, ni les mettre en sécurité, comme mes propres parents avaient eux pu le faire, en m’envoyant en Grande Bretagne en mai 1939 par un convoi d’enfants ». (*).

Silvia Cattori : En 2004, après le traitement humiliant et déshumanisant auquel vous aviez été soumise à l’aéroport de Tel Aviv, où l’on vous avait obligée à vous dévêtir et accepter d’être « fouillée à l’intérieur » [1], vous étiez bouleversée et vous aviez déclaré : « Je ne reviendrai jamais en Israël ». Néanmoins, vous y êtes retournée depuis lors quatre fois. L’été dernier, vous y étiez à nouveau. Comment trouvez-vous la force de revenir dans ces conditions ?

Hedy Epstein : Jamais je n’avais ressenti une telle colère, qu’après ce qui m’était arrivé en janvier 2004 à l’aéroport de Tel Aviv, à moi et à l’amie qui voyageait avec moi.

Une fois dans l’avion, encore pleine de rage, j’ai écrit sur chacune des pages des magazines fournis par la compagnie : « Je suis une survivante de l’Holocauste et je ne retournerai jamais en Israël ». Parfois, j’appuyais si fort mon stylo sur les pages qu’elles se déchiraient. C’était une manière d’évacuer ma colère.

De retour chez moi, encore très en colère et traumatisée, j’ai décidé de recourir à un soutien psychologique. Cela m’a aidé à surmonter ma colère et m’a permis d’organiser un nouveau retour en Cisjordanie, à peine quelques mois plus tard, en été 2004. J’y suis retournée, depuis lors, chaque année, cinq fois au total depuis 2003. J’y suis retournée parce que c’était, à mes yeux, la juste chose à faire ; témoigner et faire savoir aux Palestiniens qu’il existe, à l’extérieur, des gens qui sont suffisamment préoccupés par leur sort, pour revenir et se tenir à leurs côtés dans leur lutte contre l’occupation israélienne.

Silvia Cattori : Comment expliquez-vous que les fonctionnaires israéliens vous aient traitée d’une façon si brutale ?

Hedy Epstein : Ils ont essayé de m’intimider, de me faire taire, espérant que je ne reviendrais plus jamais. [2] Bien qu’ils y soient très momentanément parvenus, en fin de compte ils ont échoué. Pour paraphraser le Général McArthur [3], un général américain qui disait « Je reviendrai », je suis retournée quatre fois en Palestine depuis les événements de janvier 2004 à l’aéroport de Tel Aviv ; et j’y retournerai encore. Ils n’arriveront pas à m’en empêcher. C’est ainsi que je me prépare à embarquer, dans quelques mois, sur un bateau pour Gaza [4].

Silvia Cattori : N’était-ce pas trop traumatisant pour une personne sensible comme vous de retourner en Cisjordanie et de voir les soldats israéliens humilier, détruire les vies et les propriétés des Palestiniens ?

Hedy Epstein : En tant que personne de nationalité états-unienne, [5] je suis une personne privilégiée. J’en suis très consciente et me sens mal à l’aise de me trouver dans cet habit, en particulier quand je suis en Palestine, consciente du fait que cela me permet d’aller et venir comme je le veux. Un privilège, bien sûr dénié aux Palestiniens qui ont les plus grandes difficultés à se déplacer d’un endroit à l’autre, entravés qu’ils sont par des fermetures de routes, par des check points, par un mur de prison haut de 25 pieds, par de jeunes soldats israéliens qui ont toute liberté de décider lequel d’entre eux peut passer et lequel ne le peut pas, qui peut aller à l’école, à l’hôpital, à son travail, rendre visite à sa famille et à ses amis.

J’ai vu les longues files de Palestiniens au check point de Bethléem. J’ai parlé avec un homme de 41 ans qui m’a dit qu’il travaillait trois jours par semaine, qu’il voudrait bien travailler à plein temps, mais qu’il n’y a pas de travail à Bethléem. Pour arriver à temps à son travail, il doit se lever le matin à deux heures et demie pour arriver au check point à trois heures et quart. Il est contraint d’arriver si tôt sur place parce qu’il y a foule, s’il veut prendre sa place dans la longue file. Il doit attendre avec les autres l’ouverture du check point, vers cinq heures et demie. Parfois, les soldats israéliens ne laissent passer personne.

Au cours de chacun de mes cinq séjours en Palestine, j’ai passé quelque temps à Jérusalem. J’y ai pris douloureusement conscience du fait que la taille actuelle et les présentes limites de la ville n’ont pas grand chose à voir avec ses paramètres historiques ; les implantations réservées aux seuls juifs, comme les colonies de Har Homa et Gilo, sont désignées comme des faubourgs de Jérusalem.

Jérusalem Est est hérissée de drapeaux israéliens flottant sur des maisons dont les Palestiniens ont été « déplacés », ce qui judaïse de plus en plus cette zone.

Durant mon dernier voyage, en août 2007, je n’ai eu le temps de rendre qu’une brève visite à ma chère amie palestinienne et à son mari à Ramallah. Lors de mes précédents voyages, moi-même et mes compagnes avions été leurs hôtes durant plusieurs jours, bénéficiant de leur hospitalité, cette hospitalité palestinienne si caractéristique, qui ne ressemble à aucune hospitalité que j’aie pu connaître ailleurs, où que ce soit. La femme, que j’avais connue toujours gaie, paraissait abattue, sans se plaindre toutefois, constatant simplement : « La vie est plus difficile du fait que mon mari ne travaille plus ». Lors d’une conversation que j’ai eue par la suite, alors que j’étais seule avec son époux, celui-ci m’a dit qu’il avait quitté son travail pour aller étudier à l’école. Il y avait du vrai dans ces deux constatations ; mais le commentaire de l’époux masquait manifestement sa gêne et apparaissait comme un effort pour sauvegarder sa dignité.

J’ai également rendu visite à mes amis palestiniens et leur enfant à Bethléem, chez lesquels je suis restée une nuit. La télévision, toujours allumée, a capté à un moment notre attention. On y parlait des juifs du monde entier qui émigrent en Israël. On voyait de nombreux petits drapeaux israéliens brandis pour accueillir les nouveaux « citoyens israéliens » arrivant à l’aéroport Ben Gourion, à Tel Aviv. Il y avait une grande banderole à l’arrière-plan sur laquelle était écrit, en anglais et en hébreu « Welcome Home ».

Alors que l’émission se poursuivait, nous fixions la télévision en silence. Soudain, l’un de nous, je ne me souviens plus qui, a rompu ce silence pesant en demandant, à personne en particulier : « Et qu’en est-il du retour des Palestiniens ? »

Lors de la manifestation non violente qui a lieu chaque semaine à Bi’lin, [6] alors que les gaz lacrymogènes lancés sur nous par de jeunes soldats israéliens nous étouffaient, et que nous courions tous pour y échapper, j’ai entendu un échange de mots entre deux garçons palestiniens, l’un disant à l’autre « Je ne veux pas mourir », « Moi non plus » répondit l’autre. Leur peur est restée en moi. Que va-t-il leur arriver ? Quel est leur avenir ?

Et pourtant, en dépit du caractère presque désespéré de cette situation, qui pourrait ne jamais changer, les Palestiniens se montrent étonnamment forts. Bien que l’oppression israélienne se poursuive et s’aggrave, avec de nouvelles formes d’oppression militaire, les Palestiniens ne se sont pas rendus ; ils continuent à vivre là.

C’est un peuple d’une résilience étonnante. Ils ne se rendront jamais. Les Israéliens peuvent bien en tuer un grand nombre, détruire leurs maisons, détruire leurs vies, mais ils ne pourront jamais détruire leur espoir d’une autre vie, d’une autre et meilleure façon de vivre ensemble.

Quoi que les Israéliens fassent, ils ne pourront pas enlever aux Palestiniens leur espoir et leur dignité. En dépit de toutes les inégalités, les Palestiniens gardent toujours l’espoir.

Les Israéliens ont le pouvoir ; les Palestiniens ont la dignité.

Les Israéliens possèdent les avions depuis lesquels ils jettent des bombes sur la population de Gaza, ils ont des bulldozers fabriqués ici aux Etats-Unis, pas loin de chez moi ; ils peuvent faire tout cela mais, malgré cette inégalité de puissance, les Israéliens ne pourront jamais détruire l’espoir et la dignité des Palestiniens.

Silvia Cattori : Pour les Palestiniens d’Hébron ou de Naplouse, le fait de voir une femme âgée, qui a échappé au nazis, voyager dans des conditions aussi précaires pour leur exprimer amour et solidarité, n’est-ce pas une chose très inhabituelle et touchante ?

Hedy Epstein : Je pense qu’il est important pour les Palestiniens, qui (dans leur très grande majorité, ndt) n’ont pas l’autorisation de sortir de Palestine, qui vivent sous occupation militaire israélienne dans des conditions si horribles, de savoir qu’il y a des gens de par le monde qui condamnent l’oppression israélienne et qui sont assez préoccupés de leur sort pour venir jusqu’à eux, partager leurs difficultés et leurs souffrances, fût-ce pour une très courte période.

Je suis à chaque fois impressionnée de voir que les Palestiniens savent beaucoup mieux que nous ce qui se passe dans le monde. Les gens, aux Etats-Unis, ne savent pas ce qui se passe, parce que les médias ne les informent pas correctement. Les Palestiniens que j’ai rencontrés m’ont priée, une fois retournée chez moi, de dire ce que j’avais vu et vécu en Palestine. Je me suis bien sûr engagée à le faire. C’est ainsi que je saisis chaque opportunité pour honorer cet engagement. J’ai donné des conférences dans les écoles, les universités, les églises, les organisations, et cela, aux Etats-Unis ainsi qu’en Allemagne (en allemand).

Je presse les gens d’aller en Palestine pour voir ce qui s’y passe et faire l’expérience douloureuse de ce qu’est la vie là-bas. C’est une expérience qui change la vie. Ils en reviendront différents, plus éveillés, plus sensibles et, espérons le, mis au défi de faire changer les choses.

Bien que je ne sois pas une juive religieuse (je me considère comme une humaniste laïque), je connais un peu la tradition juive qui enseigne que : « Nous n’avons le droit, ni d’abandonner l’espoir, ni d’abandonner le travail que nous avons entrepris, même si nous ne pouvons pas terminer nous-mêmes la tâche ».

Puisque la situation est si affreuse, particulièrement à Gaza, je sens que je dois continuer à être une voix morale, que je dois continuer à avoir le courage de dénoncer publiquement les crimes contre l’humanité commis par Israël, et aussi de dénoncer les fausses interprétations répandues par les médias. Israël ne pourrait pas perpétrer ses crimes contre l’humanité sans le soutien des Etats-Unis, sans que le monde le lui permette, et sans que les mass médias ne s’emploient – à de rares exceptions – à déshumaniser les Palestiniens, à répandre la peur à leur sujet, ainsi que l’ignorance et la détestation de leur culture.

D’avoir rencontré les Palestiniens, fait l’expérience de leur hospitalité, de leur chaleur, de leur dignité et même de leur humour, me donne l’obligation de faire connaître leurs voix et leurs expériences à quiconque veut bien m’écouter, d’apporter mon témoignage sur le Mur, les confiscations de terres, les démolitions de maisons, la violation des droits à l’eau, les entraves à la liberté de mouvement.

La paix à venir ne sera pas le fruit d’une attente passive, mais bien plutôt d’engagements et de luttes pour la justice. Il ne peut y avoir de paix sans justice.

Nadav Tamir, le Consul Général israélien à Boston, écrivait dans le Boston Globe en novembre 2007 : « La question n’est plus d’être pro-Palestinien ou pro-Israélien, mais une confrontation entre ceux qui préfèrent la paix et ceux qui préfèrent le sang. Il est temps de choisir son camp ».

Silvia Cattori : Vous avez mentionné plus haut votre désir de vous embarquer pour Gaza dans quelques mois [7] !?

Hedy Epstein : Oh oui, absolument. Il n’y a rien qui puisse m’arrêter. Je suis déterminée à y aller ; je vais prendre des leçons de natation, au cas où.

Le bateau « Free Gaza » n’a pas pu partir l’été dernier, pour différentes raisons. Je pense qu’il est important, pour tous ceux qui sont invités sur ce bateau, de saisir cette chance de montrer au monde ce qu’Israël est réellement en train de faire à Gaza, et d’exprimer leur intention de briser ce siège illégal.

Les médias sont tellement contrôlés – probablement, aussi par Israël – que, quel que soit le pouvoir en place aux Etats-Unis ou en Europe, ils ne diffusent jamais ce qui se passe réellement, chaque jour, sur le terrain, combien de souffrances sont causées par l’extrême oppression, ce que les gens vivent, pas seulement à Gaza mais aussi, dans une moindre mesure, en Cisjordanie. Il faut que le monde le sache, et si nous pouvons être des messagers pour que le monde sache enfin ce qui se passe, alors il est important que nous jouions ce rôle.

Silvia Cattori : Alors que la plupart des pays s’emploient à isoler les autorités du Hamas dans la bande de Gaza, à priver son peuple de l’aide humanitaire la plus essentielle, vous voulez y aller. La prise de pouvoir du Hamas à Gaza ne représente-t-elle donc pas un obstacle pour vous ?

Hedy Epstein : Non. Le Hamas a été élu démocratiquement. Il y avait là des observateurs neutres qui n’ont rien trouvé à reprocher à ces élections. Les représentants du Hamas ont été élus démocratiquement. Comme vous le savez, Israël et les Etats-Unis voulaient ces élections, mais ils en espéraient un autre résultat. Ils n’ont pas apprécié que le Hamas les remporte. C’est pour cette raison qu’ils attaquent le Hamas, qu’ils ne veulent pas le reconnaître, et qu’ils imposent une sorte de punition collective aux 1.5 million d’habitants de Gaza.

Il y a une énorme crise humanitaire. L’armée israélienne contrôle toutes les sorties vers Israël, la Jordanie et l’Egypte. En fait elle contrôle les airs, la mer et la terre.

Presque rien ne peut entrer à Gaza, et rien ne peut en sortir. Gaza est essentiellement une communauté agricole. Les paysans de Gaza, qui produisent des fleurs, des fraises et des tomates par exemple, dépensent beaucoup de temps et d’énergie à cultiver ces produits, et ils ne peuvent pas les vendre ! Ainsi, les fleurs se fanent et les fraises et les tomates pourrissent.

Le gouvernement israélien prétend qu’il n’occupe plus Gaza. Mais ce n’est pas vrai.

Silvia Cattori : Pour tous ceux qui ne savent pas, ou ne veulent pas savoir ce que le gouvernement israélien est réellement en train de faire, votre voix est de la plus grande importance. En effet, une personne comme vous, qui peut témoigner aussi bien de l’oppression nazie que de l’actuelle oppression sioniste, capable de considérer les faits avec un esprit tout à fait honnête, est extrêmement rare !

Hedy Epstein : Je ne fais pas de comparaisons entre l’oppression nazie et l’oppression sioniste ; pourtant, j’ai été accusée de le faire. Je parle des leçons apprises de l’Holocauste. Je considère mes expériences en tant que survivante de l’Holocauste comme l’influence déterminante derrière mes efforts pour promouvoir les droits humains et la justice sociale.

Pour moi « Se souvenir ne suffit pas » : c’est le titre de mon autobiographie, publiée en allemand, en 1999 en Allemagne, sous le titre « Erinnern ist nicht genug » [8]. Se souvenir doit aussi inclure une perspective présente et future.

Quelle leçon doit-on tirer de l’Holocauste ? Je sais ce que c’est que d’être opprimé. Personne ne peut tout faire, mais je sens qu’il m’incombe de faire tout ce que je puis, pour faire ce qui est juste, pour, dans ce cas, être aux côtés des Palestiniens dans leur lutte contre l’oppression israélienne, sous laquelle ils doivent vivre, et dont ils souffrent chaque jour et chaque nuit.

Pourquoi ai-je survécu ? Simplement pour rester assise ici et dire : oui, la situation est mauvaise, quelqu’un devrait s’en occuper ? Je crois fermement que chacun de nous, y compris moi, doit être ce quelqu’un qui essaye d’améliorer la situation.

Ceci ne veut pas dire que les souffrances des Palestiniens sont plus ou moins importantes que les souffrances des gens en divers autres lieux. Mais j’ai seulement, chaque jour, une quantité donnée d’énergie et de temps à ma disposition. Plutôt que de disperser ici et là mon énergie, j’ai simplement décidé de la concentrer sur la question israélo-palestinienne.

Silvia Cattori : En route pour la Palestine, vous vous êtes d’abord rendue en France pour visiter un des camps de concentration dans lesquels vos parents avaient été déportés. S’agissait-il de votre première visite ?

Hedy Epstein : Permettez-moi de préciser les choses. En 1940, le 22 octobre, tous les juifs de la région du sud-ouest de l’Allemagne, d’où je viens, furent déportés dans un camp de concentration, le Camp de Gurs, situé au pied des Pyrénées, dans ce qui était alors la France de Vichy, qui collaborait avec les Allemands. Les hommes et les femmes étaient séparés par des fils de fer barbelés. Vers fin mars 1941, mon père fut transféré au Camp les Milles, près de Marseille. En juillet 1942, ma mère fut transférée au Camp de Rivesaltes, près de Perpignan.

En septembre 1980, j’ai visité le Camp de Gurs, le camp de concentration de Dachau (mon père y est resté quatre semaines après la Nuit de Cristal, en 1938), et Auschwitz. En 1990, j’ai visité le Camp les Milles, où mon père a été détenu jusqu’à sa déportation à Auschwitz via Drancy (un camp de transit, près de Paris).

Jusqu’en août 2007, je n’avais pas été en mesure de visiter le Camp de Rivesaltes, où ma mère a été détenue pendant environ deux mois en 1942, jusqu’à sa déportation à Auschwitz, via Drancy. Et, l’été dernier, avec des amis, je suis allée visiter le Camp de Rivesaltes pour la première fois.

Dans une lettre datée du 9 août 1942, mon père m’a dit : « Demain, je vais être déporté vers une destination inconnue. Il pourrait se passer longtemps avant que tu n’aies à nouveau de mes nouvelles ». Dans une lettre datée du 1er septembre 1942, ma mère m’a dit exactement la même chose. Par la suite, j’ai reçu encore une carte postale de ma mère, datée du 4 septembre 1942, où elle écrivait : « Je voyage vers l’est et t’envoie un adieu final ». Voilà ce qu’ont été les dernières communications de mes parents.

Lorsque, en 1956, j’ai appris que mes parents avaient été envoyés au camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne, je n’ai pu que supposer qu’après avoir passé presque deux ans dans des camps de concentration en France, ils devaient être en très mauvaise condition physique, et qu’ils avaient probablement été envoyés directement à la chambre à gaz, dès leur arrivée.

Silvia Cattori : Qu’avez-vous ressenti en visitant le Camp de Rivesaltes ?

Hedy Epstein : J’ai été stupéfaite par la très grande dimension de ce camp, qui pouvait héberger 30’000 personnes, et par son état déplorable. Certaines des baraques n’existent plus ; d’autres sont en voie d’écroulement, sans toits, les murs en ruine ; et partout une végétation sauvage. La désolation partout. Des moulins à vent proches se dressaient comme des sentinelles, surveillant la mort de ce qui fut la maison d’un peuple désespéré, la maison de ma mère.

De la correspondance avec ma mère à l’époque où elle était dans ce camp, je connaissais les deux baraques dans lesquelles elle avait été logée. Une d’entre elles, je ne l’ai pas trouvée ; elle n’existe probablement plus. La seconde, la baraque numéro 21, je l’ai trouvée.

L’entrée des baraques est surélevée, rendant l’accès difficile. Mais, comme pour m’inviter à pénétrer dans la baraque numéro 21, une planche de bois s’inclinait sur l’entrée. Avec l’aide de mes amies je suis parvenue à garder l’équilibre alors que je m’avançais à l’intérieur, sur la pointe des pieds, comme une danseuse de ballet. J’ai touché les murs là où, peut-être, ma mère pourrait les avoir touchés. J’ai ramassé quelques débris pour les emporter chez moi ; j’ai essayé d’imaginer ce que cela avait été pour ma mère. Puis je suis sortie de la baraque par l’entrée opposée, en sautant au-dehors dans une dense végétation, stoppée par des épineux qui me retenaient sur place. Une de mes amies fit cette remarque poignante : « Le bâtiment ne veut pas te laisser partir ».

Silvia Cattori : La visite du Camp de Rivesaltes vous a-t-elle fait du bien, en vous rapprochant de l’âme de votre chère mère ?

Hedy Epstein : Alors que j’étais là-bas, je me suis senti très proche de ma mère ! J’imaginais comment elle se déplaçait dans le camp, ce que cela était pour elle. Elle a vécu là de juillet à septembre 1942, une période où il fait très chaud. Je me suis rappelé que ma mère souffrait de la chaleur de l’été lorsque nous vivions encore ensemble à Kippenheim. Il faisait très chaud quand j’ai visité ce camp l’été passé. Et, comme souvent dans ma vie, cela m’a rappelé quel « privilège immérité » est la vie que je mène.

C’est grâce au grand amour désintéressé de mes parents, que j’ai échappé à ce qu’ils ont eu à endurer. En m’envoyant en Grande Bretagne, par un convoi d’enfants en mai 1939, mes parents m’ont littéralement donné la vie une seconde fois.

Silvia Cattori : C’était une visite extrêmement émouvante, n’est pas ? Un retour à une très triste période de votre vie, coupée de vos parents !

Hedy Epstein : Avant que je ne quitte l’Allemagne pour la Grande Bretagne par ce transport d’enfants, mes parents m’ont fait beaucoup de recommandations, d’être bonne, d’être honnête, cela se terminant toujours par : « Nous nous reverrons bientôt ». Je le croyais que nous nous reverrions bientôt. Si mes parents y croyaient, je ne le saurai jamais. Mes parents et moi avons correspondu directement jusqu’à ce que la Grande Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939. Dès lors, il nous fut impossible de correspondre directement. Nous ne pouvions plus échanger que des messages de 25 mots par l’intermédiaire de la Croix Rouge.

Après que mes parents aient été envoyés dans les camps de la France de Vichy, nous avons pu à nouveau correspondre directement. Toutefois, mes parents n’étaient autorisés à écrire chaque semaine qu’une page par personne. Moi, je pouvais écrire autant que je le voulais. Mes parents ne m’ont jamais rien dit des horribles conditions dans lesquelles ils étaient contraints à « vivre ». Je n’en ai entendu parler qu’après la fin de la guerre.

Quand je repense à cette époque où j’étais en Grande Bretagne, je me revois comme une petite fille très triste ; je ne me permettais pas d’affronter réellement mes sentiments et mes peurs. Comme je vous l’ai dit, chacun de mes parents m’avaient écrit, avant leur déportation finale (à Auschwitz) : « Il se passera probablement longtemps avant que tu n’aies à nouveau de mes nouvelles ».

Longtemps, combien cela dure-t-il ? Une semaine, un mois, une année, dix ans ! Comme je voulais tellement me voir à nouveau réunie avec mes parents, je continuais à me dire : « Longtemps n’est pas encore passé, je dois encore attendre un peu ». J’étais en plein déni. Je n’arrivais pas à accepter l’inéluctable, la mort de mes parents. Je jouais avec moi-même un jeu psychologique, c’était pour moi une façon de survivre, un mécanisme d’auto-préservation.

Ce ne fut qu’en septembre 1980, quand j’ai visité Auschwitz et me suis trouvée sur le lieu appelé "Die Rampe" (la rampe), où les wagons à bestiaux arrivaient dans les années 1940, où l’on forçait les gens à descendre et où le Dr. Mengele et ses acolytes faisaient la sélection entre ceux qui allaient vivre et ceux qui allaient mourir (dans les chambres à gaz), que je me suis trouvée en mesure d’accepter le fait que mes parents et d’autres membres de ma famille n’avaient pas survécu. Cela fait beaucoup de temps à être restée dans le déni. Peut-être que le déni remplaçait le processus normal de deuil.

Silvia Cattori : Merci pour cet émouvant entretien

(*) http://www.kindertransport.org/history.html

Traduit de l’anglais par JPH

Version anglaise : http://www.palestinechronicle.com/story-011308150334.htm

[1] Sur les abus commis sur Hedy Epstein par les agents de sécurité israéliens, voir : http://www.jkcook.net/Articles2/0165.htm http://www.silviacattori.net/article107.html

[2] On ne peut se rendre en Palestine occupée (Cisjordanie et Gaza) qu’en passant pas les frontières israéliennes ou par le passage de Rafah via l’Egypte, sur lequel Israël garde également un strict contrôle.

[3] Douglas MacArthur : général étasunien qui a reçu la médaille d’Honneur ainsi que le Commandement Suprême des forces alliées dans le Sud-Ouest du Pacifique durant la Seconde guerre mondiale.

[4] http://www.voltairenet.org/article148842.html#article148842 http://www.voltairenet.org/article150754.html

[5] Hedy Epstein a émigré aux Etats-Unis en 1948. Elle vit actuellement à St. Louis –Missouri.

[6] Les villageois de B’ilin luttent, les mains nues, face à une armée d’occupation qui utilise des armes de guerre contre eux pour assurer la construction du mur et l’annexion de leurs terres.

[7] Depuis plus d’une année, des gens qui souffrent pour le sort imposé par l’Occident à Gaza, cherchent à surmonter, aux prix d’efforts immenses, les multiples difficultés qui entravent le projet visant à embarquer, avec des personnalités à bord, en direction de Gaza encerclée par l’armée israélienne. Les obstacles sont d’autant plus grands qu’il y a, comme à chaque fois que des initiatives sincères et individuelles sont prises, des intervenants qui agissent de façon à brouiller les cartes. Leur but : contenir toute action ou groupe qui échappe à leur contrôle. Si ce bateau parvient à prendre la mer, comme ses ardents organisateurs, le souhaitent, à mi-juin 2008, ce sera un véritable exploit. Ceci pour dire que ce projet, dérange Israël, qui craint les effets négatifs de sa médiatisation. Mais il dérange aussi les associations traditionnelles, appelées, « camp de la paix », dont les positions ambiguës n’apportent pas vraiment la justice aux Palestiniens.

[8] http://www.unrast-verlag.de/unrast,2,18,5.html



Source : Silvia Cattori
http://www.silviacattori.net/


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